Forum ouvrier

3 mars 2020

Les travailleurs industriels du Québec prennent la parole

Les grutiers et leurs alliés continent la lutte contre l'affaiblissement de la formation pour le métier de grutier

Les préoccupations des travailleurs d'ABI dans les conditions du redémarrage de l'aluminerie - Entrevue avec Éric Drolet, président de la section locale 9700 du Syndicat des Métallos


Les travailleurs industriels du Québec prennent la parole

Les grutiers et leurs alliés continent la lutte
contre l'affaiblissement de la formation
pour le métier de grutier


Les grutiers manifestent devant les bureaux de la CNESST à Montréal, le 5 mai 2018, pour réclamer l'abrogation des changements à la réglementation sur leur formation.

Près de deux ans après que le gouvernement du Québec et la Commission de la construction du Québec (CCQ) aient grandement affaibli la réglementation qui gouverne la formation des grutiers, qui font l'un des métiers les plus dangereux de toute l'industrie de la construction, les grutiers du Québec continuent de rejeter cette réglementation et de défendre leur formation établie au fil des années.[1]

C'est en avril 2018 que le gouvernement du Parti libéral a aboli le caractère obligatoire du Diplôme d'études professionnelles (DEP), sans le consentement ou la contribution des grutiers, des syndicats de la construction ou des enseignants qui donnent la formation professionnelle. Le DEP menant au métier de grutier comprend 870 heures de formation pratique dans une institution d'enseignement professionnel. Le décret du gouvernement a rendu ce diplôme facultatif. Il a instauré un programme de formation en entreprise de seulement 150 heures, qui est fourni et géré par les entreprises de la construction. Le gouvernement et la CCQ ont aussi remplacé l'enseignement et le diplôme professionnel par un cours de 80 heures pour les camions-flèches d'une capacité maximale de 30 tonnes. C'est justement ce type de grues qui verse le plus et qui cause le plus de dommages. Établi en 1997, le DEP a joué un rôle direct dans la diminution de 66% du nombre des décès au Québec liés à l'utilisation de grues.



Les grutiers et leurs alliés s'opposent aussi au fait que l'actuel gouvernement de la Coalition Avenir Québec a mandaté la CCQ de mettre en oeuvre les recommandations du comité d'experts qu'il a mis sur pied en septembre 2018 dans le feu de la lutte des grutiers. Bien que le comité d'experts a considéré dans son rapport émis en mars 2019 que l'opération d'une grue est l'une des opérations les plus dangereuses qui existent dans l'industrie et que la formation obligatoire demeure la formation de référence, il a recommandé qu'elle devienne facultative, a proposé comme alternative une période de trois semaines de formation initiale en maison d'éducation suivie de la formation en entreprise fournie par les employeurs. Ces recommandations sont inacceptables et sont en complète opposition à ce que les travailleurs ont dit lors des audiences tenues en 2018 par le comité d'experts.

Deux ans plus tard, les grutiers demandent toujours que la nouvelle réglementation, maintenant modifiée dans les recommandations du Comité d'experts, soit retirée et que la formation professionnelle obligatoire des grutiers soit maintenue.

Ils continuent de faire des représentations auprès du gouvernement, notamment auprès du ministre du Travail, pour qu'il maintienne le caractère obligatoire de la formation professionnelle. Ils ont obtenu l'appui de plusieurs syndicats, notamment de bon nombre de sections locales de la FTQ-Construction et du syndicat des enseignants qui donnent les cours menant au DEP. Les grutiers rapportent qu'ils vont aussi rencontrer les associations patronales de la construction pour leur demander leur appui au maintien du caractère obligatoire de la formation professionnelle. Ils rapportent que des associations patronales leur ont donné cet appui, ne voulant pas que la sécurité soit réduite sur les chantiers et que les décès reviennent au niveau où ils étaient.

