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L'insurrection de Pâques a été organisée par le Military Council of the Irish Republican Brotherhood, dirigé par James Connolly, Patrick (Padraig) Pearse, Tom Clarke, Sean McDermott, Joseph Plunkett, Thomas MacDonagh et Eamonn Ceannt. Le matin du 24 avril, environ 1 200 membres de l'Irish Volunteers Force (IVF), de l'Irish Citizen Army (ICA) et de la Cumann na mBan, l'organisation militaire du Irishwomen's Council, se sont emparés de certains endroits stratégiques du centre-ville de Dublin (environ 90 femmes ont pris les armes pendant l'insurrection). L'ICA était une organisation de défense créée pendant le lock-out et la grande grève de Dublin de 1913 par James Connolly pour protéger les grévistes contre les attaques de la police. Les principaux endroits occupés à Dublin étaient la Poste centrale, le palais de justice des Four Courts, la biscuiterie Jacobs, les moulins Boland et la gare de Westland Row. Patrick Pearse a immédiatement proclamé la naissance de la République d'Irlande en lisant une proclamation signée par les sept dirigeants. Le soulèvement a eu lieu principalement à Dublin, mais il y avait aussi des actions isolées dans d'autres comtés, notamment ceux de Cork, Tyrone, Donegal, Meath, Louth, Wexford et Galway. Les Britanniques ont été pris par surprise et n'avaient que 1 269 soldats dans la ville le 24 avril. Lord Wimborne, le Lord-Lieutenant d'Irlande, a déclaré la loi martiale et a remis le pouvoir au brigadier-général William Lowe. Malheureusement, les insurgés ne
s'étaient pas emparés des deux principales gares de
Dublin et du port, ce qui a permis aux Britanniques de rassembler des
milliers soldats en renfort d'Angleterre et de leurs garnisons de
Curragh et de Belfast. À la fin de la semaine, les forces
britanniques s'établissaient à plus de 16 000
hommes,
une force nettement supérieure à celle des
insurgés. Des combats acharnés ont eu lieu pendant six
jours dans plusieurs endroits. L'artillerie de campagne et les canons
du patrouilleur Helga ont bombardé les insurgés.
Le 29 avril, Patrick Pearse ordonne aux rebelles de cesser le feu
et de se rendre.
L'armée britannique a rapporté des pertes de 116 morts, 368 blessés et neuf disparus. Seize policiers ont été tués et 29 blessés. Les pertes insurgées et civiles s'établissent à 318 morts et 2 217 blessés. Soixante-quatre soldats de l'IVF et de ICA sont morts au combat. La majorité des victimes civiles ont été le résultat des tirs directs et indirects de l'artillerie, de mitrailleuses lourdes et des obus incendiaires des forces britanniques. Les insurgés n'avaient aucune de ces armes. Les tirs britanniques étaient aveugles. Comme c'est le cas avec toutes les forces d'occupation, les Britanniques considéraient toute personne qui ne portait pas l'uniforme britannique comme un ennemi et une cible. Au lendemain de l'insurrection, les Britanniques ont arrêté un total de 3 430 hommes et 79 femmes. La plupart ont ensuite été libérés. En mai se sont tenues les cours martiales et 93 insurgés, dont une femme, ont été condamnés à mort par le tribunal militaire britannique, présidé par le colonel Charles Blackader, commandant de la brigade 59e de la 177e régiment qui avait combattu contre les insurgés. Presque 2 000 rebelles ont été déportés en Angleterre où ils ont été emprisonnés sans procès. Quinze insurgés ont été exécutés par un peloton d'exécution à la prison de Kilmainham de Dublin, dont les sept dirigeants qui avait signé la proclamation de la République d'Irlande. Un a été pendu. James Connolly, qui avait été blessé dans les combats, a été fusillé le 12 mai 1916, ligoté à une chaise et sans bandeau. Le médecin britannique qui a assisté aux exécutions a déclaré : « Ils sont tous morts comme des lions. » Lors de l'insurrection de Pâques, les travailleurs se sont emparés du pouvoir pendant seulement six jours. Cette insurrection est une autre étape importante de la lutte pour une Irlande libre du joug colonial. Lénine a écrit en 1916 peu avant l'insurrection : « C'est précisément la diversité de temps, de forme et de lieu des insurrections qui est le plus sûr garant de l'ampleur et de la profondeur du mouvement général ; ce n'est que par l'expérience acquise au cours de mouvements révolutionnaires inopportuns, isolés, fragmentaires et voués de ce fait à l'échec, que les masses acquerront de la pratique, s'instruiront, rassembleront leurs forces, reconnaîtront leurs véritables chefs, les prolétaires socialistes, et prépareront ainsi l'offensive générale. »
Proclamation de la République
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La République irlandaise est en droit d'obtenir, et par la présente revendique, l'allégeance de tous les Irlandais et de toutes les Irlandaises. La République garantit la liberté religieuse et civile, l'égalité des droits et des chances à tous ses citoyens, et déclare qu'elle est résolue à rechercher le bonheur et la prospérité de toute la nation et de chacune de ses parties, chérissant également tous les enfants de la nation et oublieuse des distinctions, soigneusement entretenues par un gouvernement étranger, qui ont séparé une minorité de la majorité dans le passé.
