Le Marxiste-Léniniste

Numéro 121 - 14 septembre 2016

La « lutte à la radicalisation » du gouvernement du Québec

Un État policier quel que soit le nom

PDF

La « lutte à la radicalisation » du gouvernement du Québec
Un État policier quel que soit le nom - Pauline Easton
Un dangereux précédent - Diane Johnston
De nouveaux arrangements pour criminaliser les luttes de résistance au nom de la protection de la personne - Fernand Deschamps

Un cas de radicalisation monté de toutes pièces par les opérations occultes
Un tribunal de la Colombie-Britannique juge que la GRC a organisé un complot terroriste - Matthew Behrens


La « lutte à la radicalisation » du gouvernement du Québec

Un État policier quel que soit le nom

Le 18 août dernier, le Collège Maisonneuve, situé dans l'est de Montréal, a annoncé qu'il embauchait deux « travailleurs de corridor » et deux « autres spécialistes de la radicalisation » pour « lutter contre la radicalisation ». Le gouvernement libéral de Philippe Couillard a annoncé que le cégep a reçu 400 000 $ en mars dernier pour ce programme « d'intervention » auprès des jeunes.

La ministre de l'Enseignement supérieur Hélène David, qui a annoncé le soutien financier en conférence de presse, a dit qu'il s'agissait d'un projet-pilote pour « implanter des mesures d'appui au vivre-ensemble ». Le maire libéral de Montréal, Denis Coderre, qui était présent, a dit qu'« un élément essentiel dans la résolution de conflit est d'avoir des gens sur place pour bâtir des ponts et prévenir les conflits ».

Line Légaré, porte-parole du collège de Maisonneuve, a dit : « Les travailleurs de corridor seront sur le terrain pour recueillir la parole des étudiants. Leur défi est de se faire accepter, de gagner la confiance des jeunes pour les aider. » Leur travail en sera un de délation puisque si un étudiant prépare « quelque chose de dangereux », la direction du cégep avertirait le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), a-t-elle expliqué.

D'autres institutions, dont les cégeps Dawson et Rosemont et même la fédération des cégeps, ont par la suite demandé des ressources et d'avoir voix au chapitre.

Tout cela va dans le sens d'introduire les structures d'un État policier dans la vie civile. Prétendre qu'on assure la sécurité des gens en instituant une police politique dans nos maisons d'éducation et en institutionnalisant la délation, c'est surpasser les tentatives dans l'histoire de justifier l'État policier. Les délateurs vont faire rapport au CPRMV, aux forces policières, voire à la GRC, qui pourra intervenir en suivant son manuel de lutte à la radicalisation, lequel n'a été soumis à aucun débat politique ni approuvé.

Après l'expérience des pogroms et les atrocités des nazis et des militaristes japonais durant la Deuxième Guerre mondiale, les peuples du monde ont condamné la méthode répressive qui consiste à créer un climat de suspicion, la peur de l'« autre », l'insécurité et la division. Brandir le drapeau de la sécurité pour faire accepter la criminalisation des jeunes, et des parents s'ils osent intervenir, et faire accepter la criminalisation de la conscience est tout aussi dangereux qu'inacceptable. On devient la cible du doute et de la méfiance juste à en parler. Ça ne doit pas passer !

Les causes de la soi-disant radicalisation ne sont pas identifiées et le terrorisme reste sans définition. Toutes les formes de terrorisme, qu'il s'agisse d'actes individuels ou de terrorisme d'État, doivent être combattues, mais la plus pernicieuse d'entre elles est le terrorisme d'État. En effet, les actes individuels peuvent être punis par l'État en vertu du code pénal. Mais lorsque l'État commet des actes de terreur, qui le surveille et qui le punira ? Il est absurde de parler d'un mécanisme de surveillance civile ou de centres civils pour la prévention de la radicalisation puisqu'ils doivent tous se soumettre au plan de l'État. Ce qui fait que, plutôt que de voir à la sécurité des citoyens, leur fonction est de faire en sorte que l'État soit irrécusable. Leur rôle est de consacrer l'impunité de l'État.

On continue d'associer des croyances religieuses, en particulier l'Islam, au terrorisme et il y a absence d'un discours sain sur les problèmes de la vie auquel chacun peut participer sans craindre de représailles ou répercutions. Ceux qui se disent libéraux blâment le discours de l'extrême droite qui incite au fanatisme, à la xénophobie et à la haine alors qu'eux seraient les modérés et que leur intention n'est que de prendre des mesures préventives, comme avec ce plan de lutte à la radicalisation. Eux représenteraient l'état de droit. Il serait raisonnable de les soutenir eux plutôt que l'extrême droite ou les extrémistes islamiques.

En fait, au nom de la protection de la jeunesse, qu'on dit vulnérable à la radicalisation, le rôle de ces modérés et forces dites raisonnables est de nier le droit de conscience des jeunes. Et pendant ce temps tous les efforts sont faits pour recruter les jeunes dans l'armée et les impliquer dans des guerres d'agression et le terrorisme d'État. Notons en passant que les guerres d'agression pour forcer des changements de régime dans certains pays que les États-Unis déclarent « non coopérants » ne sont pas considérées comme une source de violence et un exemple d'extrémisme. Ceux qui y participent sont proclamés héros et ceux qui s'y opposent sont criminalisés.

La criminalisation de la conscience, la délation institutionnalisée et le profilage sont les méthodes brutales d'un État policier. Notre sécurité est dans la lutte à la défense des droits de tous et toutes. La police politique ne doit pas entrer dans nos maisons d'éducation !

Haut de page


Un dangereux précédent

Le 19 août, le soi-disant Centre pour la prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV), créé par la Ville de Montréal en mars 2015, rendait public son rapport de 84 pages intitulé Enjeux et perspectives de la radicalisation menant à la violence en milieu scolaire au Québec . Le directeur général du centre affirme dans l'introduction que « la radicalité violente instillée aux jeunes demeure la forme la plus préoccupante, puisque ceux-ci représentent un groupe plus vulnérable, à la recherche d'une expression de soi, d'un idéal, d'une façon de se révolter contre un système dans lequel ils ne se sentent pas écoutés, compris et respectés. De fait, la radicalisation contemporaine ne se réduit pas uniquement à un phénomène religieux, mais touche tout autant (sinon plus) les dimensions psychologiques, sociales, identitaires, politiques et géopolitiques. De plus, les formes nouvelles d'engagement et la maîtrise des moyens technologiques constituent des défis supplémentaires dont il faut maintenant tenir compte. »