Surtout, les grutiers mènent une enquête de tous les instants sur ce qui se passe sur les chantiers et là où des grues sont opérées. Ils rapportent que depuis le mois de juin 2019, au moins cinq accidents se sont produits au Québec impliquant l'utilisation de grues, dans lesquels l'opérateur n'avait pas suivi de formation professionnelle et où l'accident était dû à des erreurs commises par l'opérateur par manque de formation. Les grutiers interviennent pour que l'enquête qui se fait sur les accidents soit faite de façon professionnelle par les inspecteurs de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) de façon à identifier les causes réelles de l'accident. La CNESST a admis récemment qu'il y a une recrudescence d'accidents impliquant la conduite de grues et les grutiers demandent instamment à la CNESST de prendre des mesures pour défendre et rétablir la formation des grutiers. Et on parle ici d'accidents déclarés, et non des accidents qui ne sont pas déclarés quand ils ne causent pas de blessures ou de pertes de temps de travail ou qu'ils sont simplement masqués par des pressions pour faire taire les travailleurs.


Un camion-flèche renversé, en novembre 2018

Pendant ce temps, la CCQ et le gouvernement poursuivent leur travail au service des grandes entreprises de la construction, contre la formation et la sécurité des travailleurs de la construction et contre des syndicats combatifs comme l'Union des opérateurs grutiers, au nom de la lutte à la soi-disant pénurie de main-d'oeuvre et de l'ouverture d'un plus grand accès aux métiers de la construction. Les travailleurs de la construction ont démontré a maintes reprises qu'on ne peut pas parler de pénurie de main-d'oeuvre alors que, bon an mal an, environ 18 % des travailleurs et des salariés de la construction quittent le métier à chaque année. Ce n'est pas une pénurie de main-d'oeuvre à laquelle fait face l'industrie de la construction, mais une pénurie de la capacité de rétention de la main-d'oeuvre, notamment à cause du caractère de plus en plus non sécuritaire des conditions de travail. En ce qui concerne l'ouverture des métiers à un plus grand nombre de travailleurs de la construction, les grutiers et les travailleurs de la construction font valoir que cela requiert que la formation des travailleurs soit maintenue et renforcée et non affaiblie et laissée dans les mains des entreprises.

Le gouvernement et la CCQ organisent les chantiers de construction pour qu'ils soient complètement dominés par des intérêts privés étroits préoccupés uniquement par leurs propres profits, tandis que les travailleurs sont laissés à eux-mêmes, sans des collectifs forts pour parler en leur nom, se défendre et exercer un contrôle sur leurs conditions de formation et de travail. Le gouvernement et la CCQ doivent rendre des comptes de leurs actions qui mettent en danger la sécurité des travailleurs et du public et la CNEEST doit remplir son mandat qui est de protéger la santé et la sécurité des travailleurs comme une question de principe sans laquelle la production ne peut pas prendre place.

Forum ouvrier salue la lutte résolue des grutiers et des travailleurs de la construction à la défense de leur santé-sécurité et de la santé et sécurité du public et lance l'appel à tous les travailleurs de les appuyer.

Note

1.  Pour plus d'information sur la lutte des grutiers, lire:
« Tous avec les grutiers et les travailleurs de la construction luttant pour leurs droits et les droits de tous!  » - Pierre Chénier, Forum ouvrier, 19 juin 2018.

Haut de page


Les préoccupations des travailleurs d'ABI dans les conditions du redémarrage de l'aluminerie

Marche de solidarité de plus de 5 000 personnes avec les travailleurs en lockout d'ABI,
à Trois-Rivières, le 25 mai 2019

Les travailleurs de l'aluminerie ABI de Bécancour ont ratifié leur convention collective le 2 juillet 2019, après 18 mois d'une lutte intense contre le lockout d'Alcoa/Rio Tinto.[1]  Par la lutte qu'ils ont menée, les travailleurs d'ABI ont inspiré les travailleurs du Québec, du Canada et de nombreux pays. Ils ont trouvé les façons de lutter contre le diktat du cartel Alcoa/Rio Tinto visant à imposer des concessions et contre son refus de négocier, et contre le rôle honteux du gouvernement du Québec en tant qu'allié et représentant de ce cartel mondial contre les intérêts collectifs des travailleurs, du Québec et de ses ressources naturelles. Forum ouvrier souhaite tout le succès possible aux travailleurs d'ABI dans leur lutte à la défense de leurs droits et de leur dignité alors qu'ils sont maintenant de retour au travail. Forum ouvrier s'est entretenu récemment avec Éric Drolet, le président de la section locale 9700 du Syndicat des Métallos, sur la situation à laquelle les travailleurs font face dans le contexte du redémarrage de l'aluminerie.