D'ici à ce que nos armes nous aient fourni l'opportunité d'établir un gouvernement national permanent, représentatif de tout le peuple irlandais et élu par les suffrages de tous ses hommes et de toutes ses femmes, le gouvernement provisoire, constitué par la présente, administrera les affaires civiles et militaires de la République au nom du peuple.
Nous remettons la cause de la République
irlandaise sous la protection du Très-Haut Dieu, dont nous
invoquons la bénédiction sur nos armes, et nous prions
qu'aucune personne ne servant cette cause ne la déshonore par la
couardise, l'inhumanité ou la rapine. En cette heure
suprême, la nation irlandaise doit, par sa valeur et sa
discipline et par
la volonté de ses enfants de se sacrifier pour le bien commun,
se montrer digne de l'auguste destinée qui l'appelle.
Signée au nom du gouvernement provisoire par:
Thomas J Clarke,
Sean MacDiarmada, Thomas MacDonagh, PH
Pearse,
Eamon Ceannt, James Connolly, Joseph Plunket
Quelle devrait être l'attitude de la démocratie ouvrière d'Irlande face à la crise actuelle ? Je tiens à insister sur le fait que la question s'adresse à la « démocratie ouvrière » parce que je crois que ce serait pire que stupide, ce serait un crime contre tous nos espoirs et nos aspirations, que de prendre conseil sur cette question auprès d'une autre source.
M. John E. Redmond vient juste de gagner les applaudissements de tous les pires ennemis de l'Irlande et des calomniateurs de la race irlandaise en déclarant, au nom de l'Irlande que le gouvernement britannique peut retirer maintenant en toute sécurité toutes ses garnisons de l'Irlande et que les esclaves irlandais garantiront la protection du patrimoine de l'Angleterre en Irlande jusqu'à ce que leurs maîtres reviennent en prendre possession -- une déclaration qui annonce au monde entier que l'Irlande a enfin accepté comme permanent ce statut de province britannique. Cela ne peut certainement pas être une source d'inspiration.
Les nationalistes avancés n'ont ni politique ni dirigeant. Pendant la révolution russe, leur presse en Irlande et en dehors d'Irlande, ainsi que leurs porte-paroles, orateurs et auteurs se disputaient entre eux pour faire l'éloge de la Russie et diffamer tous les ennemis russes du Tsarat. Ils soutenaient à volonté que la Russie était l'ennemi naturel de l'Angleterre, que les révolutionaires héroïques étaient à la solde du gouvernement anglais et que tous les vrais patriotes irlandais devraient prier pour le succès des armées du tsar.
Maintenant, comme je l'ai déjà prédit avec d'autres socialistes irlandais, lorsque cela convient aux exigences de la diplomatie, l'ours russe et le lion anglais chassent ensemble et chaque victoire des Cosaques du tsar est une victoire pour les payeurs de ces King's Own Scottish Borderers qui hier assassinaient de sang froid le peuple de Dublin. Sûrement, les intellectuels puérils qui ont conçu la campagne pro-russe il y a neuf ans ne peuvent nous éclairer ni nous diriger aujourd'hui dans une campagne pour la liberté contre les alliés britanniques de la Russie ? Il est bon de rappeler également que, à cet égard depuis 1909, l'enthousiasme pour les Russes a été remplacé dans les mêmes milieux par une campagne de propagande criante en faveur du seigneur de guerre allemand. Mais maintenant que les canons ont commencé à parler, cette propagande s'est évanouie tandis que, sans protestation, les hommes d'Irlande sont promis à la guerre armée contre le pouvoir même pour lequel nos amis nationalistes avancés ont gaspillé leurs plumes à en faire l'éloge.