Ceci fait partie des efforts du gouvernement Couillard pour criminaliser la dissidence et cibler la jeunesse, en particulier les jeunes musulmans, comme étant source de violence. Ces efforts ont trouvé aussi un appui chez le gouvernement Trudeau qui annonçait en mars 2016 la création d'un Bureau du coordonnateur de la sensibilisation des collectivités et de la lutte contre la radicalisation. Ils ont aussi l'appui de Ralph Goodale, ministre fédéral de la Sécurité publique, qui, de passage au CPRMV à Montréal le 15 août dernier, a déclaré : « Nous avons également présenté une nouvelle loi visant à créer un comité de parlementaires prévu par la loi ayant un accès exceptionnel à des renseignements classifiés et un mandat de scruter les activités de sécurité et de renseignement de tous les ministères et organismes du gouvernement du Canada. Les objectifs du comité comporteront deux volets - s'assurer que tous ces ministères et organismes sont efficaces à assurer la sécurité des Canadiens et assurer le respect de nos valeurs, de nos droits et de nos libertés ainsi que du caractère ouvert, inclusif et démocratique de notre pays. Les Canadiens ne devraient s'attendre à rien de moins. »

Citant le cas du jeune homme de Strathroy, en Ontario, qui a été tué le 15 août 2016 alors qu'il allait prétendument déclencher un engin explosif, le ministre Goodale a ajouté : « Cet événement met en évidence que dans ce monde incertain, aucun endroit n'est à l'abri de la menace terroriste. De plus, la préoccupation la plus importante concerne des solitaires qui adoptent des idéologies perverses et extrêmes qui font la promotion de la violence. [...] Nous devons devenir vraiment bons à ces tâches afin de préserver notre diversité et pluralisme en tant que force nationale unique.

« Certains travaux dans ce domaine sont déjà en cours au Canada, dans différentes universités et dans des villes comme Montréal et Calgary, par exemple, mais il n'y a que peu de cohérence nationale. Notre but est de commencer à régler ce problème cette année. »

La question de la sécurité est très importante pour une société. La sécurité est établie en respectant les droits de tous et toutes, surtout le droit de conscience. Tous les membres de la société doivent pouvoir participer aux délibérations sur comment se garantir un avenir, surtout les jeunes. Partout au pays, les gens demandent que les investissements nécessaires soient faits dans les programmes sociaux comme l'éducation, les sports et loisirs et les activités culturelles. Les besoins sont énormes. Mais au lieu de cela il y a des compressions dans les programmes et les jeunes sont criminalisés, soumis au profilage et considérés comme chasse ouverte. La criminalisation de la conscience, la délation institutionnalisée et le profilage sont les méthodes brutales d'une gouvernance qui conduit à la marginalisation et à la criminalisation des jeunes sur une grande échelle. C'est de la maltraitance et cela opère sur une grande échelle.

Personne ne va croire que la suspicion envers les jeunes et la délation aux forces policières va créer la sécurité ou que ceux qui implantent ces mesures sont les représentants et défenseurs de « notre diversité et pluralisme en tant que force nationale unique » pour « prévenir la radicalisation », comme le prétend Ralph Goodale.

Haut de page


De nouveaux arrangements pour criminaliser
les luttes de résistance au nom de la protection
de la personne


Manifestation des étudiants à Québec, le 1er mars 2012, durant la grève étudiante

En adoptant en juin 2016 le projet de loi 59, Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes , les députés de l'Assemblée nationale du Québec ont permis au gouvernement libéral d'espérer réaliser ce qu'il n'avait pas été en mesure d'accomplir avec la Loi 78, Loi permettant aux étudiants de recevoir l'enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu'ils fréquentent . Cette loi infâme qui ciblait les étudiants en grève fut adoptée en 2012 par le gouvernement libéral et appuyée par la Coalition Avenir Québec (CAQ). Elle avait été dénoncée comme une attaque contre les droits d'expression et d'association et faisait l'objet de nombreuses contestations judiciaires sur le plan de la Charte canadienne des droits et libertés .

Un aspect important de la Loi 59 à cet égard sont les changements substantiels apportés au Code civil du Québec ainsi qu'à plusieurs lois modifiées par cette législation, dont la Loi sur les collèges d'enseignement général et professionnel (chapitre C-29), la Loi sur l'enseignement privé (chapitre E-9.1), la Loi sur la fiscalité municipale (chapitre F-2.1), la Loi sur l'instruction publique (chapitre I-13.3) et la Loi sur la protection de la jeunesse (chapitre P-34.1).

Ainsi, dans la préface à la Loi 59, il est mentionné que la loi « prévoit l'attribution, aux tribunaux judiciaires, du pouvoir d'ordonner des mesures propres à favoriser la protection des personnes dont la vie, la santé ou la sécurité est menacée par une autre personne par l'introduction, en matière de procédure civile, d'un concept d'ordonnance de protection ». À l'article 21, il est mentionné que l'article 509 du code civil sera maintenant modifié pour qu'une telle injonction appelée ordonnance de protection puisse « enjoindre à une personne physique de ne pas faire ou de cesser de faire quelque chose ou d'accomplir un acte déterminé en vue de protéger une autre personne physique dont la vie, la santé ou la sécurité est menacée. Une telle injonction, dite ordonnance de protection, peut être obtenue, notamment dans un contexte de violences. »

Il est difficile de voir à quoi rime tout ce que le gouvernement met en place, à moins de se rappeler comment le gouvernement libéral de Jean Charest a traité le mouvement de grève des étudiants en 2012. Dans la Loi 78 du gouvernement Charest on pouvait lire ceci : « Tout établissement, ses dirigeants et ses représentants doivent prendre les moyens appropriés pour que soient dispensés, ou continuent de l'être, les services d'enseignement à l'ensemble des étudiants qui y ont droit. » Elle contenait « des dispositions visant à préserver la paix, l'ordre et la sécurité publique ainsi que diverses mesures de nature administrative, civile et pénale ».

La Loi déclarait que « nul ne peut, par un acte ou une omission, entraver le droit d'un étudiant de recevoir l'enseignement dispensé par l'établissement d'enseignement qu'il fréquente, faire obstacle ou nuire à la reprise ou au maintien des services d'enseignement d'un établissement ou à l'exécution par les salariés de leur prestation de travail relative à ces services ».

C'était une tentative désespérée du gouvernement libéral de l'époque de tenter de contenir le mouvement des jeunes et étudiants qui s'opposaient au programme du gouvernement de payer les riches et d'imposer des hausses de frais de scolarité. La Loi 78 a été subséquemment abrogée par un décret du gouvernement péquiste de Pauline Marois, un mois après son entrée au gouvernement, suite aux résultats des élections de septembre 2012 qui a vu les libéraux être relégués au rôle de parti d'opposition et leur chef et premier ministre, Jean Charest, défait dans sa circonscription. Mais maintenant le gouvernement libéral va tenter de nouveau de criminaliser les décisions prises par les assemblées générales des associations étudiantes, pareillement à celles adoptées en 2012 pour faire la grève. En faisant appel à une définition libérale des droits individuels, qui nie les droits collectifs, le gouvernement libéral pourrait utiliser cette nouvelle loi pour bloquer la décision d'une association étudiante de mener des actions de grève ou de participer à tout autre événement qu'il juge que cela outrepasse les droits individuels d'un étudiant. C'était encore plus préoccupant puisque les droits au Canada sont définis sur la base de droits individuels et qu'aucun droit collectif n'est reconnu. Seulement le code du travail fournit aux travailleurs certains droits collectifs tels que le droit à la grève sous certaines conditions. Maintenant de nouvelles lois sont en train d'enlever aussi ces droits au nom du droit démocratique des gouvernements d'adopter des budgets d'austérité qui limitent le droit de négocier les salaires et les conditions de travail. Ces nouvelles lois vont ainsi criminaliser les grèves des travailleurs à la défense de leur droit collectif de négocier librement.

