La concentration du capital pendant la pandémie

La pandémie causée par le virus du SARS-Cov-2 et les mesures pour contenir sa propagation semblent avoir plongé le capitalisme dans une nouvelle crise depuis l'effondrement financier de 2008. Selon les estimations des organismes internationaux, le monde traverse la pire récession depuis les années 1930 : le Fonds monétaire international estime que le Grand Confinement réduira le PNB de 3 % en 2020, la Banque mondiale, plus pessimiste, prévoit une baisse de 5,2 % et l'Organisation de coopération et de développement économiques, une baisse de 6 % s'il n'y a pas de recrudescence de la pandémie. Pour ces organisations et pour de nombreux analystes, la stagnation économique et les inégalités engendrées par cette crise ne peuvent être résolues sans l'intervention directe des États qui doivent favoriser des dépenses accrues pour élargir les systèmes de santé, garantir les programmes sociaux et encourager l'activité économique par des crédits et des subventions aux entreprises, dans une sorte de refondation du capitalisme ou, comme le disent certains économistes, une suspension des lois du capitalisme.[1]

Cependant, les signes d'une récession étaient déjà présents avant la pandémie, comme l'analyse François Chesnais (2020) sur la base de la croissance de la capacité productive utilisée.[2] Ainsi, les mesures imposées par l'urgence sanitaire, loin d'être à l'origine de la pandémie, pourraient être un facteur accélérant une restructuration de l'économie mondiale qui ne « suspend » pas le capitalisme, mais le consolide par une nouvelle vague de décentralisation et de concentration du capital selon la capacité de tirer profit des changements qui ont surgi en raison de la pandémie.

Pour ce qui est des flux mondiaux de capitaux, les données liées aux investissements étrangers directs (IED) montrent une chute importante ayant des conséquences diversifiées. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a prévu une réduction de près de 40 % des IED en 2020 comparativement à 2019 et entre 45 % et 50 % en 2021 en raison des mesures de confinement imposées à la presque totalité du monde. Il s'ensuit un choc de l'offre et de la demande pour les entreprises transnationales, surtout pour les industries les plus intensives des chaînes d'approvisionnement mondiales telles que l'industrie manufacturière et le secteur de l'extraction. Selon le rapport de la CNUCED, les 100 plus importantes entreprises transnationales ont révisé à la baisse leurs prévisions de profits en 2020, mais le secteur de l'automobile et les entreprises d'extraction (en particulier les secteurs minier et pétrolier) sont les plus touchés, alors même que les entreprises pharmaceutiques et les grandes entreprises technologiques ont ajusté leurs prévisions à la hausse.

Ce sont aussi les entreprises technologiques qui ont été les plus internationalisées et concentrées. Selon le rapport, entre 2017 et 2019, le nombre d'entreprises de haute technologie a diminué alors qu'elles augmentaient leur part de ventes à l'étranger, se situant dans les 100 premiers, grâce à deux stratégies. La première, par l'achat de start-ups (des entreprises relativement petites, à forte composante technologique et offrant de grandes possibilités de croissance) pour accéder aux innovations et, la deuxième, par l'intégration verticale, en élargissant le contenu de leurs plateformes ou en pénétrant des créneaux du marché. Les deux courants se sont renforcés pendant la pandémie. Par exemple, en mai 2020, des grandes entreprises de haute technologie ont annoncé avoir fait 15 acquisitions, six de plus qu'au mois de mai 2019. Ce qui illustre bien la deuxième stratégie par les dépenses accrues d'Apple et Alphabet pour offrir des services de radiodistribution, développer des jeux vidéo, et réaliser des émissions de télévision et des films.[3]

Entretemps, les fusions et les acquisitions transfrontalières ont chuté de plus de 50 % dans les premiers mois de 2020 par rapport à l'année précédente, plusieurs transactions ayant été reportées ou annulées. Cette chute peut refléter non seulement l'incertitude du paysage économique, mais la réduction du financement de projets à long terme dans ces secteurs. Le secteur le plus touché est celui des combustibles fossiles, celui-ci ayant connu une contraction de 80 %, suivi par celui du transport, à 70 %. Le secteur ayant subi le moins d'annulations est celui des énergies renouvelables. Certaines transactions emblématiques ont été annulées, telles que l'acquisition de Deliveroo (Royaume-Uni) par Amazon (États-Unis) et celle de la société d'État aéronautique Embraer (Brésil) par Boeing (États-Unis).[4]