Dernièrement, des sections de la presse nationaliste avancée ont fait des efforts désespérés pour déformer la position des carsonites et déclarer qu'ils avaient l'admiration des nationalistes irlandais parce que les carsonites étaient des Irlandais courageux qui avaient refusé de se plier aux ordres de l'Angleterre. Jamais une doctrine aussi diaboliquement perfide et mensongère n'a été prêchée en Irlande. La position des carsonites est en effet claire, tellement claire qu'il faut être un hypocrite perfide pour se méprendre ou la couvrir d'un déguisement de patriotisme irlandais. Les carsonites disent que leurs pères ont été implantés dans ce pays pour maintenir les indigènes dans l'asservissement afin que ce pays reste une possession de l'Angleterre. Que c'était la volonté de Dieu parce que les Irlandais catholiques n'étaient pas aptes à assumer les responsabilités et les pouvoirs des hommes libres et qu'ils ne sont pas aptes jusqu'à ce jour à exercer ces responsabilités et pouvoirs. Par conséquent, disent les carsonites, nous avons tenu nos engagements, nous avons refusé d'admettre les catholiques à des postes de pouvoir et de responsabilité, nous avons gardé le gouvernement de ce pays pour l'Angleterre, nous nous proposons de continuer à le faire, et plutôt que d'admettre que ces catholiques, ces « mickies et teagues » [1], comme nos égaux, de nous battre, dans l'espoir que ce combat poussera les Anglais à se révolter contre leur gouvernement et à nous rétablir dans notre position historique comme colonie anglaise en Irlande, supérieure et sans contrainte envers les institutions politiques des Irlandais.
Comment cela peut-il être présenté comme un cas d'Irlandais qui refusent de se plier aux ordres de l'Angleterre surpasse l'entendement. Cela se rapproche plus du cas d'une communauté en Pologne, qui 250 ans après la colonisation, refuse toujours d'adopter le titre d'autochtones et s'accroche obstinément à la position et aux privilèges d'une colonie dominante. Leur programme est résumé dans l'expression qui forme la note dominante de tous leurs discours, sermons et littérature :
« Nous sommes de loyaux sujets britanniques. Nous tenons ce pays pour l'Angleterre. L'Angleterre ne peut pas nous abandonner. »
Quel guide ou quelle direction l'Irlande peut-elle alors obtenir de patriotes hystériques qui dénaturent de façon flagrante ce mépris féroce de l'Irlande et le présentent comme quelque chose que tout Irlandais devrait admirer ?
Quelle doit être l'attitude de la démocratie ouvrière d'Irlande face à la crise actuelle ?
En premier lieu, alors, nous devons vider nos esprits des paroles hypocrites qui nous disent que les puissances maintenant en guerre sont nos « ennemis naturels » ou bien nos « alliés naturels ». Quand on dit que nous devrions nous unir pour protéger nos côtes contre « l'ennemi étranger », j'avoue être incapable de suivre cette ligne du raisonnement, que je ne connais aucun ennemi étranger de ce pays à l'exception du gouvernement britannique et que je sais que ce n'est pas du gouvernement britannique dont on parle.
En second lieu, nous devons sérieusement considérer que les effets désastreux de cette guerre sur l'Irlande seront tout simplement incalculables, qu'ils causeront des souffrances indicibles et la misère parmi le peuple, et que cette misère et ces souffrances sont les conséquences de notre partisanerie imposée envers une nation dont le gouvernement ne nous a jamais consulté sur cette question, nous sommes donc parfaitement libres moralement de faire n'importe quelle entente que nous jugerons appropriée ou qui peut se présenter dans le cours des événements.
Si une armée allemande débarquait en Irlande demain, nous serions parfaitement justifiés de nous joindre à elle, si en agissant de la sorte, nous puissions débarrasser ce pays une fois pour toutes de son lien avec l'Empire de brigands qui nous entraîne contre notre gré dans cette guerre.
