Les préoccupations des travailleurs d'ABI dans les conditions du redémarrage de l'aluminerie

Marche de solidarité de plus de 5 000 personnes avec les travailleurs en lockout d'ABI,
à Trois-Rivières, le 25 mai 2019

Les travailleurs de l'aluminerie ABI de Bécancour ont ratifié leur convention collective le 2 juillet 2019, après 18 mois d'une lutte intense contre le lockout d'Alcoa/Rio Tinto.[1]  Par la lutte qu'ils ont menée, les travailleurs d'ABI ont inspiré les travailleurs du Québec, du Canada et de nombreux pays. Ils ont trouvé les façons de lutter contre le diktat du cartel Alcoa/Rio Tinto visant à imposer des concessions et contre son refus de négocier, et contre le rôle honteux du gouvernement du Québec en tant qu'allié et représentant de ce cartel mondial contre les intérêts collectifs des travailleurs, du Québec et de ses ressources naturelles. Forum ouvrier souhaite tout le succès possible aux travailleurs d'ABI dans leur lutte à la défense de leurs droits et de leur dignité alors qu'ils sont maintenant de retour au travail. Forum ouvrier s'est entretenu récemment avec Éric Drolet, le président de la section locale 9700 du Syndicat des Métallos, sur la situation à laquelle les travailleurs font face dans le contexte du redémarrage de l'aluminerie.

Forum ouvrier : Est-ce que tous les travailleurs d'ABI sont de retour au travail maintenant et comment caractérises-tu la situation à laquelle ils font face ?

Éric Drolet : Depuis la mi-janvier, 100 % de nos travailleurs qui étaient encore sur les listes de rappel sont rentrés au travail. Depuis le 11 janvier 2018, nous avons eu tout près de 200 retraites ou démissions, qui s'ajoutent aux coupures de postes qu'il y a eu. Donc, présentement, ABI embauche massivement pour essayer de combler ce retard-là, pour essayer de passer à travers l'été. La première cohorte d'environ 20 à 30 nouveaux travailleurs sont rentrés le 13 janvier. Nous en avons eu une autre le 3 février, et il y en a eu une nouvelle à partir du 17 février.

L'employeur nous a confirmé à maintes reprises que pour réussir à combler le besoin normal de main-d'oeuvre pour faire fonctionner l'usine, le nombre total de travailleurs doit être d'environ 975. Par contre, auparavant, nous avions tout près de 876 postes réguliers et le reste des travailleurs étaient des occasionnels. Présentement, nous en sommes à 796 postes réguliers, et les autres, soit près de 200, seront des occasionnels.

Dans une aluminerie, on a besoin d'un seuil minimum pour faire fonctionner l'usine. Notre seuil à l'aluminerie, compte tenu de la grosseur de l'usine, se situe toujours autour de 950 et plus.

En ce qui concerne le redémarrage des cuves, nous avons trois séries de 240 cuves, pour un total de 720. Nous avons redémarré les deux premières séries et nous en sommes rendus à environ 50 de redémarrées dans la 3e série. Au bout de la ligne, quand nous aurons redémarré toutes les cuves qui peuvent être redémarrées, parce qu'il y en a qui sont peut-être trop endommagées ou qui sont en fin de vie, il y aura environ entre 150 et 200 cuves qui devront être remplacées par de nouvelles cuves.


Les travailleurs d'ABI ratifient la convention collective lors d'une assemblée générale des membres, le 2 juillet 2019, et rentrent au travail la tête haute (Métallos)

FO : Comment la coupure de travailleurs réguliers affecte-t-elle la production ?

ED : Cela l'affecte de façon indirecte. Ce que la coupure a amené, conjointement avec les départs à la retraite, c'est un réaménagement des postes. Cela a causé tout près de 400 transferts de postes directs. Ce sont des gens qui ont changé de poste, ou dont le poste a été modifié. Autrement dit, la définition de tâche a été modifiée, soit par une nouvelle organisation de travail ou alors à cause du départ à la retraite, qui a produit un effet de cascade. Quand une personne a pris sa retraite, c'est quelqu'un par exemple hors du département qui vient la remplacer, par affichage, et cette personne doit, elle aussi, être remplacée, etc. Au bout de la ligne, il y a environ 400 personnes qui ont changé de poste et ont changé de tâche.

Il faut former ces gens-là dans leurs nouvelles tâches, et il y a beaucoup de descriptions de tâche qui ont été changées. En plus de cela, il va falloir former tout près de 200 nouveaux travailleurs dans ce contexte-là. C'est une tâche colossale. Dans le contexte du redémarrage de l'usine, nous nous trouvons devant des trous dans notre structure partout, où il y avait des gens compétents de longue date, qui ont pris leur retraite. Ils sont remplacés par des gens qui ont une certaine compétence, mais on ne peut pas remplacer un travailleur de 33 ans de service par un travailleur de cinq ans de service et avoir la certitude qu'on va obtenir le même rendement. En plus, on a environ 100 travailleurs qui vont être admissibles à leur retraite dans la prochaine année. Cela va amener une pression supplémentaire.