En plus de cela, la Loi 59 considère les problèmes auxquels fait face la société comme une question de comportement individuel. C'est ainsi qu'il y est déclaré nécessaire « d'instaurer de nouvelles mesures de protection pour les personnes dont l'intégrité physique ou psychologique est menacée ».


Manifestation mensuelle, le 22 juillet 2012, durant la grève étudiante au Québec

La même vision dangereuse derrière ces mesures se retrouve dans les commentaires du 23 août dernier du ministre de la Santé, Gaétan Barrette, à propos des coups de feu qui ont eu lieu le soir du rassemblement de victoire du Parti Québécois en 2012, attaque durant laquelle un membre de l'équipe technique a été tué et un autre blessé et qui visait Pauline Marois et « tous les séparatistes », comme l'a crié Richard Henri Bain durant l'action. Le ministre Barrette, s'adressant en anglais aux médias anglophones, a dit : « quand on brasse trop les choses, des fois, des choses comme ça peuvent se produire. » ( « When you stir things up too much, sometimes things like that can happen. ») Le ministre a été forcé de s'excuser sur-le-champ pour ses propos mais cela montre où mène la criminalisation de la conscience et que la distinction est mince entre ce que le gouvernement considère comme « un danger à la sécurité » et ce qui est un danger à ses propres opinions politiques.

La Loi 59 prévoit que « dans les secteurs de l'éducation préscolaire et de l'enseignement primaire, secondaire et collégial, que tout contrat qui permet l'utilisation totale ou partielle d'un immeuble d'un collège, d'une commission scolaire ou d'un établissement d'enseignement privé est réputé contenir une clause permettant à ces entités de le résilier lorsque le cocontractant ou toute autre personne a, dans le cadre de cette utilisation, un comportement qui peut raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou psychologique des élèves ou étudiants ou des autres personnes qui s'y trouvent. »

Cette clause vise avant tout les organisations musulmanes ou celles dont l'idéologie est considérée extrémiste, fournissant ainsi un mécanisme pour mettre fin au contrat d'utilisation de locaux.

Si des mesures doivent être adoptées qui criminalisent les étudiants, les travailleurs ou tout autre segment de la population, c'est important que le corps politique participe à adopter des critères sur la base desquels ils seront jugés. Mais cela n'est pas fait. Par exemple, la Loi 59 ne définit pas ce qu'est un contexte de violence. La Loi est totalement muette sur cette question. Le soi-disant Centre de prévention contre la radicalisation menant à la violence (CPRMV), tout en avouant qu'« il n'existe pas de définition universelle sur le phénomène de la radicalisation menant à la violence », le définit comme suit : « un processus selon lequel des personnes adoptent un système de croyances extrêmes — comprenant la volonté d'utiliser, d'encourager ou de faciliter la violence — en vue de faire triompher une idéologie, un projet politique ou une cause comme moyen de transformation sociale ».

Selon le directeur général du CPRMV, Herman Deparice-Okomba, « si de jeunes Québécois se tournent vers les discours radicaux ou vers la violence comme solutions acceptables à leur mal-être, c'est que nos sociétés n'arrivent pas à bien comprendre leurs revendications et leurs aspirations, et à y répondre de façon à canaliser leurs besoins vers des solutions constructives. »

Il a peut-être mis le doigt sur le problème mais il refuse de tirer les conclusions qui s'imposent, à savoir que les jeunes sont bloqués par une société qui ne leur offre pas d'avenir. Au lieu de changer les conditions afin de les moderniser pour répondre aux exigences de l'époque, l'autorité criminalise tous ceux et celles qui affirment leur droit de conscience et prennent action pour défendre leurs droits. Les institutions qui se disent démocratiques mais n'offrent pas de mécanismes permettant de résoudre les problèmes de façon pacifique, qui harmoniseraient les intérêts individuels et collectifs dans le cadre des intérêts généraux de la société, sont anachroniques. Elles ne sont d'aucun service au corps politique. Bien au contraire, elles tentent de maintenir jusqu'à la fin des temps des arrangements dépassés en imposant des mesures d'un État policier.

Le fait d'utiliser les tribunaux pour obtenir des injonctions sur une base fallacieuse puis d'imposer des peines d'emprisonnement à ceux déclarés coupables d'outrage au tribunal pour ensuite déclarer que c'est démocratique, est une preuve de l'utilisation des privilèges et du pouvoir d'une façon intéressée et destructrice.

Ce qui est remarquable est que les modifications apportées à la Loi 59 et aux autres lois semblables ont toutes un dénominateur commun qui est d'introduire la notion de « comportement » qui va « raisonnablement faire craindre ». Qui définit ce qu'est une menace et envers qui et pourquoi, et qu'est-ce qui est « raisonnable » ? Selon la Loi 59, c'est le ministre de l'Éducation, le ministre de l'Enseignement supérieur ou la personne qu'il délègue, qui se voit octroyer des pouvoirs immenses dont celui de résilier les contrats de location après l'enquête qu'ils mènent eux-mêmes.

Bien sûr, la Loi ne donne pas le mandat d'examiner les budgets alloués annuellement aux cégeps. Un tel examen constaterait sans l'ombre d'un doute comment les compressions exigées année après année dans le cadre des mesures d'austérité contribuent à « un comportement qui peut raisonnablement faire craindre pour la sécurité physique ou psychologique des élèves ou étudiants [...] ».

La jeunesse au Québec a une longue tradition de résister aux tentatives de l'isoler et de la criminaliser. La loi 59 est similaire au projet de loi 78 et mérite d'être dénoncée haut et fort parce qu'elle vise tous les jeunes, en particulier les jeunes de la communauté musulmane et des organisations dont les idéologies sont jugées « extrémistes » par le gouvernement ou la police politique.

(Sources : le Centre de prévention contre la radicalisation menant à la violence et Le Devoir )

Haut de page


Un cas de radicalisation monté de toutes pièces par les opérations occultes

Un tribunal de la Colombie-Britannique juge que la GRC a organisé un complot terroriste

À la fin du mois de juillet, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu que des agents de la GRC ont participé activement à la préparation, au financement et à la facilitation d'un acte terroriste. Par l'exploitation cruelle de deux anciens héroïnomanes ayant des problèmes évidents de santé mentale, les agents de la GRC ont fait tout ce que font les agences de sécurité d'État : lorsqu'aucun complot terroriste n'existe pour justifier la raison d'être de l'agence, ils en fabriquent un tout simplement. C'est bon pour les relations publiques, et, évidemment, la GRC, une organisation qui a l'habitude de tremper directement ou indirectement dans des attaques aux droits humains, dans la misogynie systémique et dans la complicité de torture, est toujours en quête de publicité positive. Quoi de mieux alors que d'orchestrer le démantèlement d'un complot soi-disant ourdi par deux malheureux qui ont été facilement pris au piège.