Si les éléments de la classe ouvrière européenne, au lieu de se tuer les uns les autres au bénéfice des rois et des financiers, se mettaient demain à dresser des barricades dans toute l'Europe, à casser les ponts et à détruire les moyens de transport, cette guerre pourrait être abolie ; nous serions heureux d'avoir si glorieusement agi et d'avoir contribué au renversement final de la classe de vautours qui dirige et pille le monde.
Mais en attendant que cela se réalise, il est de notre devoir manifeste de faire tout notre possible pour sauver les pauvres des horreurs que cette guerre leur réserve.
Rappelons qu'il n'y a aucune rareté naturelle de nourriture en Irlande. L'Irlande est un pays agricole et peut nourrir normalement tous les siens dans un système sain. Mais les prix montent en Angleterre et donc il y aura une immense demande de produits irlandais. Pour répondre à cette demande, on aura les nerfs tendus au maximum de ce côté-ci, la nourriture qui devrait nourrir la population d'Irlande sera envoyée hors de l'Irlande en quantité croissante plus que jamais auparavant et les prix de famine qui frapperont en Irlande seront immédiatement suivis par la famine elle-même. L'Irlande va mourir de faim, ou plutôt les citadins d'Irlande vont mourir de faim, pour que l'armée, la marine et les jingoïstes britanniques puissent être nourris. Rappelez-vous, l'agriculteur irlandais comme tous les autres agriculteurs bénéficieront de la hausse des prix de la guerre, mais ces prix élevés se traduiront par la famine pour les ouvriers dans les villes. Mais sans ces ouvriers, les produits des agriculteurs ne peuvent pas quitter l'Irlande sans l'aide d'une garnison dont ne peut actuellement se passer l'Angleterre. Il faut considérer immédiatement si notre devoir n'est pas de refuser de laisser les produits agricoles quitter l'Irlande jusqu'à ce que la situation de la classe ouvrière irlandaise soit assurée.
N'ayons pas peur des conséquences. Cela peut signifier bien plus qu'une grève des transports, cela peut signifier des combats armés dans les rues pour garder dans ce pays la nourriture pour notre peuple. Quoique cela pourrait signifier, cela ne doit pas nous intimider. C'est la politique immédiatement réalisable de la démocratie ouvrière, la réponse à tous les faibles qui, dans cette crise de l'histoire de notre pays, restent impuissants et désorientés, implorant pour une direction, quand ils ne se précipitent pas pour la trahir.
Ainsi, l'Irlande peut cependant mettre le feu à un incendie européen qui ne s'éteindra pas tant que le dernier trône ainsi que les dernières actions ou obligations capitalistes ne se seront pas consumés dans le bûcher funéraire du dernier seigneur de la guerre.
1. Mick (mickies au pluriel) : terme péjoratif raciste pour désigner un Irlandais.
2. Teague (teagues au pluriel) : insulte religieuse utilisée par les loyalistes pro-britanniques en Écosse et en Irlande du Nord pour parler des catholiques irlandais
(Traduction : LML)
Nous ne voulons que la Terre
Certains hommes, timorés, chercheront toujours
À modifier notre programme,
Et répéteront toujours, lorsqu'ils parlent
Que nous en demandons trop.
Ça peut sembler bizarre, mais je dis
Que de tels propos me font rire,
Puisque nos exigences sont très raisonnables,
Nous ne voulons que la terre.
« Soyez raisonnables
», s'écrient les opportunistes
Qui craignent la foudre des tyrans.
« Vous êtes trop exigeants et le peuple vous fuit
Saisi d'étonnement ».
Ça peut sembler bizarre, car je dis
Que de tels propos me font rire,
Puisque nos exigences sont très raisonnables,
Nous ne voulons que la terre.
Nos maîtres sont de
bons chrétiens,
Dont le coeur bat pour les pauvres,
Leur sympathie nous serait acquise, aussi,
Si nous étions moins exigeants.
Quelles âmes généreuses ! Mais voyez s'il vous
plait,
Ce dont ils profitent depuis leur naissance
Est justement ce que nous avons l'audace
De vouloir, c'est-à-dire, la terre.
L'ouvrier parvenu plein de
ruse,
Prêche toujours la doctrine fondamentale,
Et tandis qu'il saigne le peuple
Il enseigne la modération insipide.
