Intégration accrue des ressources énergétiques du Canada à l'économie de guerre des États-Unis

La politique d'exportation de l'électricité aux États-Unis

– Fernand Deschamps –


Action à Calgary contre la visite au Canada du président de guerre Joe Biden, 23 mars 2023

La déclaration conjointe du premier ministre Justin Trudeau et du président Joe Biden lors de la visite du président américain à Ottawa, les 23-24 mars derniers, annonce la mise en place d'un « Groupe de travail sur la transformation de l'énergie » d'une durée d'un an. Les deux chefs d'État annoncent entre autres que le Groupe de travail va « rehausser la coopération concernant les opportunités et les chaînes d'approvisionnement essentielles en matière d'énergie propre », « sécuriser et renforcer l'intégration et la résilience des réseaux » et « mettre en place des corridors transfrontaliers pour l'approvisionnement en carburants de remplacement ». Sous la rubrique « Investir dans notre défense et notre sécurité collectives », ils déclarent que « nous axerons nos efforts dans deux grands secteurs, à savoir les oléoducs et l'électricité, car ils sont essentiels à nos économies et ce sont des composantes transfrontalières ».

Ce que Joe Biden et Justin Trudeau entendent par « notre défense et notre sécurité collectives » est en fait une déclaration à peine voilée que les forces militaires américaines ont le feu vert d'entrer sans restriction au Canada. En effet, ils ajoutent d'un même souffle que « de plus, nous réitérons que si un adversaire en venait à cibler des infrastructures essentielles d'un de nos deux pays, les deux pays interviendraient[1]. »

Le message que Joe Biden a adressé au Parlement, devant la Chambre des communes et le Sénat réunis, est des plus clairs : les États-Unis veulent que le Canada continue de jouer pleinement son rôle de fournir à l'économie des États-Unis des matières premières telles que les terres rares et les minéraux essentiels à l'économie de guerre des États-Unis et l'énergie électrique « propre » pour les transformer dans des produits tels que des semi-conducteurs aux usines d'IBM aux États-Unis. Ces derniers seront ensuite emballés à l'usine d'IBM à Bromont, Québec, qui « prend de l'expansion avec le soutien du gouvernement canadien ». Un communiqué de presse du bureau du premier ministre émis le même jour dit que le Canada et les États-Unis font des investissements significatifs pour « créer de bons emplois à la classe moyenne pour les travailleurs des deux côtés de la frontière ».

C'est ce qu'il faut aussi comprendre lors de la conférence de presse conjointe Trudeau-Biden du 24 mars lorsque Joe Biden a déclaré : « Et d'ailleurs, nous avons chacun ce dont l'autre a besoin. [...] L'idée que le Canada est d'une manière ou d'une autre désavantagé – parce que nous allons probablement investir des milliards de dollars dans leur capacité à emballer ce qui sort du secteur des semi-conducteurs – je ne comprends pas. Comment cela peut-il faire autre chose que d'embaucher et de faire entrer des milliards de dollars au Canada ? [...] Nous avons grandement besoin du Canada, en ce qui concerne les minéraux qui sont nécessaires. Eh bien, nous n'avons pas de minéraux à exploiter. Vous pouvez les extraire. Vous ne voulez pas les produire – je veux dire, les transformer en produits. C'est ce que nous faisons. »

C'est ce à quoi le vice-président senior d'IBM et directeur de la recherche fait allusion lorsqu'il a parlé de « collaboration » qui « contribuera à renforcer [...] la chaîne d'approvisionnement mondiale ». L'élite canadienne servile n'a pas réagi à l'arrogance de cette déclaration que le Canada est un scieur de bois et un porteur d'eau pour le puissant empire des États-Unis.

La décision du gouvernement fédéral de garantir l'approvisionnement en électricité aux États-Unis

En 2019, la Régie canadienne de l'énergie (RCE) a vu le jour par l'adoption de la Loi sur la Régie canadienne de l'énergie, remplaçant l'Office national de l'énergie (ONÉ) mis sur pied 60 ans plus tôt par le gouvernement Diefenbaker de l'époque.

Dans le discours du trône du 27 septembre 1962, le gouvernement de John Diefenbaker évoque la création en 1959 de l'ONÉ qui était « chargé de réglementer [...] les pipelines internationaux et interprovinciaux [...] les lignes internationales de transport d'électricité ainsi que les importations et les exportations d'énergie au Canada ». L'ONÉ était important pour le gouvernement de Diefenbaker car il permettait de « favoriser la signature de contrats à long terme relatifs à l'exportation massive des excédents d'énergie du Canada » afin « d'accélérer l'aménagement au Canada de centrales d'une envergure telle que le marché national ne pourrait en faire les frais »[2].

Hydro-Québec, plus grand producteur d'hydroélectricité au Canada, a une longue histoire de construction d'énormes barrages, comme ceux de la baie James, avec l'aide de capitaux financiers américains, et d'exportation d'une partie de son électricité vers les États-Unis. Ce fut le cas lorsqu'en 1962, le gouvernement Lesage au Québec a nationalisé la plupart des grands producteurs privés d'hydroélectricité : il a pu le faire avec l'appui des financiers de Wall Street[3].