Heureusement que la juge Catherine Bruce ne l'entend pas ainsi. Tous les citoyens de ce pays devraient se faire un devoir de lire la décision de la juge Bruce. Elle y suspend la procédure contre John Nuttall et Amanda Korody, les supposés auteurs du complot d'autocuiseurs de juillet 2013, et déclare :

« Il y a suffisamment de terroristes dans le monde à l'heure actuelle. Nous n'avons pas besoin que des agents de police transforment en terroristes des individus marginalisés qui n'ont ni la capacité ni la motivation de le faire eux-mêmes... La police a nettement péché par excès de zèle et elle a agi sur la base de la présomption que tout est acceptable lorsqu'on enquête sur le terrorisme. »

La décision de la juge Bruce fait des centaines de pages, mais demeure néanmoins un guide sur comment la GRC a toujours agi, au détriment des lois qu'elle est censée faire appliquer et sans le moindre souci pour les droits humains des personnes ciblées. La décision expose une organisation qui, en dépit des nombreuses enquêtes judiciaires qui ont recommandé des changements importants dans le domaine des enquêtes liées à la sécurité de l'État, n'a rien changé de son modus operandi selon lequel tout est permis. La « police montée » iconique du Canada semble croire qu'elle va toujours jouir d'impunité.

En fait, aucun des agents de la GRC qui ont eu recours à la contrainte et aux menaces contre Nuttall et Korody n'a été accusé de quoi que ce soit, bien qu'ils aient fait croire aux deux malheureux individus qu'ils seraient tués s'ils ne mettaient pas à exécution le plan de la GRC de mettre des autocuiseurs sur la pelouse de l'Assemblée législative de la Colombie-Britannique.

Une enquête sans aucun fondement

Dès le départ, l'opération « Souvenir » de la GRC a reposé sur une absence totale de fondement, comme ce fut aussi le cas d'autres soi-disant cas de sécurité nationale (les cas entre autres d'Abdullah Almalki, Ahmad El Maati, Muayyed Nureddin, Maher Arar, Abousfian Abdelrazik, Benamar Benatta et Omar Khadr). Les choses ont commencé par un « tuyau » du très incompétent Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) à l'effet que Nuttall constituait une menace à la sécurité publique en raison d' « informations d'ordre général non vérifiées ». Lors d'une rencontre entre un représentant du SCRS et le surintendant Bond de la GRC de la Colombie-Britannique, l'agent du SCRS a indiqué que Nuttall « serait » un récent converti musulman cherchant à recruter d'autres individus pour commettre des actes de violence, sans pour autant révéler les sources de cette allégation. Bien qu'elle ne possédait aucune preuve que Nuttall était impliqué dans des activités criminelles, et sachant très bien qu'il « ne posait aucune menace imminente », la GRC a tout de même entrepris une enquête qui au niveau du quartier général national s'est rapidement transformée en cause majeure. La directive donnée au surintendant Bond était de « travailler assidument sur ce dossier et de le mener à bien en tant qu'enquête prioritaire ». Pour la juge Bruce, il ne fait aucun doute que cette enquête était « urgente et une priorité nationale » pour Ottawa.

Opération Souvenir était en grande partie l'oeuvre du Sergent Kalkat. La juge a trouvé que la façon de faire de Kalkat était « dictatoriale » et qu'il « ne tolérait  opinion différente de la sienne », en particulier toute opinion émise au sujet de l'arnaque policière et d'autres activités illégales menées par la GRC. Kalkat était aussi un individu pour qui, comme pour les autres désastres liés à la sécurité nationale menés par la GRC, l'Islam représentait une menace à la sécurité nationale.

La juge Bruce écrit :

« Lorsqu'on lui a demandé pourquoi il jugeait qu'il y avait risque malgré le manque de preuves à l'effet que M. Nuttall exprimait des croyances extrémistes, le sergent a témoigné à l'effet que le cellulaire et le blogue de M. Nuttall étaient inscrits sous le nom de 'Muhammad Muhammad'. Il a aussi mentionné que Mme Korody portait le hijab et qu'elle s'était convertie à la religion musulmane. De toute évidence, le sergent Kalkat associait terrorisme et adhésion à la foi islamique en général. »

Kalkat a été semoncé par la juge Bruce pour son manque incroyable de crédibilité. « J'ai trouvé assez incroyable qu'il conservait si peu de notes des réunions et des conversations avec son équipe au sujet du projet tout en prétendant se souvenir sans défaillance des événements favorables à la position de la Couronne », a-t-elle dit, rappelant les conclusions mêmes des comités de surveillance chancelants qui eux-mêmes ont soulevé de nombreuses instances du travail indolent et bâclé de la GRC et du SCRS. Aussi, dans le plan original d'opération Souvenir et dans la demande d'extension de l'opération, les agents impliqués n'avaient pas cherché à obtenir une « autorisation devant inclure des agents clandestins se faisant passer pour des membres d'un groupe terroriste ». Sans doute a-t-on simplement présumé que les agents de la GRC pouvaient faire ce qu'ils voulaient, puisqu'ils ne semblent jamais devoir rendre des comptes pour leurs activités illégales.

Les personnes ciblées : des toxicomanes isolés et vulnérables

Nuttall et Korody étaient tous les deux des êtres isolés et vulnérables dépendant de livraisons quotidiennes de méthadone pour les aider à surmonter leur dépendance à l'héroïne. Ils sortaient rarement, si ce n'est pour aller s'acheter des cigarettes et du café ou pour aller jouer de temps à autre au paintball. En somme, ils préféraient rester à la maison et jouer à des jeux vidéo. Korody était souvent malade, il vomissait constamment. Il arrivait, selon certains, que Nuttall exprime parfois des points de vue dits « extrémistes », en particulier devant de purs étrangers, mais même le sergent Kalkat a avoué lors du procès qu'il ne s'agissait pas du « comportement typique d'un terroriste aux intentions sérieuses ».

Mais Kalkat et un groupe d'agents clandestins de la GRC étaient convaincus que les opinions « extrémistes » de Nuttall constituaient une menace à la sécurité nationale, et ils ont consacré d'énormes ressources pour convaincre Nuttall de planifier un complot terroriste « faisable » afin de pouvoir ensuite l'arrêter. En effet, bien que le budget final n'ait pas encore été révélé, la GRC a versé près d'un million de dollars en temps supplémentaire à près de 200 agents pour mener à bien ce projet de broche à foin.