Pourtant, en dépit de ça, nous verrons le jour
Où, l'épée au côté,
Les travailleurs marcheront en ordre de bataille
Pour atteindre leur but, la terre.
Car il y a longtemps que les
travailleurs, soupirant et pleurant,
Sont à genoux devant leurs oppresseurs.
Mais jamais encore, sinon de peur,
Le coeur des tyrans n'a été attendri.
Nous n'avons pas à nous mettre à genoux, notre cause ne
manque
Absolument pas de loyaux soldats
Et notre cri de ralliement victorieux
Sera : nous voulons la terre !
(James Connolly 1868-1916, Éditions de l'Évidence, 2008)
Voici un extrait de
l'article de Lénine «Bilan d'une discussion sur le droit
des nations à disposer d'elles-mêmes» publié
en octobre 1916. Lénine clarifie le problème de
l'autodétermination des nations, y compris de la signification
de l'insurrection irlandaise, en opposition aux thèses
opportunistes et chauvines présentées par les
sociaux-démocrates polonais et les soi-disant gauchistes
zimmerwaldiens qui minimisaient l'importance des révoltes des
nations opprimées comme l'Irlande et de leur lutte pour
l'autodétermination dans la révolution
prolétarienne. En conclusion il écrit:
«L'époque impérialiste a amené toutes les
'grandes' puissances à opprimer une série de nations, et
le développement de l'impérialisme entraînera
infailliblement une division plus nette des courants qui se manifestent
à propos de cette question au sein, également, de la
social-démocratie internationale».
Nos thèses ont été rédigées avant cette insurrection qui doit servir de matériel d'étude pour vérifier nos vues théoriques.
Les opinions des adversaires de l'autodétermination aboutissent à cette conclusion que la viabilité des petites nations opprimées par l'impérialisme est d'ores et déjà épuisée, qu'elles ne peuvent jouer aucun rôle contre l'impérialisme, qu'on n'aboutirait à rien en soutenant leurs aspirations purement nationales, etc. L'expérience de la guerre impérialiste de 1914-1916 dément concrètement ce genre de conclusions.
La guerre a été une époque de crise pour les nations d'Europe occidentale et pour tout l'impérialisme. Toute crise rejette ce qui est conventionnel, arrache les voiles extérieurs, balaie ce qui a fait son temps, met à nu des forces et des ressorts plus profonds. Qu'a-t-elle révélé du point de vue du mouvement des nations opprimées ? Dans les colonies, il y a eu plusieurs tentatives d'insurrection que les nations oppressives se sont évidemment efforcées, avec l'aide de la censure de guerre, de camoufler par tous les moyens. On sait, néanmoins, que les Anglais ont sauvagement écrasé à Singapour une mutinerie de leurs troupes hindoues ; qu'il y a eu des tentatives d'insurrection dans l'Annam français (voir Naché Slovo) et au Cameroun allemand (voir la brochure de Junius [1] ) ; qu'en Europe, il y a eu une insurrection en Irlande, et que les Anglais « épris de liberté », qui n'avaient pas osé étendre aux Irlandais le service militaire obligatoire, y ont rétabli la paix par des exécutions ; et que, d'autre part, le gouvernement autrichien a condamné à mort les députés de la Diète tchèque « pour trahison » et fait passer par les armes, pour le même « crime », des régiments tchèques entiers.
Cette liste est naturellement bien loin d'être complète, tant s'en faut. Elle démontre néanmoins que des foyers d'insurrections nationales, surgis en liaison avec la crise de l'impérialisme, se sont allumés à la fois dans les colonies et en Europe ; que les sympathies et les antipathies nationales se sont exprimées en dépit des menaces et des mesures de répression draconiennes. Et pourtant, la crise de l'impérialisme était encore loin d'avoir atteint son point culminant : la puissance de la bourgeoisie impérialiste n'était pas encore ébranlée (la guerre « d'usure » peut aboutir à ce résultat, mais on n'en est pas encore là) ; les mouvements prolétariens au sein des puissances impérialistes sont encore très faibles. Qu'arrivera-t-il lorsque la guerre aura provoqué un épuisement complet ou bien lorsque, au moins dans l'une des puissances, le pouvoir de la bourgeoisie chancellera sous les coups de la lutte prolétarienne, comme le pouvoir du tsarisme en 1905 ?