Forum ouvrier : Est-ce que tous les travailleurs d'ABI sont de retour au travail maintenant et comment caractérises-tu la situation à laquelle ils font face ?

Éric Drolet : Depuis la mi-janvier, 100 % de nos travailleurs qui étaient encore sur les listes de rappel sont rentrés au travail. Depuis le 11 janvier 2018, nous avons eu tout près de 200 retraites ou démissions, qui s'ajoutent aux coupures de postes qu'il y a eu. Donc, présentement, ABI embauche massivement pour essayer de combler ce retard-là, pour essayer de passer à travers l'été. La première cohorte d'environ 20 à 30 nouveaux travailleurs sont rentrés le 13 janvier. Nous en avons eu une autre le 3 février, et il y en a eu une nouvelle à partir du 17 février.

L'employeur nous a confirmé à maintes reprises que pour réussir à combler le besoin normal de main-d'oeuvre pour faire fonctionner l'usine, le nombre total de travailleurs doit être d'environ 975. Par contre, auparavant, nous avions tout près de 876 postes réguliers et le reste des travailleurs étaient des occasionnels. Présentement, nous en sommes à 796 postes réguliers, et les autres, soit près de 200, seront des occasionnels.

Dans une aluminerie, on a besoin d'un seuil minimum pour faire fonctionner l'usine. Notre seuil à l'aluminerie, compte tenu de la grosseur de l'usine, se situe toujours autour de 950 et plus.

En ce qui concerne le redémarrage des cuves, nous avons trois séries de 240 cuves, pour un total de 720. Nous avons redémarré les deux premières séries et nous en sommes rendus à environ 50 de redémarrées dans la 3e série. Au bout de la ligne, quand nous aurons redémarré toutes les cuves qui peuvent être redémarrées, parce qu'il y en a qui sont peut-être trop endommagées ou qui sont en fin de vie, il y aura environ entre 150 et 200 cuves qui devront être remplacées par de nouvelles cuves.


Les travailleurs d'ABI ratifient la convention collective lors d'une assemblée générale des membres, le 2 juillet 2019, et rentrent au travail la tête haute (Métallos)

FO : Comment la coupure de travailleurs réguliers affecte-t-elle la production ?

ED : Cela l'affecte de façon indirecte. Ce que la coupure a amené, conjointement avec les départs à la retraite, c'est un réaménagement des postes. Cela a causé tout près de 400 transferts de postes directs. Ce sont des gens qui ont changé de poste, ou dont le poste a été modifié. Autrement dit, la définition de tâche a été modifiée, soit par une nouvelle organisation de travail ou alors à cause du départ à la retraite, qui a produit un effet de cascade. Quand une personne a pris sa retraite, c'est quelqu'un par exemple hors du département qui vient la remplacer, par affichage, et cette personne doit, elle aussi, être remplacée, etc. Au bout de la ligne, il y a environ 400 personnes qui ont changé de poste et ont changé de tâche.

Il faut former ces gens-là dans leurs nouvelles tâches, et il y a beaucoup de descriptions de tâche qui ont été changées. En plus de cela, il va falloir former tout près de 200 nouveaux travailleurs dans ce contexte-là. C'est une tâche colossale. Dans le contexte du redémarrage de l'usine, nous nous trouvons devant des trous dans notre structure partout, où il y avait des gens compétents de longue date, qui ont pris leur retraite. Ils sont remplacés par des gens qui ont une certaine compétence, mais on ne peut pas remplacer un travailleur de 33 ans de service par un travailleur de cinq ans de service et avoir la certitude qu'on va obtenir le même rendement. En plus, on a environ 100 travailleurs qui vont être admissibles à leur retraite dans la prochaine année. Cela va amener une pression supplémentaire.

La pression est forte en ce qui concerne la formation. Par exemple, parmi les gens qui vont être déplacés, il y en a peut-être qui vont être déplacés d'une tâche qui demande 48 heures de formation vers une tâche qui demande 4-5-6 mois avant d'être formé sur tous les aspects de l'emploi. C'est le cas en fonderie par exemple, où quand on parle de la coulée de métal, pour passer à travers toutes les étapes de la formation, on peut même calculer un an pour que quelqu'un maîtrise toutes les tâches.