Un observateur objectif aurait sans doute conclu que les grandes paroles de Nuttall, bien qu'inquiétantes, ne mèneraient jamais à des actes. Nuttall avait exprimé qu'il était en mesure de déclencher une guerre civile aux États-Unis, qu'il pouvait tenir le monde en otage en détournant un sous-marin nucléaire à Nanoose Bay simplement en s'y approchant à la nage. Il s'est aussi vanté de pouvoir pirater le serveur du gouvernement israélien, de pouvoir prendre d'assaut la base militaire d'Esquimalt avec des AK-47 et de pouvoir fabriquer des roquettes Qassam pour des frappes contre les édifices du parlement à Victoria. C'est le genre de fabulations que la GRC prétend avoir pris au sérieux. En un mot, Nuttall avait exactement le profil de personnes que des agences comme le FBI manipulent régulièrement et piègent afin de pouvoir déclarer de nouvelles victoires pour les États-Unis dans la guerre contre le terrorisme.

En février 2013, le groupe des « Special O » de la GRC a cessé la surveillance d'opération Souvenir. La juge Bruce a déclaré qu'il « est clair que s'il y avait eu la moindre indication que M. Nuttall représentait une menace imminente, le Special O n'aurait pas été réassigné ». Malgré tout, le projet est demeuré une priorité nationale pour la division E-INSET de la GRC à Ottawa, suite, entre autres, à une « lettre d'information » à l'effet que Nuttall avait tenté de se procurer du nitrate de potassium à la pharmacie, mais, comme toujours, aucune source n'a été révélée pour affirmer ce « tuyau », et aucune enquête n'a été entreprise pour déterminer si Nuttall savait que le nitrate de potassium pouvait servir à la production d'explosifs.

La GRC n'a pas pris la peine de confirmer si Nuttall se procurait le produit par le biais de son modeste chèque d'assistance sociale ou s'il avait posé des gestes autres que ce qui avait été rapporté dans le rapport de surveillance de la GRC, comme, par exemple, aller chercher des ordonnances pour sa grand-mère. Aucun agent de la GRC n'a révisé la vidéo de surveillance de la résidence Nuttall que très tard dans l'enquête pour confirmer ce qui était allégué par le SCRS et en aucun temps la GRC n'a-t-elle mené des entrevues auprès des voisins et des connaissances du couple, ni a-t-elle surveillé l'internet du couple afin de déterminer si effectivement il communiquait avec des gens qui seraient mêlés au terrorisme. (En fait, un examen de l'ordinateur après l'arrestation du couple a révélé qu'aucune communication de ce genre n'avait été faite.) La GRC avait aussi installé des caméras de surveillance à l'extérieur de la résidence, mais ne les avait pas activées 24 heures sur 24.

La création d'un complot

La très bien rémunérée équipe d'opération Souvenir a inventé pas moins de 28 scénarios différents pour inciter Nuttall à ourdir un complot terroriste. Même l'utilisation d'un agent clandestin (l'agent A) - qui a joué le rôle d'un terroriste d'expérience et bien connecté au monde du terrorisme ainsi que de soi-disant guide spirituel islamiste avec d'importants liens internationaux, - n'a pas eu l'effet escompté d'inciter Nuttall à passer aux actes. Par contre, Nuttall et Korody pensaient avoir enfin trouvé un véritable ami sur lequel ils pouvaient compter pour leurs besoins de tous les jours. Tous les efforts déployés par l'agent A pour inciter Nuttall à concevoir un plan terroriste et de le noter dans son portable ont été un échec. En effet, Nuttall ne discutait d'activités extrémistes qu'en présence de l'agent A, qui l'encourageait à trouver le moyen de concrétiser ses pensées.

Korody, pour sa part, ne discutait jamais de tels plans, mais la GRC voulait qu'elle fasse partie de la combine, puisqu'il faut être au moins deux pour répondre à la définition d'un groupe terroriste. C'est pour cela que l'agent A insistait pour que Nuttall ordonne à Korody de participer aux réunions et aux missions de reconnaissance organisées par la GRC, même si Korody était tellement malade qu'elle pouvait à peine quitter la maison. Au sujet de ces agissements, la juge Bruce dit : « L'équipe de commandement discutait des façons d'embrouiller Mme Korody dans ces scénarios, et croyait fermement que les agents ne pouvaient l'incriminer que sur la base de ses propos », puisque les propos de l'ex-héroïnomane reflétaient souvent ceux de Nuttall.

Lorsque certains agents à l'interne exprimaient des réticences par rapport au processus en cours, ils furent ignorés, y compris l'affirmation de l'équipe clandestine à l'effet que « l'agent A exerçait énormément de pression sur M. Nuttall pour qu'il entreprenne des actes djihadistes et lui donnait même les moyens de mener des actes terroristes qu'il ne pouvait accomplir seul, faute de ressources et de contacts ». En mars 2013, l'équipe d'opération Souvenir exprimait déjà des inquiétudes au sujet de l'arnaque, ce qui n'a pas empêché Kalkat et des membres de l'équipe d'ordonner à l'agent A d'inciter Nuttall à laisser tomber ses grandes manoeuvres irréalisables et à plutôt concentrer sur un simple complot, comme poser trois bombes autocuiseurs devant l'édifice de l'Assemblée législative lors de la Fête du Canada. En effet, c'était l'échéancier auquel la GRC tenait mordicus, en dépit du fait que Nuttall faisait tout en son possible pour se retirer du processus, qu'il implorait d'avoir des conseils spirituels et qu'il questionnait la moralité de ces actes. L'agent A ne lui a pas permis d'obtenir les conseils d'un imam et l'invita plutôt à consulter les sites « extrémistes » qui pullulent sur l'Internet.

La GRC a souvent exprimé sa frustration devant la lenteur de l'opération. Nuttall ne réussissait même pas à accomplir des tâches aussi simples que de télécharger une carte de Victoria, ni avait-il la présence d'esprit d'en acheter une. La juge Bruce de conclure :

« Seule la GRC était intéressée à mener un jihad violent de la façon la plus facile et rapide. M. Nuttall continuait d'exprimer plutôt son voeu de mener à bien de nombreux scénarios farfelus, mais même si certains d'entre eux avaient été plausibles, ils auraient exigé des ressources et des compétences bien au-delà de celles de Nuttall ou de Mme Korody, et bien au-delà de ce qu'ils pouvaient acquérir. »

En mai, dans une mise à jour, Kalkat a informé ses supérieurs que Nuttall ne posait aucune inquiétude en termes de la « sécurité publique » et que l'agent A avait une mainmise sur Nuttall, qui ne ferait rien sans l'acquiescence de son « ami ». L'agent A a continué de promouvoir auprès de Nuttall des interprétations erronées de l'Islam, lui disant, entre autres, que le devoir de tout musulman était de mourir en martyr.

Sans relâche l'agent A incitait Nuttall à concevoir une simple activité terroriste, tandis que Nuttall pour sa part continuait de nourrir ses rêves grandioses, tel celui où il fermerait Guantanamo Bay en détournant, entre autres, un train de passagers VIA qui n'existe plus. Comme le note la juge Bruce, l'image du monde terroriste de Nuttall venait davantage des films hollywoodiens tel Rambo III.