Comme l'ONÉ, le mandat de la RCE demeure toujours de « réglementer les entreprises qui possèdent et/ou exploitent » 73 000 kilomètres de « pipelines internationaux ou interprovinciaux », de « réglementer les exportations d'électricité ainsi que la construction et l'exploitation [de 1 400 kilomètres] de lignes internationales de transport d'électricité et de lignes interprovinciales désignées », ainsi que « les importations et les exportations canadiennes d'énergie » [4].

Les graphiques suivants montrent bien que le Canada a toujours exporté l'électricité aux États-Unis plus qu'il en importe, que ce soit durant la dernière décennie ou depuis les trente dernières années, période durant laquelle la privatisation et la dérèglementation des sociétés productrices d'énergie en Amérique du Nord ont encouragé les échanges transfrontaliers.


Exportations-importations de l'électricité du Canada aux États-Unis, 2010-2022.


Exportations(en bleu)-importations(en orange) d'électricité du Canada vers les États-Unis de 1991 à 2021 avec, dans le centre haut, la contribution de chaque province

Selon le site du gouvernement du Canada, l'adoption de la Loi sur la Régie canadienne de l'énergie était devenue nécessaire afin d'aider à « restaurer la confiance des investisseurs, en regagnant la confiance du public au moyen de nouvelles procédures ouvertes et inclusives pour favoriser la participation de tous et en faisant avancer la réconciliation avec les Autochtones », « tout en veillant à ce que les bons projets aillent de l'avant et à ce que les ressources énergétiques arrivent sur les marchés rapidement et d'une façon respectueuse de l'environnement ».

C'est le « virage vert », tant promu par le gouvernement Trudeau, qui est repris dans « Un Plan canadien » du budget 2023 déposé par la ministre des Finances et vice-première ministre Chrystia Freeland. Elle qualifie l'exportation vers les États-Unis des vastes ressources naturelles du Canada telles que le gaz, le pétrole et maintenant les minéraux critiques – tant importants à la machine de guerre américaine – de « nouveau projet national », pareil au « nouveau chemin de fer transcontinental » au tournant du XXe siècle qui « a relié pour la première fois l'ensemble du Canada et l'économie canadienne »[5]. Dans ce « nouveau projet national » de « construire la version de notre génération du chemin de fer transcontinental, qui protégera notre environnement », elle inclut maintenant l'exportation d'électricité « propre » vers les États-Unis.

Comme John Diefenbaker qui prétendait en 1962 oeuvrer à la « création d'un réseau national d'énergie », Chrystia Freeland fait miroiter l'idée que les Canadiens vont récolter les fruits de cette braderie des ressources naturelles vers les États-Unis. Cette « énergie propre » est un euphémisme pour la dépossession des peuples autochtones et l'utilisation de l'argent du trésor public pour financer les infrastructures dont les États-Unis ont besoin.

« Le Canada a le potentiel de devenir une superpuissance en électricité propre, dotée d'un réseau électrique pancanadien plus abordable, plus durable et plus sécuritaire », a-t-elle dit[6].

Dans les mesures fiscales que le gouvernement Trudeau met en place pour y arriver, il y a « un crédit d'impôt remboursable de 15 % pour les investissements admissibles dans :

« - les systèmes de production d'électricité sans émissions, de sources éoliennes, solaires concentrées, solaires photovoltaïques, hydroélectriques (y compris à grande échelle), marémotrices et nucléaires (y compris les réacteurs modulaires à petite ou grande échelle);

« - la production d'électricité au gaz naturel réduite (qui serait soumise à un seuil d'intensité des émissions compatible à un réseau carboneutre d'ici 2035);

« - les systèmes fixes de stockage de l'électricité exploités sans combustibles fossiles, comme les batteries, le stockage d'énergie hydroélectrique par pompage et le stockage d'air comprimé;

« - l'équipement pour le transport de l'électricité entre les provinces et les territoires »[7].

Ces mesures sont une répétition presque mot pour mot des stratagèmes pour payer les riches énoncés dans le Fonds de croissance du Canada (FCC) établi l'automne passé par le gouvernement Trudeau. Comme l'a souligné K.C. Adams dans un article de fond intitulé « L'énoncé économique d'automne : beaucoup de bruit pour rien », « le FCC utilise des fonds publics pour 'développer' des entreprises privées et 'tirer parti de l'abondance des ressources naturelles du Canada et renforcer les chaînes d'approvisionnement essentielles' pour servir l'économie de guerre des États-Unis »[8].