Le journal Berner Tagwacht, organe des zimmerwaldiens, jusques et y compris certains éléments de gauche, a publié le 9 mai 1916 un article consacré au soulèvement irlandais, signé des initiales K.R. et intitulé « Finie, la chanson ! » L'insurrection irlandaise y était qualifiée de « putsch », ni plus ni moins, car la « question irlandaise », y disait-on, était une « question agraire », les paysans avaient été apaisés par des réformes, et le mouvement national n'était plus maintenant « qu'un mouvement purement urbain, petit-bourgeois, et qui, en dépit de tout son tapage, ne représentait pas grand-chose « au point de vue social ».
Il n'est pas étonnant que cette appréciation d'un doctrinarisme et d'un pédantisme monstrueux ait coïncidé avec celle d'un national-libéral russe, un cadet, monsieur A. Koulicher (Retch, no 102 du 15 avril 1916), qui a qualifié lui aussi l'insurrection de « putsch de Dublin ».
Il est permis d'espérer que, conformément au proverbe « À quelque chose malheur est bon », beaucoup de camarades qui ne comprenaient pas dans quel marais ils s'enlisaient en s'opposant à l'autodétermination et en considérant avec dédain les mouvements nationaux des petites nations, auront leurs yeux dessillés sous l'effet de cette coïncidence « fortuite » entre l'appréciation d'un représentant de la bourgeoisie impérialiste et celle d'un social-démocrate ! !
On ne peut parler de « putsch », au sens scientifique du terme, que lorsque la tentative d'insurrection n'a rien révélé d'autre qu'un cercle de conspirateurs ou d'absurdes maniaques, et qu'elle n'a trouvé aucun écho dans les masses. Le mouvement national irlandais, qui a derrière lui des siècles d'existence, qui est passé par différentes étapes et combinaisons d'intérêts de classe, s'est traduit, notamment, par un congrès national irlandais de masse, tenu en Amérique (Vorwärts du 20 mars 1916), lequel s'est prononcé en faveur de l'indépendance de l'Irlande ; il s'est traduit par des batailles de rue auxquelles prirent part une partie de la petite bourgeoisie des villes, ainsi qu'une partie des ouvriers, après un long effort de propagande au sein des masses, après des manifestations, des interdictions de journaux, etc. Quiconque qualifie de putsch pareille insurrection est, ou bien le pire des réactionnaires, ou bien un doctrinaire absolument incapable de se représenter la révolution sociale comme un phénomène vivant.
Croire que la révolution sociale soit concevable sans insurrections des petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions révolutionnaires d'une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c'est répudier la révolution sociale. C'est s'imaginer qu'une armée prendra position en un lieu donné et dira « Nous sommes pour le socialisme », et qu'une autre, en un autre lieu, dira « Nous sommes pour l'impérialisme », et que ce sera alors la révolution sociale ! C'est seulement en procédant de ce point de vue pédantesque et ridicule qu'on pouvait qualifier injurieusement de « putsch » l'insurrection irlandaise.
Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n'est qu'un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu'est une véritable révolution.
La révolution russe de 1905 a été une révolution démocratique bourgeoise. Elle a consisté en une série de batailles livrées par toutes les classes, groupes et éléments mécontents de la population. Parmi eux, il y avait des masses aux préjugés les plus barbares, luttant pour les objectifs les plus vagues et les plus fantastiques, il y avait des groupuscules qui recevaient de l'argent japonais, il y avait des spéculateurs et des aventuriers, etc. Objectivement, le mouvement des masses ébranlait le tsarisme et frayait la voie à la démocratie, et c'est pourquoi les ouvriers conscients étaient à sa tête.
La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l'explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement - sans cette participation, la lutte de masse n'est pas possible, aucune révolution n'est possible - et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais, objectivement, ils s'attaqueront au capital, et l'avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d'une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l'unir et l'orienter, conquérir le pouvoir, s'emparer des banques, exproprier les trusts haïs de tous (bien que pour des raisons différentes !) et réaliser d'autres mesures dictatoriales dont l'ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme, laquelle ne « s'épurera » pas d'emblée, tant s'en faut, des scories petites-bourgeoises.
