Des sujets de préoccupation pour le corps politique

Ne laissons pas le changement devenir encore une fois la victime aux États-Unis


« Les phénomènes sociaux sont parfois comme les eaux harnachées d'un grand fleuve retenues par le barrage de l'histoire. Lorsque le barrage se rompt soudainement, ce n'est pas l'histoire qui se brise et disparaît. Non, au contraire, chaque goutte du déluge provoqué par la rupture radicale vient fermenter le sol d'où l'histoire renaît ... Ce sont les êtres humains qui font la différence, c'est leur capacité à reconnaître et à saisir la nécessité du changement, la nécessité des transformations en profondeur réclamées par l'histoire. » - Hardial Bains



Le nouveau jardin créé à l'endroit où Geoge Floyd a été tué à Minneapolis est entretenu par les gens du quartier.

La principale caractéristique de la crise multilatérale qui s'approfondit aux États-Unis est que toutes les institutions d'État, y compris les institutions de la gouvernance, la bureaucratie, le système militaire et politique, sont brisées. Les divisions dans les rangs des cercles dirigeants sont profondes et ceux-ci sont plus que jamais hostiles au peuple et à ses revendications, malgré la prétention de plusieurs d'être du côté du peuple, du côté de la justice.

Les grands partis politiques et leurs médias sont méprisés par la multitude, mais la désinformation omniprésente plonge le corps politique dans un sentiment de colère réprimée mêlée à l'indifférence, une caractéristique de la dépolitisation qui laisse le peuple en proie à la pire démagogie. Les élites politiques et économiques revendiquent le droit de parler au nom du peuple en leur qualité de leaders autoproclamés, une « aristocratie naturelle » qui a le droit de gouverner et de revendiquer les privilèges de la fonction. Elles s'accordent l'immunité pour se protéger des atteintes à leur « droit » de détenir le monopole de la force par lequel elles s'imposent.

C'est ce que nous voyons à l'occasion du 19 juin 2020, le 155e anniversaire de l'abolition de l'esclavage aux États-Unis, au sujet de laquelle le grand leader afro-américain W.E.B. Du Bois déclarait : « L'esclave a été libéré ; il s'est tenu un bref moment au soleil, puis a avancé de nouveau vers l'esclavage. »

La dégénérescence aux États-Unis a fait que le choc entre la condition et l'autorité est plus évident que jamais. Le président Donald Trump tient son premier rassemblement électoral à Tulsa, en Oklahoma, le lieu du massacre racial de 1921, le pire de l'histoire des États-Unis. Ce rassemblement sera un cauchemar pour la santé publique à un moment où il y a plus de 2,2 millions de cas confirmés de coronavirus et plus de 120 000 décès aux États-Unis. C'est aussi une provocation délibérée digne du Ku Klux Klan, qui montre à quelles profondeurs de dépravation descend la classe dirigeante américaine aujourd'hui. Impuissante à interdire le rassemblement, la ville de Tulsa a d'abord déclaré un couvre-feu, mais cela ne minimisera pas les dangers pour la santé publique et servira certainement à contrôler la protestation du peuple et à criminaliser sa demande de « justice maintenant ! »

Partout aux États-Unis, le peuple américain, appuyé par les peuples du monde entier, continue de parler en son propre nom, et la lutte pour s'affirmer et réclamer ses droits atteint de nouveaux sommets dans la résistance à la violence policière et militaire. Différentes actions ont lieu depuis une semaine pour exprimer les revendications du mouvement, y compris durant les parades de la fierté gaie et les célébrations de l'anniversaire de l'abolition de l'esclavage, notamment des manifestations de débardeurs dans une trentaine de villes portuaires. Le monde a également été témoin d'autres cas encore de « suicides par pendaison » de jeunes Noirs, soupçonnés d'être en réalité des lynchages.


Les ruines du massacre racial de Tulsa en 1921, au cours duquel plus de 300
Afro-Américains ont été tués.

En attendant, il est clair qu'à l'heure actuelle les pouvoirs en place sont incapables de s'entendre sur un sauveur capable de leur livrer le peuple, la bureaucratie et l'armée pour appuyer l'affirmation que les États-Unis sont la « nation indispensable » en droit de dominer le monde entier. Le « taux de désapprobation » de Trump serait supérieur à 55 %. Selon différents rapports, une majorité de républicains, soit 63 %, pense que le pays avance dans la mauvaise direction. Or, il faut s'intéresser non pas au caractère ou à la personnalité des candidats à l'élection, mais à la logique du mécanisme derrière le processus de sélection et d'élection. Le mécanisme, c'est le système politique basé sur la Constitution. Il n'est pas possible de comprendre comment un homme comme Donald Trump peut s'emparer de la présidence des États-Unis, considérés comme la plus grande démocratie du monde, sans analyser la Constitution américaine et son système politique dans le contexte de la situation historique actuelle.

