Les renards dans le poulailler - qui décide où va l'argent de l'aide gouvernementale?
- Peter Ewart -
Dans le sillage de la pandémie de la COVID-19,
certains secteurs de l'économie aux États-Unis et
au Canada seront arrosés de billions de dollars en
fonds de sauvetage. Étant donné que ce sont des
fonds publics détenus par les gouvernements, la
question se pose : qui décide où et à qui
vont ces sommes d'argent ?
C'est logique que
les travailleurs, les professionnels et les
petites et moyennes entreprises jouent un rôle
central à cet égard, étant donné leur implication
critique dans la création de la valeur dans
l'économie et qu'ils constituent presque
l'ensemble de la population de l'Amérique du Nord.
Mais ils n'ont pas ce rôle. Au lieu de cela, le
pouvoir et l'autorité en cette matière ont été
transférés à un petit groupe de mégabanques
privées et de financiers.
Par exemple, le Trésor américain, qui assumera le
financement du sauvetage aux États-Unis, est une
institution publique qui est censée répondre au
Congrès. Pourtant, pour une grande partie du
sauvetage, l'administration Trump a retiré
l'autorité au Trésor américain et l'a confiée aux
banques privées de la Réserve fédérale. À leur
tour, les banques de la Réserve fédérale ont nommé
BlackRock, le plus grand gestionnaire d'actifs
privé et la plus grande société du système
bancaire « parallèle » au monde, pour
superviser des pans entiers du plan de sauvetage
et pour décider quelles entreprises et
institutions doivent subsister ou périr.
Cependant, ni la Réserve fédérale ni BlackRock ne
seront responsables des risques associés aux prêts
de sauvetage, quelle que soit leur qualité. Tous
les risques et le soutien aux entreprises en
faillite incomberont au Trésor américain et, par
extension, au peuple américain.[1] Ce n'est pas un
problème mineur. Avec BlackRock et d'autres
institutions financières à la barre, qui va
bénéficier de ces sauvetages d'entreprises
sélectionnées qui s'élèveront à 4,5 billions
de dollars (ou selon certaines estimations encore
plus) ? Est-ce que ce seront ces entreprises
« zombies » fortement endettées qui ont déjà
été renflouées ou qui ont des liens avec
l'administration Trump ou BlackRock ? Est-ce
que ce seront les entreprises qui ont profité des
faibles taux d'intérêt pour dépenser des billions
de dollars en rachats d'actions (enrichissant
ainsi les PDG et les actionnaires) au lieu
d'investir dans leurs travailleurs et leurs
installations de production ? Ou est-ce que
ce seront ces oligarques qui ont délocalisé une
grande partie de leurs opérations vers d'autres
pays ou qui ont émis des milliards d'obligations
de pacotille ? Il semble qu'un bon nombre de
ces entités choisies et leurs PDG seront largement
récompensés, tandis que le peuple américain essaie
de survivre avec un maigre versement
de 1 200 $ et des prestations
limitées d'assurance-emploi.
En ce qui concerne BlackRock, elle gère
actuellement un actif colossal de 7 000
milliards de dollars, ainsi que 20 000
milliards de dollars supplémentaires grâce à son
logiciel de surveillance des risques financiers.
Bien qu'elle soit de loin le plus grand
gestionnaire d'actifs et la plus grande « banque
fantôme » au monde, BlackRock n'est pas
soumise au même contrôle réglementaire que les
autres entités financières.[2] Les
administrations démocrates et républicaines, y
compris la présente administration Trump, ont
permis à cette situation de perdurer pendant des
années.
BlackRock a amassé une grande partie de sa
fortune dans les années 1990 et au début des
années 2000 en jouant un rôle clé, avec
d'autres institutions financières, dans la
promotion des titres adossés à des créances
hypothécaires. Ce sont ces mêmes titres toxiques
qui ont empoisonné le système bancaire et entraîné
d'innombrables saisies de maisons, de faillites et
d'expulsions lors de la crise financière
de 2008, et beaucoup de souffrances pour le
peuple américain. Et le plus honteux dans tout
cela est que les démocrates et les républicains
ont ensuite permis à BlackRock de «
nettoyer » ce gâchis toxique en l'autorisant
à remettre des milliards de dollars de fonds
publics à des banques, des fonds spéculatifs et
d'autres institutions financières choisis, et à
empocher dans le cours du processus des millions
de dollars.
En 2020, il semble qu'encore une fois
l'histoire se répète mais à une échelle encore
plus grande. Ce sont les intérêts financiers
privés, et non le peuple américain, qui décident
quoi faire avec des billions de dollars de deniers
publics. Pourtant, le peuple américain sera
responsable de tous les prêts qui font défaut et
de toutes les obligations et titres à risque qui
auront été achetés.
