Le privilège de créer de l'argent privé

Les autorités de l'État considèrent l'impression de billets de banque neufs pour un usage privé comme un crime grave appelé contrefaçon. Cependant, la création de nouvel argent par d'autres moyens pour l'enrichissement privé des banques à charte est louangée et sanctionnée par l'État. Les autorités canadiennes ont accordé à un petit groupe de privilégiés et à leurs entreprises financières, appelées banques à charte, le droit de créer de l'argent pour leur usage et leurs avantages privés. Le privilège organisé par l'État de créer du nouvel argent sous contrôle privé a considérablement contribué à renforcer l'oligarchie financière, à resserrer son emprise et son contrôle sur l'économie, et à concentrer la richesse et le pouvoir en moins de mains.

Une fois que l'État les autorise à créer de l'argent, les banques à charte privées peuvent accroître leur propriété de l'argent légal sans que leurs travailleurs produisent quoi que ce soit. La quantité d'argent qu'ils peuvent créer pour leur usage privé n'est limitée que par de vagues lignes directrices de la Loi sur les banques, leur propre évaluation de la solvabilité de l'emprunteur et le risque qu'elles sont disposées à prendre en fonction de l'argent ou de fonds qu'elles contrôlent déjà.

Depuis le début du régime néolibéral et de l'offensive antisociale dans les années 1990, qui s'est accompagné de déréglementations pour les grandes entreprises, l'obligation légale des banques à charte de détenir en réserve par rapport au total des prêts en cours  une certaine quantité de leurs propres liquidités ou d'argent que des personnes ou des entreprises ont déposés dans les comptes de leur banques a été abolie.

La création de nouvel argent est une nécessité constante de l'économie moderne de grande production industrielle, où la capacité des travailleurs à produire une nouvelle valeur est énorme. La question est que la création de nouvel argent par le financement, basé sur la perspective que les travailleurs produisent de la valeur ajoutée, devrait être la responsabilité sociale d'une autorité publique redevable au peuple. Ça ne doit pas être un moyen d'enrichir quelques privilégiés. L'attribution par l'État de chartes privées pour permettre à une faction de l'élite de s'enrichir devrait être une pratique illégale  et condamnée comme de la corruption de la pire espèce. Les six grandes banques à charte au Canada sont de loin les plus gros prêteurs au pays et les créateurs de la plus grande quantité de nouvel argent privé. Elles créent plus de nouvel argent que la Banque du Canada.[1]

Si une personne ou une entreprise veut emprunter 5 millions de dollars à une personne ou à une entreprise autre qu'une banque à charte, la personne ou l'entreprise qui prête doit posséder le montant requis. Les 5 millions de dollars en possession du prêteur seraient transférés du compte du prêteur au compte de l'emprunteur ou remis d'une autre manière à un prix ou à un rendement convenu, habituellement un taux d'intérêt.

Si la personne ou l'entreprise veut emprunter les 5 millions de dollars auprès d'une banque à charte, la banque n'a pas besoin de posséder l'argent à emprunter. La banque n'a pas à remettre son propre argent à l'emprunteur. Elle émet un droit de retrait d'une valeur de 5 millions de dollars dans le compte de l'emprunteur. Le montant n'existait pas auparavant. La banque à charte crée l'argent en utilisant son privilège sanctionné par l'État. Le prêt de nouvel argent tient à l'évaluation par la banque de la solvabilité de l'emprunteur et de l'examen des documents juridiques. La banque établit sur cette base le montant et la durée de l'emprunt et les conditions du remboursement, qui comprend le principal du prêt de 5 millions de dollars et les intérêts. Les documents juridiques comprennent également les garanties de l'emprunteur que la banque peut saisir si le prêt n'est pas remboursé intégralement.[2]

Exemple d'hypothèque commerciale pour un immeuble
locatif à logements multiples

Les sociétés immobilières ou de construction peuvent demander à une banque à charte une hypothèque commerciale sur un immeuble locatif à logements multiples qu'elles ont construit ou veulent acheter. Le prêt est évalué en fonction de la valeur perçue de la propriété, qui devient la garantie à saisir en cas de défaut de paiement. L'hypothèque commerciale doit alors recevoir l'approbation de la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL) qui est le seul assureur pour les hypothèques sur les immeubles résidentiels à logements multiples, y compris les grands immeubles locatifs, les résidences étudiantes, les immeubles de soins de longue durée et les maisons de retraite. L'assurance que fournit la SCHL permet une meilleure protection pour la banque en cas de défaut de paiement.