Comme la Fête du Canada arrivait à grand pas, les agents clandestins « ont discuté du scénario d'un ultimatum qui serait servi à Nuttall, selon lequel on le menacerait de ne plus faire partie d'une organisation djihadiste s'il ne réussissait pas à concevoir un vrai projet et s'il ne faisait pas preuve de dévouement et d'initiative. Le surintendant Bond a confirmé que les prochains scénarios devaient faire en sorte que M. Nuttall se concentre sur un plan réalisable, même s'il reconnaissait que la question de l'arnaque serait difficile à éviter s'il devait aller de l'avant ».

Un des membres de l'équipe, le caporal Matheson, avait exprimé par écrit son scepticisme :

« Nous ne voulons surtout pas dire à notre personne ciblée qu'elle doit s'en aller et revenir avec un plan réalisable. Il se peut que nous le fassions dans le but une fois pour toutes de remettre en cause les intentions de la personne ciblée. À cette étape, cependant, la personne ciblée pourrait aussi revenir avec un autre plan tout simplement parce que c'est nous qui lui avons demandé de le faire. Cela pourrait ressembler à de la coercition, mais aussi à une incitation à transformer en terroriste quelqu'un qui autrement ne le serait pas. »

Préparatifs pour un barrage médiatique

Lorsque juin arriva, la GRC préparait déjà des points de presse traitant du scénario du 1er juillet, même si, comme l'indique la juge Bruce, « ces discussions, curieusement, ont eu lieu avant même que l'opération clandestine n'ait généré un plan concret ». En effet, rien ne portait encore à croire que Nuttall se préparait à entreprendre une activité terroriste, lui qui s'en tenait toujours à ses illusions de grandeur, sans jamais vouloir concrètement passer à l'action en l'absence de l'incitation et la participation de l'équipe clandestine.

La GRC, pour sa part, à ce même moment, demandait un avis juridique sur comment piéger Nuttall tout en répondant aux critères d'une accusation de terrorisme. Kalkat a demandé un avis juridique à savoir si la GRC pouvait simplement dresser une liste des objectifs que les agents devraient attendre pour qu'il s'agisse d'un acte terroriste. Un conseiller juridique d'Ottawa a dit, tel que résumé par la juge Bruce, qu'une « telle liste ne pouvait être dressée et que le fait que l'organisation clandestine en demandait une indiquait jusqu'à quel point elle ne saisissait pas la problématique des actes terroristes dans toute sa complexité ». Pour ce qui est de la partenaire de Nuttall, Korody, le conseiller juridique a noté que le fait que la GRC tentait de l'impliquer dans le coup pour créer par le fait même un « groupe terroriste » n'était pas « une situation particulièrement heureuse, compte-tenu de la nature de la relation entre les deux individus. Vous devez avoir bien en mains des preuves qui répondent à la définition légale d'un groupe terroriste : une ou plusieurs personnes dont l'objectif est de commettre ou de faciliter un important acte de violence, ou d'intimider le public, pour des raisons religieuses, politiques ou idéologiques ». Le seul groupe qui répondait à cette définition à ce moment-là était celui composé uniquement d'agents de la GRC.

Nuttall, lui, continuait de faire part de ses grands déchirements intérieurs concernant la possibilité de tuer des personnes innocentes et demandait d'être guidé spirituellement. L'agent A le rassurait en l'invitant à écouter son coeur. La juge Bruce résume ainsi cette relation malsaine et le rôle de la GRC :

« L'agent A disait à M. Nuttall que s'il réussissait à formuler un plan réalisable, lui-même le financerait et s'occuperait même de toute la logistique. Concrètement, l'agent A conseillait à M. Nuttall de concevoir un meilleur projet terroriste. Même cet engagement de la part de l'agent n'a pas réussi à calmer M. Nuttall, qui s'est effondré en larmes. L'agent A le consola en lui expliquant que tout allait bien se passer et qu'ils allaient y parvenir ensemble en y allant 'un pas à la fois'. M. Nuttall a fait comprendre qu'il avait besoin de l'aide de l'agent A et lui a demandé ce qu'il devait faire jusqu'à leur prochaine rencontre. Facteur important, M. Nuttall a dit qu'il n'allait mener aucune activité de djihad sans les conseils spirituels qu'il recherchait à savoir si le fait de tuer quelqu'un était proscrit ou permis par la foi. Pour toute réponse, l'agent A a ramené Nuttall vers le projet d'une activité djihadiste et a réussi à susciter son enthousiasme pour un plan réaliste cette fois-ci. Nuttall a alors demandé qu'on lui remette son disque dur pour qu'il puisse commencer à préparer le fameux plan. »

Activités de secte de la GRC

Si certains au sein de la GRC trouvaient que ce scénario était voué à l'échec et qu'il devait être terminé, d'autres ont continué d'exiger un plan que Nuttall pourrait s'approprier. L'agent A a entrepris des activités propres aux sectes en isolant Nuttall. Il l'empêchait de fréquenter sa famille ou ses connaissances et lui déconseillait de visiter la mosquée. D'une part, Nuttall était moralement opposé au fait de tuer des gens, et de l'autre, il ne voulait pas déplaire à l'agent A, qui se faisait passer pour le grand terroriste dont l'organisation avait investi sang, temps et argent dans le succès de cette opération. Il a donc tenté de faire un compromis qui saurait plaire à l'agent, lui proposant des plans d'une certaine envergure mais sans faire de victimes. Lorsqu'il lui a proposé un de ses scénarios « symboliques » - des roquettes Qassam sans ogives qui occasionneraient des dommages mineurs à la propriété, sans plus - l'agent A a exprimé son insatisfaction. Plutôt que d'adopter cette proposition moins dangereuse, l'agent A de la GRC « a rappelé à Nuttall les déclarations qu'ils avait déjà faites à l'effet que tuer tous les contribuables faisait partie du plan. M. Nuttall était d'accord pour dire que les victimes pouvaient être des soldats mais voulait absolument que les activités de reconnaissance contribuent à éviter que des innocents ne soient blessés par les roquettes. Il disait aussi que tout le monde pouvait se convertir à la religion musulmane, ce qui lui faisait remettre en doute ses plans pour le djihad. Jusqu'à la fin, il a exprimé sa soif d'un guide spirituel qui savait bien interpréter le Coran sur de telles questions. »

Mais l'agent A a continué d'empêcher Nuttall d'avoir accès à ce guide spirituel qui aurait pu clarifier une fois pour toutes les questions qui le hantaient et qui l'aurait peut-être encouragé à cesser ses grands discours qui dès le début avaient attiré l'attention de la GRC. L'agent A a continué d'offrir des justifications religieuses erronées pour le recours à la violence, une tactique particulièrement déplorable qui consiste à exploiter des gens vulnérables qui lui font confiance. Comme l'indique la décision de la cour :