C'est ce qui est sous-entendu dans le budget de 2023 lorsque, d'entrée de jeu, il est dit que « le système électrique du Canada comprend un mélange d'actifs privés, publics et appartenant à des Autochtones. Le gouvernement estime qu'une incitation claire et prévisible, accessible à cet éventail de propriétaires d'actifs, est nécessaire pour accélérer notre progrès vers un réseau carboneutre. » Il ajoute que « l'expansion et la transformation du réseau d'électricité du Canada nécessiteront des investissements importants et des partenariats améliorés entre les gouvernements et le secteur privé » [9].

Ce « nouveau projet national » et les crédits d'impôt, les subventions gouvernementales et les pouvoirs de police qui y sont associés sont tous conçus pour servir le gouvernement américain et ses préparatifs de guerre contre ses rivaux. Elle est présentée comme visant à sauver l'environnement afin d'éviter toute discussion sur ce que le Canada devrait faire pour assumer sa responsabilité sociale à l'égard de l'environnement naturel.

L'électrification de la production est un fait, tout comme l'automatisation. La question est de savoir qui décidera de l'objectif de cette direction et à qui elle servira. Le gouvernement Trudeau associe délibérément la poursuite de l'intégration du Canada à l'économie des États-Unis à la protection de l'environnement dans le cadre d'une campagne de marketing bon marché. C'est en effet dangereux, car placer l'économie canadienne davantage sous le contrôle des États-Unis, de leurs pouvoirs de police et de leurs cartels ne portera pas seulement gravement atteinte à l'environnement, mais sera également utilisé pour limiter encore davantage la capacité des travailleurs canadiens à décider de ce qui se passe dans leur propre pays, dans leurs communautés et sur leurs lieux de travail. Elle empiétera également sur les droits héréditaires des peuples autochtones si ceux-ci affirment leur droit à décider des types de projets qu'ils accepteront ou non sur leurs terres et avec leurs ressources.

En prenant conscience de ce qu'est réellement ce programme d'« énergie verte » et en s'exprimant en leur propre nom sur le type d'électrification et d'automatisation qu'ils souhaitent, les peuples peuvent tracer leur propre voie, qui leur sera favorable, ainsi qu'au reste de l'humanité.

Notes

1. « Déclaration conjointe du premier ministre Trudeau et du président Biden », Bureau du premier ministre du Canada, Ottawa, 24 mars 2023

2. Extrait du Discours du trône, le 27 septembre 1962, Chambre des Communes :

« [...] La mise en valeur et l'utilisation des ressources énergétiques du Canada doivent occuper une place de premier plan dans le programme de croissance économique nationale. La vingt-quatrième législature a jeté les bases voulues en adoptant la Loi sur l'Office national de l'énergie et d'autres mesures. Il est à espérer que des ententes seront bientôt conclues, qui permettront de soumettre à votre approbation le traité du Columbia et toute mesure législative que doit adopter le Parlement pour y donner suite. Le programme national que mon Gouvernement a présenté, voici deux ans, à l'égard du pétrole, a fait augmenter de façon satisfaisante la production et la vente du pétrole canadien. Des études se poursuivront, en collaboration avec les provinces, sur la transmission à grande distance et à haute tension de l'énergie électrique ainsi que sur l'aménagement de sources d'énergie hydroélectrique en vue d'en arriver à la création d'un réseau national d'énergie, qui permettra une utilisation rationnelle des ressources hydroélectriques du Canada afin de mieux servir la mise en valeur et le progrès du pays. Des pourparlers sont en cours avec le gouvernement du Manitoba au sujet d'études du réseau fluvial du Nelson. Mes ministres ont décidé qu'il faut favoriser la signature de contrats à long terme relatifs à l'exportation massive des excédents d'énergie du Canada, d'après ses besoins actuels et futurs, afin d'accélérer l'aménagement au Canada de centrales d'une envergure telle que le marché national ne pourrait en faire les frais. Ces exportations peuvent aussi contribuer à raffermir notre balance des paiements. [...] »

3. Voir « Le parcours d'Hydro-Québec », LML, 2 décembre 2022

4. « Un organisme fédéral de réglementation de l'énergie renouvelé, moderne et de premier ordre pour le XXIe siècle », Manuel sur la nouvelle Régie canadienne de l'énergie, Gouvernement du Canada

5. Pour un aperçu de la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique et des perspectives et intérêts divergents des cercles dirigeants du Canada et des colonies britanniques au Canada à cette époque, voir le court documentaire réalisé en 2009 par la Chaîne d'affaires publiques par câble dans le cadre de sa série « Moments marquants  ».

6. « Chapitre 3 : une énergie abordable, de bons emplois et une économie propre en croissance », Budget fédéral de 2023, « Un Plan canadien », Gouvernement du Canada, page 79

7. Ibid, page 91

8. « Sujets de préoccupation pour le corps politique touchant à l'économie: L'énoncé économique d'automne : beaucoup de bruit pour rien – K.C. Adams », LML mensuel, novembre 2022

9. « Chapitre 3 : une énergie abordable, de bons emplois une économie propre en croissance », Budget fédéral de 2023, « Un Plan canadien », Gouvernement du Canada, pages 91 et 93


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Volume 53 Numéro 4 - Avril 2023

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