Les avocats concluent les formalités administratives nécessaires, y compris le taux d'intérêt que l'emprunteur doit payer pour l'utilisation de l'argent neuf. Si le prêteur est convaincu que le prêt en vaut la peine et que la garantie, qui est la valeur marchande du bâtiment, est suffisante pour couvrir tout non-paiement en souffrance du prêt, la banque finalise le prêt. La banque met le montant du prêt, disons 5 millions de dollars, dans le compte de l'emprunteur. Aucun argent n'est transféré des réserves du prêteur bancaire ; au lieu de cela, une dette envers la banque au nom de la compagnie emprunteuse est inscrite au bilan de la banque, indiquant le montant du prêt et les conditions. L'emprunteur peut utiliser les 5 millions de dollars pour rembourser une hypothèque de construction et éventuellement des prêts à intérêt plus élevé, plus petits, requis pendant la construction et tout restant dû à un entrepreneur. Les hypothèques commerciales peuvent également être utilisées pour acheter une propriété existante d'un autre propriétaire.

Les prêts hypothécaires commerciaux comportent des taux d'intérêt plus faibles, généralement comparables au rendement des obligations du gouvernement sur dix ans, actuellement inférieur à 2 %. Cela peut apparaître à première vue comme peu rentable pour les banques jusqu'à ce que l'on se rende compte qu'aucune partie des 5 millions de dollars ne provient d'un coffre-fort d'une banque ou de la poche d'un oligarque : la somme est complètement créée à partir de rien d'autre que le privilège des riches organisé par l'État. Le prêt des 5 millions de dollars créés ainsi que les intérêts reviennent à la banque à charte sous forme de paiements mensuels.

L'emprunteur commence à rembourser le mois suivant le principal du prêt et les intérêts sur les 5 millions de dollars, selon les proportions convenues pour la durée du prêt. Le prêteur bancaire reçoit le paiement mensuel en échange d'argent qu'il n'a jamais possédé en premier lieu, mais simplement créé conformément au droit organisé par l'État de le faire en tant que banque à charte privée. Ce nouveau 5 millions de dollars que la banque a créé et tout intérêt couru appartient à la banque, c'est sa propriété privée. Si l'emprunteur fait défaut dans ses paiements, la banque saisit l'immeuble comme sa propriété privée.

Pendant la durée du prêt jusqu'au paiement final, la banque reçoit en montants mensuels le principal de l'emprunt de 5 millions de dollars plus le total des frais de la dette appelés intérêts. Avec le remboursement final, la banque reçoit 5 millions de dollars plus les intérêts sans avoir utilisé son propre argent, sauf pour l'administration et toute autre valeur consommée, comme les bureaux qu'elle entretient, l'équipement qu'elle utilise et le prix de la capacité de travail qu'elle achète à ses employés. L'emprunteur paie régulièrement les frais juridiques et le coût de l'assurance de la SCHL et d'autres frais de transaction.

Si l'emprunteur, pour une raison quelconque, comme une crise économique ou une catastrophe financière dans un autre secteur de l'entreprise dont il est propriétaire, ne peut plus rembourser le prêt, la banque entame une procédure judiciaire pour saisir l'immeuble en garantie du prêt. Étant donné que la SCHL a garanti le prêt, la banque dispose également de ce coussin pour recouvrer la dette, si la valeur marchande de l'immeuble ne correspond pas à la partie impayée du prêt, et pour couvrir les frais de poursuites judiciaires.