La social-démocratie, lisons-nous dans les thèses polonaises (1,4), « doit utiliser la lutte menée par la jeune bourgeoisie coloniale contre l'impérialisme européen pour aggraver la crise révolutionnaire en Europe » (les italiques sont des auteurs).
N'est-il pas clair que, sous ce rapport moins que sous tous les autres, on n'a pas le droit d'opposer l'Europe aux colonies ? La lutte des nations opprimées en Europe, capable d'en arriver à des insurrections et à des combats de rues, à la violation de la discipline de fer de l'armée et à l'état de siège, « aggravera la crise révolutionnaire en Europe » infiniment plus qu'un soulèvement de bien plus grande envergure dans une colonie lointaine. À force égale, le coup porté au pouvoir de la bourgeoisie impérialiste anglaise par l'insurrection en Irlande a une importance politique cent fois plus grande que s'il avait été porté en Asie ou en Afrique.
La presse chauvine française a annoncé récemment la parution en Belgique du 80e numéro de la revue illégale la Libre Belgique [2]. La presse chauvine française ment très souvent, certes, mais cette information semble exacte. Alors que la social-démocratie allemande chauvine et kautskiste n'a pas créé de presse libre pendant ces deux années de guerre et supporte servilement le joug de la censure militaire (seuls les éléments radicaux de gauche ont, à leur honneur, fait paraître des brochures et des proclamations sans les soumettre à la censure), une nation cultivée opprimée répond aux atrocités inouïes de l'oppression militaire en créant un organe de protestation révolutionnaire ! La dialectique de l'histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l'impérialisme, jouent le rôle d'un des ferments, d'un des bacilles, qui favorisent l'entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l'impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.
Dans la guerre actuelle, les états-majors généraux s'attachent minutieusement à tirer profit de chaque mouvement national ou révolutionnaire qui éclate dans le camp adverse : les Allemands, du soulèvement irlandais ; les Français, du mouvement des Tchèques, etc. Et, de leur point de vue, ils ont parfaitement raison. On ne peut se comporter sérieusement à l'égard d'une guerre sérieuse si l'on ne profite pas de la moindre faiblesse de l'ennemi, si l'on ne se saisit pas de la moindre chance, d'autant plus que l'on ne peut savoir à l'avance à quel moment précis et avec quelle force précise « sautera » ici ou là tel ou tel dépôt de poudre. Nous serions de piètres révolutionnaires, si, dans la grande guerre libératrice du prolétariat pour le socialisme, nous ne savions pas tirer profit de tout mouvement populaire dirigé contre tel ou tel fléau de l'impérialisme, afin d'aggraver et d'approfondir la crise. Si nous nous mettions, d'une part, à déclarer et répéter sur tous les tons que nous sommes « contre » toute oppression nationale, et, d'autre part, à qualifier de « putsch » l'insurrection héroïque de la partie la plus active et la plus éclairée de certaines classes d'une nation opprimée contre ses oppresseurs, nous nous ravalerions à un niveau de stupidité égal à celui des kautskistes.
Le malheur des Irlandais est qu'ils se sont insurgés dans un moment inopportun, alors que l'insurrection du prolétariat européen n'était pas encore mûre. Le capitalisme n'est pas harmonieusement agencé au point que les diverses sources d'insurrection peuvent fusionner d'elles-mêmes et d'un seul coup, sans échecs et sans défaites. Au contraire, c'est précisément la diversité de temps, de forme et de lieu des insurrections qui est le plus sûr garant de l'ampleur et de la profondeur du mouvement général ; ce n'est que par l'expérience acquise au cours de mouvements révolutionnaires inopportuns, isolés, fragmentaires et voués de ce fait à l'échec, que les masses acquerront de la pratique, s'instruiront, rassembleront leurs forces, reconnaîtront leurs véritables chefs, les prolétaires socialistes, et prépareront ainsi l'offensive générale, de même que les grèves isolées, les manifestations dans les villes ou de caractère national, les mutineries dans l'armée, les soulèvements paysans, etc., avaient préparé l'assaut général de 1905.
1. Voir Lénine :
« A propos de la brochure de Junius ».
2. Cette revue était alors
l'organe du Parti ouvrier belge.
(Oeuvres choisies, Tome 22)
Lisez Le
Marxiste-Léniniste
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Courriel: redaction@cpcml.ca