La pression est forte en ce qui concerne la formation. Par exemple, parmi les gens qui vont être déplacés, il y en a peut-être qui vont être déplacés d'une tâche qui demande 48 heures de formation vers une tâche qui demande 4-5-6 mois avant d'être formé sur tous les aspects de l'emploi. C'est le cas en fonderie par exemple, où quand on parle de la coulée de métal, pour passer à travers toutes les étapes de la formation, on peut même calculer un an pour que quelqu'un maîtrise toutes les tâches.

Pour nous, tout ça est un défi énorme, et au moment où je te parle, bien qu'on ait présenté les défis à relever à l'employeur, je dois dire que nous avons peu ou pas d'écoute et que l'employeur se montre lent à réagir.

Nous devons garder le cap sur la santé et la sécurité dans le redémarrage. Nous avons des difficultés là-dessus avec l'employeur, non pas que l'employeur n'est pas préoccupé de la santé/sécurité mais il a coupé dans les heures de formation. Nous avons des questionnements par rapport à où les heures ont été coupées, pour ne pas en arriver avec des gens qui ne sont pas suffisamment formés, ce qui peut causer des problèmes de santé/sécurité. En moyenne, les heures de formation ont été coupées d'environ 30 à 50 %, selon le secteur.

Pour nous, la santé/sécurité a toujours occupé la première place et nous n'avons pas le choix dans une industrie comme la nôtre. Nous avons toujours dit que nous voulons former des retraités en santé et que lorsqu'on passe le tourniquet après notre quart de travail, on le fait avec tous les membres de notre corps.

En ce qui concerne les nouvelles organisations de travail, elles sont beaucoup plus axées sur le droit de gestion de l'employeur qu'auparavant. C'est un point qui a toujours été important pour la section locale 9700 du Syndicat des Métallos, que les organisations de travail étaient négociées et faisaient partie de façon intégrante de notre convention collective. Maintenant, elles ne sont plus négociées, elles ne font plus partie de la convention collective, elles font partie du droit de gestion. La responsabilité de l'employeur se limite maintenant à nous aviser 60 jours à l'avance des changements qu'il veut apporter. Nous avons un droit de représentation minimale qui est d'émettre nos commentaires et les modifications qu'on voudrait faire mais l'employeur n'est pas tenu d'en tenir compte. C'est un énorme changement et cela nous préoccupe beaucoup. Les nouvelles organisations de travail peuvent comprendre à peu près tout, les horaires de travail, les tâches de travail, et elles sont laissées à la discrétion de l'employeur. Nous ne connaissons pas encore l'impact que tout cela va avoir parce qu'en situation de redémarrage, les nouvelles organisations de travail qui sont décidées ne sont pas encore mises en application.

En ce qui concerne les occasionnels, nous sommes en situation d'apprentissage. Auparavant, un occasionnel faisait tout le temps ses heures. Il avait son horaire fixé d'avance, il le suivait, il connaissait son horaire d'avance, il avait son calendrier de vacances, il suivait une équipe. Pour les plus vieux qui vont être des occasionnels, cela va probablement suivre le même procédé. Le travailleur devrait rester sur une même tâche comme c'était le cas auparavant. Mais pour les autres, avec le nouveau système qui a été mis en place, on n'est pas certain. Vont-ils se retrouver sur un, deux ou même trois secteurs différents, traités un peu comme des bouche-trous comme on dit ? Vont-ils faire toutes leurs heures ? Ce n'est pas clair.

FO : Veux-tu ajouter quelque chose en conclusion ?

ED : Nous avons plusieurs questionnements. Nous voulons que dans 35 ans, on parle encore d'ABI, que ça ne soit pas un terrain vague. Il nous semble que les propriétaires sont plus intéressés à observer, implanter, refaire les méthodes de travail qu'à faire le redémarrage. Il faut faire le processus de redémarrage dans son entier. Cela ne veut pas dire uniquement les cuves, mais établir la confiance entre les parties, patronale et syndicale, sur la base du respect envers les deux parties, pas juste envers l'employeur. Nous sommes préoccupés par les formations, le nombre qu'on a à donner versus notre capacité à les donner et le temps qu'on a pour le faire, et le fait que le plan de formation a changé.

C'est à peu près là que nous en sommes.

Note

1. Pour lire sur la signification de la lutte des travailleurs d'ABI, lire:
« Les travailleurs d'ABI rentrent au travail la tête haute,  » Forum ouvrier, 18 juillet 2019.


Cet article est paru dans

Numéro 9 - 3 mars 2020

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