Les banques ont également la possibilité de transformer les hypothèques existantes dont elles sont propriétaires en argent immédiat. Elles peuvent vendre à d'autres les hypothèques qu'elles possèdent pour un montant actualisé de la valeur totale qui reste sur l'hypothèque. De plus, les prêts hypothécaires en cours sont souvent regroupés en de grandes obligations qui sont ensuite vendues sur le marché international. Ces titres adossés à des actifs constitués d'hypothèques et d'autres prêts en cours ont contribué à la crise économique en 2008, car bon nombre des hypothèques et des prêts regroupés au sein des obligations ont échoué, laissant une valeur de garantie insuffisante, provoquant un effondrement en cascade de ces types de dérivés.

L'oligarchie financière utilise le droit accordé par l'État aux banques pour créer de l'argent privé comme une arme supplémentaire pour concentrer entre ses mains la richesse sociale de l'économie qu'elle contrôle au sein du système impérialiste d'États. Une partie de la lutte pour une nouvelle direction et un objectif prosocial de l'économie est de mettre un terme à la corruption organisée par l'État et aux privilèges des riches.

Notes

1. Les « six grandes banques à charte » du Canada

- Banque de Montréal (BMO)
- Banque Canadienne Impériale de Commerce (CIBC)
- Banque Nationale du Canada (NBC)
- Banque Royale du Canada (RBC)
- Banque Scotia (Scotia)
- Banque TD (TD)

Voir les articles parus dans LML numéro 32 du 12 mai 2020 pour la discussion sur le rôle des banques et la création de l'argent.

2. Créer une inflation des prix

Pour encourager l'inflation des prix, l'oligarchie financière, par des moyens privés ou étatiques, crée délibérément de l'argent à une cadence supérieure à celle de la croissance de l'ensemble de la nouvelle production. Lorsque la croissance de la monnaie en circulation est supérieure à la croissance de la production nationale de biens et de services, l'écart devient un facteur d'inflation des prix. Lorsque la quantité totale d'argent en circulation représente plus que l'ensemble de la production nationale, cela signifie qu'un dollar représente moins que la valeur réelle de la production. En d'autres termes, un dollar n'achète pas autant de biens et de services qu'auparavant. La Banque du Canada a même un objectif d'inflation annuel de 2 %.

La raison la plus fondamentale pour imposer à l'économie une inflation des prix est d'exercer une pression à la baisse sur la valeur de la capacité de travail que la classe ouvrière vend à ceux qui possèdent et contrôlent l'économie. Avec l'inflation des prix des biens et des services, la classe ouvrière se bat constamment pour augmenter le prix de sa capacité de travail pour suivre l'inflation des prix des biens et services dont elle a besoin pour maintenir un certain niveau de vie.

L'oligarchie financière favorise également l'inflation des prix spécifiquement au Canada pour maintenir le dollar canadien faible par rapport aux autres monnaies du système impérialiste d'États. Le dollar canadien s'échange actuellement à environ 72 cents par rapport au dollar américain. Une baisse du dollar canadien par rapport aux autres devises impérialistes fait baisser le prix des exportations des abondantes ressources naturelles du Canada, dont l'oligarchie financière du système impérialiste d'États s'empare pour les utiliser dans la production ailleurs, en particulier dans l'économie militaire aux États-Unis.

L'affaiblissement du dollar favorise également certains secteurs, tels que l'industrie du divertissement dominée par les États-Unis, en particulier la production de films et d'émissions de télévision. Le dollar canadien dévalué permet aux oligarques américains qui contrôlent ce secteur d'utiliser les dollars américains pour financer leurs productions et réduire le prix de la production en filmant au Canada, comparativement au prix d'une production similaire aux États-Unis.


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 34 - 20 mai 2020

Lien de l'article:
Le privilège de créer de l'argent privé - K.C. Adams


    

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