Pour nous, tout ça est un défi énorme, et au moment où je te parle, bien qu'on ait présenté les défis à relever à l'employeur, je dois dire que nous avons peu ou pas d'écoute et que l'employeur se montre lent à réagir.

Nous devons garder le cap sur la santé et la sécurité dans le redémarrage. Nous avons des difficultés là-dessus avec l'employeur, non pas que l'employeur n'est pas préoccupé de la santé/sécurité mais il a coupé dans les heures de formation. Nous avons des questionnements par rapport à où les heures ont été coupées, pour ne pas en arriver avec des gens qui ne sont pas suffisamment formés, ce qui peut causer des problèmes de santé/sécurité. En moyenne, les heures de formation ont été coupées d'environ 30 à 50 %, selon le secteur.

Pour nous, la santé/sécurité a toujours occupé la première place et nous n'avons pas le choix dans une industrie comme la nôtre. Nous avons toujours dit que nous voulons former des retraités en santé et que lorsqu'on passe le tourniquet après notre quart de travail, on le fait avec tous les membres de notre corps.

En ce qui concerne les nouvelles organisations de travail, elles sont beaucoup plus axées sur le droit de gestion de l'employeur qu'auparavant. C'est un point qui a toujours été important pour la section locale 9700 du Syndicat des Métallos, que les organisations de travail étaient négociées et faisaient partie de façon intégrante de notre convention collective. Maintenant, elles ne sont plus négociées, elles ne font plus partie de la convention collective, elles font partie du droit de gestion. La responsabilité de l'employeur se limite maintenant à nous aviser 60 jours à l'avance des changements qu'il veut apporter. Nous avons un droit de représentation minimale qui est d'émettre nos commentaires et les modifications qu'on voudrait faire mais l'employeur n'est pas tenu d'en tenir compte. C'est un énorme changement et cela nous préoccupe beaucoup. Les nouvelles organisations de travail peuvent comprendre à peu près tout, les horaires de travail, les tâches de travail, et elles sont laissées à la discrétion de l'employeur. Nous ne connaissons pas encore l'impact que tout cela va avoir parce qu'en situation de redémarrage, les nouvelles organisations de travail qui sont décidées ne sont pas encore mises en application.

En ce qui concerne les occasionnels, nous sommes en situation d'apprentissage. Auparavant, un occasionnel faisait tout le temps ses heures. Il avait son horaire fixé d'avance, il le suivait, il connaissait son horaire d'avance, il avait son calendrier de vacances, il suivait une équipe. Pour les plus vieux qui vont être des occasionnels, cela va probablement suivre le même procédé. Le travailleur devrait rester sur une même tâche comme c'était le cas auparavant. Mais pour les autres, avec le nouveau système qui a été mis en place, on n'est pas certain. Vont-ils se retrouver sur un, deux ou même trois secteurs différents, traités un peu comme des bouche-trous comme on dit ? Vont-ils faire toutes leurs heures ? Ce n'est pas clair.

FO : Veux-tu ajouter quelque chose en conclusion ?

ED : Nous avons plusieurs questionnements. Nous voulons que dans 35 ans, on parle encore d'ABI, que ça ne soit pas un terrain vague. Il nous semble que les propriétaires sont plus intéressés à observer, implanter, refaire les méthodes de travail qu'à faire le redémarrage. Il faut faire le processus de redémarrage dans son entier. Cela ne veut pas dire uniquement les cuves, mais établir la confiance entre les parties, patronale et syndicale, sur la base du respect envers les deux parties, pas juste envers l'employeur. Nous sommes préoccupés par les formations, le nombre qu'on a à donner versus notre capacité à les donner et le temps qu'on a pour le faire, et le fait que le plan de formation a changé.

C'est à peu près là que nous en sommes.

Note

1. Pour lire sur la signification de la lutte des travailleurs d'ABI, lire:
« Les travailleurs d'ABI rentrent au travail la tête haute,  » Forum ouvrier, 18 juillet 2019.

Haut de page


(Pour voir les articles individuellement, cliquer sur le titre de l'article.)

PDF

NUMÉROS PRÉCÉDENTS | ACCUEIL

Site web:  www.pccml.ca   Email:  forumouvrier@cpcml.ca