Les faillites

Un autre indicateur permettant de mesurer le mouvement de capital est celui des dépôts de bilan. Au cours du mois de mai, 722 entreprises aux États-Unis ont déclaré faillite en vertu du chapitre 11, soit 48 % de plus qu'en 2019.[5] En plus des chaînes de vente au détail, il y a de plus en plus de producteurs de pétrole et de gaz de schiste qui non seulement font face à une baisse de la demande, mais n'ont pu résister à la guerre des prix entre la Russie et l'Arabie saoudite au cours du premier trimestre de l'année. Des entreprises comme Extraction Oil & Gas, Whiting Petroleum, Chesapeake Energy et 16 autres compagnies américaines ont encouru des dettes de plus de 10,5 milliards de dollars  et ont dû faire des demandes de restructuration par l'application du chapitre 11.[6]

Non seulement les producteurs de pétrole et de gaz non conventionnels souffrent-ils des conséquences de la chute des prix et de la demande, mais les grandes compagnies pétrolières parmi les plus importantes ont annoncé des compressions touchant à l'emploi ou aux dividendes : Royal Dutch Shell, la troisième plus importante entreprise au monde selon Fortune, a réduit ses versements de dividendes à ses actionnaires de 66 %, une première depuis la Deuxième Guerre mondiale, et ses profits ont chuté de 46 % au premier trimestre. BP de Grande-Bretagne a annoncé la mise à pied de 10 000 employés partout dans le monde en 2020, 15 % de son personnel, et ExxonMobil a enregistré une perte de 610 millions de dollars pour le premier trimestre de l'année, soit 25 % de moins qu'en 2019. Malgré ces résultats et les prix du pétrole en chute libre, les grandes compagnies de pétrole ne sont pas en voie de disparition. Chevron, par exemple, a annoncé une réduction de son budget pour cette année de 20 milliards de dollars à 14 milliards afin de protéger les dividendes de ses actionnaires. ExxonMobil et BP ont aussi indiqué qu'ils maintiendraient les dividendes pendant le premier trimestre.

En revanche, la pandémie a accéléré le glissement des grandes entreprises de haute technologie qui se retrouvent maintenant au coeur de la dynamique économique. L'indice S&P 500 illustre le dynamisme du marché boursier des entreprises les plus importantes aux États-Unis. Les chiffres en date du 16 juin indiquent que plus de 20 % de la capitalisation totale est entre les mains de cinq entreprises : Microsoft, Apple, Amazon, Facebook et Alphabet. Amazon, le géant du commerce en ligne, a augmenté ses revenus de 26,4 % au premier trimestre de l'année grâce à des ventes au détail accrues, ses services informatiques en nuage et de stockage infonuagique (Services Web Amazon), malgré des dépenses accrues en salaires et frais de fonctionnement. Microsoft, Alphabet et Facebook ont aussi connu une augmentation de revenus au premier trimestre 2020 grâce à la demande accrue pour les services numériques (stockage hébergé de données, divertissement et vidéo conférences et visiophonie.[7] Sans doute, le risque d'une recrudescence de la pandémie pourrait consolider la dominance des entreprises technologiques et numériques alors que les consommateurs mondiaux trouvent les solutions dans le commerce en ligne.

De toute évidence, la crise attribuée à la COVID-19 n'est pas une crise généralisée : certains en sortent grands gagnants, comme les grandes entreprises technologiques, et d'autres, perdants, comme les secteurs énergétiques, du transport et les petites entreprises. Mais il en ressort aussi qu'il y a des gagnants parmi les perdants, tels que les grandes compagnies pétrolières qui, malgré les revers, peuvent tirer profit de la faillite de leurs compétiteurs plus petits. Comme le fait valoir The Economist (2020), les grands champions de la pandémie pourront, grâce à leur liquidité et leurs énormes marges de profits, accroître leurs investissements ou avaler leurs compétiteurs, produisant une économie avec des entreprises plus grandes, plus technologiques et plus internationalisées.

Sandy E. Ramirez Gutiérrez est membre de l'Observatoire latino-américain de géopolitique (OLSG) à l'Institut de recherche économique à l'Université nationale autonome du Mexique (UNAM).

Note

1. Varoufakis, 2020
2. François Chesnais, 2020
3. UNCTAD, 2020, p. 24-25
4. UNCTAD, 2020, p. 3
5. Brooks, 2020
6. Haynes and Boone, 2020
7. Veiga, 2020
8. The Economist, 2020


(America Latina en Movimiento, 22 juillet 2020. Traduit de l'espagnol par LML)


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 56 - 5 septembre 2020

Lien de l'article:
La concentration du capital pendant la pandémie - Sandy E. Ramirez Gutiérrez


    

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