Sinon, comment expliquer ce qui se passe ? Les principaux médias américains souhaitent désespérément ne plus étaler les revendications des manifestants. Leur cynisme est tel qu'ils présentent des événements comme un spectacle à la manière de Néron : l'empereur romain dépravé qui a assassiné sa mère, sa première épouse et peut-être sa seconde, aurait été un dirigeant si inefficace qu'il aurait joué de la lyre pendant que Rome brûlait.

ABC News rapporte : « Le président Trump a déjà reporté son rassemblement d'un jour pour éviter d'entrer en conflit avec une fête nationale célébrant la fin de l'esclavage. Bref, vous pouvez vous attendre à de nombreuses manifestations. Le risque d'affrontements est si évident que Tulsa fait appel à la Garde nationale et au FBI pour assurer la sécurité, en plus de la cohorte habituelle des services secrets. Les rassemblements de Trump n'ont jamais été que des rassemblements, mais celui-ci donne l'impression d'un baril de poudre. [...]

« Il reste 137 jours avant l'élection. Ce qui se passera à Tulsa cette fin de semaine pourrait s'avérer un des plus critiques. Les experts parleront du virus sur un ton d'urgence. Les meilleures forces policières du pays s'efforceront de garder les manifestants et les partisans dans des enclos séparés. Des milliers de personnes, peut-être des millions, regarderont de la maison ce qui advient du baril de poudre. Et Trump montera sur scène, parfaitement à l'aise et sourire aux lèvres, pour faire ce qu'il aime le mieux : dire tout ce qui lui passe par la tête. »

Voilà comment opère la désinformation de l'État. Le but est de faire oublier que le problème n'est pas Trump, sa personnalité et ses bouffonneries. Dans la situation historique actuelle, c'est le conflit entre les forces productives et les rapports sociaux qui est à la base de l'aggravation de la crise économique, de l'instabilité et du déséquilibre. Les forces productives, y compris la classe ouvrière moderne, débordent les rapports sociaux de production capitalistes dans lesquels elles seraient prétendument contenues en toute sécurité. Cela est particulièrement vrai pour les révolutions scientifiques, technologiques et industrielles en cours, dont le développement est principalement impulsé par la concurrence entre les différentes sources du capital. Le développement de ces forces productives qui n'est pas au service des peuples menace maintenant la durabilité de l'environnement naturel et social. La menace vient des rapports sociaux capitalistes qui entravent les forces productives. Les forces productives entravées ne peuvent pas être organisées par la société pour satisfaire les réclamations de ses membres, pour répondre à leurs besoins à un niveau compatible avec le stade de développement social.

Si ce problème n'est pas résolu, de grandes tragédies attendent le peuple. Le gouvernement américain, avec son armée et sa bureaucratie, n'a aucun intérêt à régler ces questions à l'avantage du peuple. Il en va de même pour le Canada, le Royaume-Uni, la France, l'Allemagne et d'autres pays réputés être des démocraties avancées. Leurs États-nations constitués il y a longtemps ont échoué parce que, quand seules les réclamations des propriétaires du capital sont jugées légitimes, ceux-ci rivalisent pour s'emparer du monopole de la force. C'est également ainsi que ces forces agonisantes et corrompues établissent leur prétention à la légitimité et, selon elles, leur autorité à utiliser cette force au nom de la société.

Les détenteurs du capital font leurs réclamations à la société en s'attribuant le monopole de la force de l'appareil d'État. De même, en revendiquant la légitimité et l'autorité de contrôler le droit d'utiliser le monopole de la force et de la coercition, ils restreignent et limitent les réclamations de la classe ouvrière et du peuple. Mais les prétentions à la légitimité sont nécessairement sapées si la capacité du peuple à satisfaire ses besoins dans ses conditions de vie est complètement bloquée. Sur cette base, la légitimité de la prétention de ceux qui détiennent l'autorité à contrôler le monopole de la force au nom de la société est remise en question.

C'est ce qui se passe aujourd'hui. C'est ce qui est au coeur des revendications du peuple américain qui demande que les fonds soient retirés à la police et que la police soit désarmée.