Il est intéressant de noter que, depuis les
sauvetages de 2008 et les autres qui ont
suivi, les actifs gérés par BlackRock sont montés
en flèche, passant de 1,3 billion à 7,4
billions de dollars aujourd'hui, tandis que
l'avoir net de la majorité des Américains a stagné
ou a chuté.[3]
S'exprimant sur la pratique notoire de BlackRock
qui consiste à vendre aux investisseurs des
obligations à haut risque et à les dénaturer en
les présentant comme des fonds négociés en bourse
(« FCB ») à « haut rendement »,
l'oligarque de Wall Street Carl Icahn a qualifié
BlackRock d'« entreprise extrêmement
dangereuse » et a affirmé que la mafia «
avait un meilleur code d'éthique ».[4] D'autres
observateurs de l'establishment ont exprimé leurs
craintes qu'il y ait un risque de conflit
d'intérêts énorme en cédant à BlackRock le pouvoir
de décider quelles entreprises et quels secteurs
recevront des fonds de sauvetage, étant donné
qu'elle aura probablement des intérêts et des
investissements dans les mêmes sociétés et les FCB
qui doivent être renfloués (comme ce fut le cas
en 2008). Certains ont tenté de faire valoir
que BlackRock facturera des frais relativement bas
pour les transactions qu'elle fournira. Mais cet
argument perd de vue que c'est dans les pouvoirs
discrétionnaires de BlackRock de choisir les
gagnants et les perdants que résident son
véritable pouvoir et sa poule aux oeufs d'or.[5]
Alors en quoi tout cela concerne-t-il le
Canada ? Le 27 mars, la Banque du Canada
a annoncé qu'elle lançait un Programme d'achat de
papier commercial qui « contribuera à alimenter
les flux de crédit à l'économie » en achetant
du « papier commercial – y compris adossé à des
actifs – émis par des entreprises canadiennes
ainsi que des municipalités et organismes
provinciaux ». Lors d'une mise à jour de
cette annonce, la Banque du Canada a annoncé que
BlackRock fournira « des services-conseils »
en appui au programme de la Banque du Canada. En
plus, le groupe Gestion de Placements TD a été
retenu en tant que gestionnaire d'actifs et CIBC
Mellon comme dépositaire.[6] Il convient
également de noter qu'au début de l'année
dernière, BlackRock et la Banque Royale ont
annoncé un partenariat pour établir un nouveau FCB
au Canada.
Il reste à
voir quels conflits d'intérêts résulteront de tout
ce qui précède. Mais cela révèle également à quel
point l'oligarchie financière au Canada, ainsi que
l'État canadien lui-même, s'est intégrée dans une
économie nord-américaine dominée par les sociétés
mondiales américaines.
La situation montre également que le système
économique au Canada et aux États-Unis n'est pas
le capitalisme classique, mais plutôt le
capitalisme monopoliste d'État, où les entreprises
géantes sont régulièrement soutenues par des fonds
publics et où les frontières entre l'État et
l'oligarchie financière sont pratiquement
inexistantes.
Cela est amplement démontré lorsque les partis
politiques du Congrès américain et du Parlement
canadien permettent que la surveillance de ces
sauvetages massifs financés par les deniers
publics soit mise entre les mains de BlackRock et
d'autres institutions financières privées avec peu
ou pas d'objection.
Des questions doivent être posées. Premièrement,
pourquoi BlackRock de toutes ces institutions
devrait-elle se voir accorder une telle autorité
et influence par le Congrès américain et le
Parlement canadien étant donné ses
antécédents ? Et deuxièmement, pour aborder
la situation dans son ensemble, pourquoi les
grandes banques privées et les oligarques
financiers aux États-Unis et au Canada
devraient-ils avoir tant de pouvoir sur la
destination des fonds publics, en particulier
lorsque nous sommes confrontés à une récession
extrêmement grave qui pourrait secouer les
fondements mêmes de l'économie mondiale ? Où
se trouve la volonté du peuple dans cette
équation ? L'intérêt privé doit-il supplanter
le bien public ?
Encore, il semble que de nouveau les renards se
verront confier la responsabilité de gérer le
poulailler. Il faut une meilleure voie vers
l'avant.
Notes
1. « Weimar
America, here we come ! Virus hysteria
adds $10 trillion to the national debt »,
Mike Whitney, Information Clearing House, 12
avril 2020
2. « BlackRock
takes command », Joyce Nelson, Counterpunch, 8
avril 2020
3. « Why
BlackRock has a role in the Fed bond-buying
spree : Quick take », Annie Massa,
Bloomberg, 25 mars 2020
4. « Icahn
called BlackRock 'An extremely dangerous
company' ; the Fed has chosen it to manage
its corporate bond bailout programs »,
Pam Martens et Russ Matens, Wall Street on
Parade, 30 mars 2020
5. « Fed
releases details of BlackRock deal for virus
response », Matthew Goldstein, New
York Times, 27 mars 2020
6. « Mise
à jour : La Banque du Canada introduira un
Programme d'achat de papier commercial »,
Banque du Canada, 27 mars 2020
Cet article est paru dans
Volume 50 Numéro 31 - 10 mai 2020
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