« Les accusés s'étaient récemment convertis à la religion musulmane et se demandaient constamment ce qui était permis et ce qui était proscrit par Allah et par le Coran. À maintes occasions, M. Nuttall avait exprimé son indécision à savoir s'il était proscrit de tuer quelqu'un, même s'il ne s'agissait pas d'innocents. Il avait souvent dit que les roquettes ne seraient que des actes symboliques et qu'elles ne seraient dotées d'aucune ogive. Et voilà qu'il était incité par la police à commettre des actes d'extrémisme violent. »

À ce stade de la mascarade, la GRC aurait dû reconnaître ce que la juge Bruce a exprimé ainsi :

« L'inaptitude de M. Nuttall et son incapacité de mener à bien même la tâche la plus simple ainsi que le détachement complet de Mme Korody envers son entourage. Cela aurait dû sauter aux yeux de la GRC que M. Nuttall était dans l'incapacité de produire un plan d'action en appui à un complot terroriste et qu'en surcroît il avait la naïveté d'un enfant. »

Mais la GRC voulait à tout prix une intervention à grand déploiement et voulait se mériter les éloges de millions de Canadiens pour être intervenu le jour de la Fête du Canada. Elle a continué de fabriquer de nouveaux scénarios, y compris des missions de « reconnaissance » complètement bâclées ainsi que des excursions des plus bizarres dans les centres commerciaux. Aussi, le rapport au quartier général national d'un agent de la GRC « mentionne la possibilité d'obtenir l'autorisation pour mener à bien des actes criminels telle la participation à une activité terroriste et la facilitation d'une telle activité », ce que désormais la GRC peut obtenir sans problème grâce au projet de loi C-51 qui serait adopté plus tard avec l'appui d'un certain M. Trudeau.

Pression accrue pour le déploiement d'autocuiseurs

La GRC a continué d'inciter Nuttall à accepter un scénario d'autocuiseurs, ce qu'il semble avoir rejeté jusqu'à la dernière minute. Enfin, Nuttall et Korody semblent avoir accepté de placer les appareils (rendus inertes par l'équipe clandestine qui les avaient aidés à les fabriquer !) parce qu'ils craignaient de se faire tuer s'ils se retiraient du complot. Le juge Bruce confirme que leur crainte, dans le contexte de leur relation avec l'agent A et d'autres membres de l'équipe qui se faisaient passer pour des terroristes dangereux, était fondée et par conséquent très réelle.

Mais la GRC devait tout de même avoir en main des preuves quelconques. Les agents ont donc insisté pour que Nuttall dresse un plan à même son ordinateur, ce qu'il n'a jamais réussi à faire. Les agents ont alors sorti le couple de sa maison pour éviter les « distractions » et les ont installés dans un hôtel pour qu'ils puissent se concentrer sur leur complot. À chaque fois que Nuttall soulevait des problèmes relatifs au complot, on lui disait de ne pas s'en faire, que l'agent A veillerait aux détails de l'opération. Aussi les agents ont-ils continué d'ignorer les inquiétudes de Nuttall. La juge Bruce écrit : « M. Nuttall a exprimé ses inquiétudes à l'effet que des femmes et des enfants seraient ciblés, mais l'agent C et l'agent A lui ont expliqué qu'ils se rendaient responsables de ces détails. »

Pendant ce temps, des mémos de certains membres de l'équipe continuaient de refléter un scepticisme certain. Le corporal Matheson écrivait : « Depuis peu nous avons appris que les personnes ciblées ont eu accès à des sommes d'argent et qu'ils ont choisi de ne pas s'en servir pour se procurer des pièces d'engins explosifs. Le fait d'offrir davantage d'argent aux personnes ciblées pour les inciter à surmonter leurs hésitations face à l'achat d'engins explosifs ne constitue pas une preuve à toute épreuve. Aussi, si nous leur donnons de l'argent sous un prétexte quelconque tout en espérant qu'il serve à se procurer des pièces servant à des engins explosifs, nous pourrions par le fait même encourager une activité illégale qui consisterait à financer le terrorisme. »

Tandis que des mémos internes révèlent que le sergent Kalkat savait que le couple pouvait maintenant être arrêté avant le 1er juillet du fait qu'il pouvait constituer un danger imminent, il ne l'a pas fait. Tout était calculé pour obtenir le maximum d'effet dramatique dû à l'installation des instruments inoffensifs sous l'oeil vigilant de la GRC, pour ne pas non plus diluer l'effet médiatique et les grands titres sensationnels non sans rappeler l'attentat du marathon de Boston qui avait eu lieu plus tôt au printemps.

La GRC a hâte d'aller de l'avant avec le complot

La GRC avait hâte d'entamer le complot. Elle a alors participé, selon la juge Bruce, « à la séance de magasinage la plus chaotique et la plus désorganisée possible en dépit des directives spécifiques et de la liste confiée aux accusés sur les endroits où aller acheter le matériel. Bien que la liste d'achats de M. Nuttall consistait d'un nombre relativement restreint d'objets et d'approvisionnements ordinaires (des piles, des autocuiseurs, des clous, une perceuse électrique et un ensemble de tournevis), il est apparent qu'en l'absence de l'agent A et de ses interventions et des efforts déployés pour que M. Nuttall réussisse à se concentrer sur sa tâche, celui-ci n'aurait jamais pu compléter le travail. D'une fois à l'autre il oubliait ce dont il avait besoin et ce qu'il avait déjà. L'agent A devait constamment lui faire des propositions précises et lui donner des directives précises par rapport à la liste d'achats afin de veiller à ce que M. Nuttall réussisse à accomplir cette simple tâche. M. Nuttall perdait souvent le fil et devait constamment se faire rafraîchir la mémoire sur ce qui devait être fait. Mlle Korody contribuait peu à la situation. La plupart du temps, elle était endormie à l'arrière du véhicule. Parfois, elle quittait le véhicule pour aller vomir. Il est aussi devenu évident au cours de ce périple dans les centres commerciaux ainsi que lorsque les accusés se sont retrouvés seuls au Motel Sundance, qu'il serait très difficile pour eux de mener à bien ce plan terroriste et que s'ils y parvenaient, ce serait grâce à l'assistance de la GRC. »

Pour faire valoir jusqu'à quel point le sergent Kalkat avait fait preuve de cruauté abjecte à l'égard de Korody et de Nuttall, deux êtres extrêmement vulnérables et naïfs, la juge Bruce souligne que celui-ci :

« [...] n'a pas tenu compte jusqu'à quel point la dépendance des accusés au méthadone pouvait affecter leur capacité de réfléchir avec clarté. Je crois que Mlle Korody et M. Nuttall semblaient être souvent dans un état semi-comateux pendant les scénarios saisis sur vidéo. Mlle Korody passait presque tout son temps à dormir au cours des rencontres avec l'agent A. On aurait dû tenir compte de leur état d'esprit au cours de l'opération clandestine, mais la police n'en a aucunement tenu compte. »