Afin d'éviter cette situation, d'importantes sommes d'argent sont dépensées pour résoudre le problème de donner un air de légitimité à l'élection présidentielle qui se déroulera au cours des 137 prochains jours. Des milliards de dollars sont consacrés à la recherche d'un sauveur, et cela se fait d'une manière apparemment publique pour une fonction apparemment publique. La recherche d'un sauveur est elle-même censée conférer une légitimité au processus de sélection, mais les cercles dirigeants semblent incapables de trouver quelqu'un qui puisse donner un vernis de légitimité à la demande du droit à un monopole sur le recours à la force. La machine d'État a désespérément besoin d'un sauveur ayant les attributs d'un intendant, capable de veiller au bon fonctionnement des rapports et des arrangements de la vaste bureaucratie, des institutions militaires et de la gouvernance et d'en assurer la loyauté, la promesse de loyauté envers les détendeurs du capital en tant que classe. Leur problème est que dans la situation actuelle de crise, du point de vue des élites, le leadership présidentiel veut dire, agir et décider avec une « énergie » préemptive, justement celle attribuée à la dictature présidentielle qui a donné naissance à Donald Trump, un président qui est préemptif dans la navigation de conditions instables en déséquilibre. Mais dans un moment historique déterminant comme aujourd'hui, le parcours est semé de dangers.

Trump ne s'est pas avéré être le maître prestidigitateur que les dirigeants américains espèrent en ces temps de crise, avec un gouvernement divisé et un conflit intense entre les sources rivales du capital. Cela va au coeur du problème aux États-Unis - le problème de la légitimité. Si ceux qui gouvernent apparaissent comme une clique intéressée, la revendication d'une autorité légitime pour exercer le pouvoir d'État, avec un monopole sur les instruments de la force et de la coercition, commence à ressembler à la vanité de l'usurpateur. L'existence de revendications alternatives de légitimité et d'autorité présage un pouvoir souverain qui ne passe plus pour entier et indivisible. Dans cette situation, ni ceux qui gouvernent ni ceux qui sont gouvernés n'acceptent les vieux modes de vie et vieilles façons de faire des affaires ; ni les uns ni les autres ne peuvent continuer comme avant.

Le fait est qu'il n'est plus exagéré de parler d'un état de guerre civile aux États-Unis. Les fondements constitutionnels régissant la gouvernance ne peuvent plus être harmonisés avec les forces productives. La constitution du XVIIIe siècle ne jette pas les bases d'un système politique capable de faire face à la crise globale qui émerge du choc des forces productives et des rapports sociaux capitalistes. Aujourd'hui, c'est la classe ouvrière qui doit constituer la nation. La Constitution telle qu'elle est sortie de la guerre civile américaine ne donne pas une conception moderne de la démocratie qui éradique le racisme, parce qu'elle n'a pas aboli l'esclavage. Elle a fusionné le système esclavagiste et le système de l'esclavage salarié. L'harmonisation des intérêts individuels, collectifs et généraux qui entrent en conflit les uns avec les autres à cause du choc entre les forces productives et les rapports de production n'est plus possible dans les confins de ces arrangements. Même s'il a eu ce qu'il faut pour affronter les situations historiques qu'ont été la grande dépression, la guerre mondiale et la défaite du fascisme, aujourd'hui le leadership américain déchire le tissu social des États-Unis comme jamais auparavant. La critique des usurpations présidentielles en tant que déviations perçues du cadre constitutionnel n'empêchera pas l'extrême réaction de la classe dirigeante aux demandes de justice. Elle ne créera pas non plus l'illusion de gouvernants aptes à gouverner.

La lutte de résistance aux États-Unis continue de soutenir de manière militante les demandes de justice et d'être l'expression d'un peuple qui s'affirme et réclame ses droits, malgré la grande désinformation des cercles dirigeants et de leurs experts et médias. Il est donc plus que jamais nécessaire de regarder les choses calmement et d'analyser la situation historique réelle afin de trouver la ligne de marche qui informe le corps politique. Il est de notre responsabilité à tous de veiller à ce que le changement qui favorise le peuple ne soit pas une fois de plus la victime aux États-Unis.

(Photos: Xtine Cameron, Paul Becker, David Geitgey)


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 41 - 20 juin 2020

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Des sujets de préoccupation pour le corps politique: Ne laissons pas le changement devenir encore une fois la victime aux États-Unis - Pauline Easton


    

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