En somme, la GRC a dressé un plan et pour le mener à bien elle a choisi une date, les moyens, l'endroit et la logistique nécessaire. Il n'existait aucun complot préalable qui pouvait inciter la GRC à intervenir. Mais l'État ne peut être autorisé à mener de telles opérations d'arnaque, et comme la Cour suprême du Canada le souligne (dans la décision historique Hart, l'opération arnaque Mr. Big, que les agents de la GRC se refusent d'accepter) :

« L'État doit mener ses opérations de respect de la loi en diapason avec le sens inné de fair play et de décence propres à la communauté. Il ne peut manipuler sans limite la vie des suspects, ni transformer leur existence quotidienne en pièce de théâtre qui les transforme en participants sans même qu'ils ne s'en rendent compte. Une telle approche porte atteinte à la dignité des suspects et est incompatible avec la mise en oeuvre correcte du système judiciaire. »

Enfin, la juge Bruce a trouvé que « les accusés étaient des êtres marginalisés, isolés, qui avaient embrassé des opinions djihadistes extrémistes mais qui malgré tout n'étaient pas motivés à agir conformément à leurs croyances ni capables d'accomplir des actes de violence en appui à leurs croyances. Certains des agents qui ont participé à l'opération Souvenir semblent avoir partagé ce point de vue et ont même proposé une voie à suivre différente de celle mise de l'avant par le sergent Kalkat. »

La GRC a préconisé la violence ainsi que des points de vue extrémistes et la violence

La juge Bruce a aussi été consterné par le rôle que la GRC a joué en tant que « guides spirituels » de Nuttall. Elle dit :

« Le fait que l'agent A ait choisi de donner des conseils religieux est en soi répréhensible. Mais le fait de mettre de l'avant des opinions qui préconisent la violence et le fait d'influencer les accusés qui s'inquiétaient de devoir tuer des gens rendent son intervention encore plus sinistre. Lorsque M. Nuttall a dit que Mlle Korody et lui remettaient en question l'assertion à l'effet que le fait de tuer des gens plairait à Allah, l'agent A a invoqué la prédétermination utilisée par les extrémistes violents pour radicaliser le gens. Bien que l'agent A savait que M. Nuttall avait des réserves par rapport à une mission qui pourrait le mener à tuer des gens innocents, il lui a dit pour toute réponse qu'il ne restait plus de temps pour obtenir les conseils d'un guide spirituel. »

Elle poursuit en disant que, tels de bons capitalistes qui en veulent pour leur argent, « les agents de la GRC n'était pas prêts à mettre fin à leur plan d'installer des appareils le 1er juillet après avoir investi autant d'efforts et après des investissements de milliers de dollars pour mener le projet à terme. Il n'existe aucune preuve à l'effet que M. Nuttall et Mlle Korody, laissés à eux-mêmes, auraient tramé un complot djihadiste. C'est seulement lorsqu'ils ont passé du temps avec l'agent A et d'autres agents clandestins qu'ils ont discuté de commettre des actes de violence à des fins terroristes. Tout au long de l'opération, pendant des mois, M. Nuttal n'a fait que parler de complots djihadistes et les agents sont devenus très impatients et frustrés du fait qu'il semblait parfaitement incapable de poser le moindre geste concret. »

GRC : fraude, duperie, menaces et exploitation

Dès le début, la GRC a commis des actes de duperie, de fraude et de menaces implicites. En l'absence d'une entreprise criminelle réelle, elle a exploité des vulnérabilités et des amitiés, et s'est impliquée de façon nettement illégale. La juge Bruce écrit :

« Je suis de l'opinion que la décision du sergent Kalkat d'aller de l'avant avec l'opération malgré le manque de motivation manifesté par les accusés, ses efforts concertés visant à une conclusion expéditive du projet sans égard à la nature criminelle des actes commis par les agents clandestins, n'étaient pas bien intentionnés... L'intention de la GRC d'inciter les accusés à commettre un acte de terrorisme semble les avoir fait oublier d'autres considérations importantes telles la légalité même de leurs gestes. Toutes ces circonstances rendent les actes illégaux commis par la police encore plus inacceptables, et nous avons à faire, compte-tenu des agissements d'ensemble des agents, à un abus de procédure. Il ne faut pas oublier qu'il n'existait presqu'aucun danger pour le public permettant de justifier les actes illégaux de la police. La GRC n'est pas intervenu pour démanteler un plan existant visant à mener à bien un complot terroriste. Il n'y avait aucune preuve à l'effet que les accusés avaient entrepris de tramer un complot terroriste, ni qu'ils communiquaient avec des terroristes connus ou avec des organisations terroristes, ni qu'ils possédaient quelque expertise que ce soit qui aurait pu servir à une organisation terroriste. La police n'avait pas infiltré ici une organisation terroriste hautement rodée. Les actes illégaux commis par la police ne visaient pas les accusés ni avaient-ils l'intention d'intimider les accusés pour les inciter à commettre un acte criminel. Cependant, c'est tout de même inquiétant que la police ait commis des actes illégaux qui ont facilité un acte criminel alors qu'elle savait très bien que les accusés n'auraient pas pu le faire sans l'aide des policiers. »

Lorsque les arrestations de 2013 ont eu lieu, le commissionnaire adjoint de la GRC, John Malizia, a annoncé haut et fort :

« Ces arrestations sont un nouvel exemple de l'efficacité de notre équipe intégrée de sécurité nationale, qui a travaillé sans relâche pour faire obstacle au plan et pour l'empêcher de se réaliser. Nous avons décelé la menace dès le départ, et nous l'avons démantelée. »

S'il est vrai que cette arnaque est dégoûtante, les Canadiens doivent malheureusement s'attendre à ce qu'il y en ait d'autres avec le gouvernement Trudeau, qui appuie le C-51, la même loi qui rend légaux de tels comportements abominables. En effet, le gouvernement Trudeau n'a pas hésité à manifester son appui à la GRC et le fait que celle-ci puisse concevoir et organiser des complots terroristes. Aussi, sans hésitation, il en a appelé de la décision de la juge Bruce, pour ensuite arrêter à nouveau Nuttall et Korody suite à leur brève libération après trois ans d'incarcération, en vertu d'une caution liée au terrorisme.

Entretemps, les gens qui ont fabriqué de toute pièce cet acte terroriste sont les mêmes qui continuent d'être à la tête de la force policière nationale du Canada.

Matthew Behrens est un auteur indépendant et un militant pour les causes sociales. Il est coordonnateur du réseau d'action directe non-violente, Homes not Bombs, et a travaillé de près avec des personnes victimes du profilage de la « sécurité nationale » du Canada et des États-Unis pendant de nombreuses années.

(rabble.ca, le 31 août 2016. Traduit de l'anglais par LML.)

Haut de page


Lisez Le Marxiste-Léniniste
Site web:  www.pccml.ca   Courriel: redaction@cpcml.ca