Venezuela – Guyana
Sous la surface du différend frontalier
Les présidents Nicolas Maduro et Irfaan Ali, respectivement du
Venezuela et du Guyana, à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, le 14
décembre 2023
Le 14 décembre, les présidents du Venezuela, Nicolas Maduro, et du Guyana, Irfaan Ali, se sont rencontrés à Saint-Vincent-et-les-Grenadines dans un contexte de tensions croissantes entre les deux gouvernements sur le sort du territoire contesté d'Essequibo. L'écart entre leurs positions a été illustré par les déclarations qu'ils ont faites avant la réunion. Maduro a salué les pourparlers comme une occasion d'emprunter « la voie du dialogue avec le Guyana, afin de parvenir à une solution pratique à la controverse », tandis qu'Ali a déclaré que « la frontière terrestre n'est pas un sujet de discussions bilatérales ». Malgré ces déclarations liminaires divergentes, les deux gouvernements ont signé à la fin de la réunion la déclaration conjointe d'Argyle dans laquelle ils s'engagent, entre autres, à éviter la menace ou l'utilisation de la force entre eux, à éviter l'escalade de leur différend, à poursuivre leur dialogue et à se rencontrer à nouveau au Brésil.
Lors d'une visite au Guyana en 2004, le président du Venezuela de l'époque, Hugo Chavez, avait décrit la controverse frontalière comme « un héritage du colonialisme et l'objet d'intrigues impérialistes visant à créer de l'hostilité entre le Guyana et le Venezuela ». Ses paroles restent aussi vraies aujourd'hui qu'elles l'étaient il y a 19 ans. Actuellement, un narratif malhonnête est donné dans lequel « le Venezuela veut attaquer le Guyana et s'emparer de 70 % de son territoire et, en tant que peuple des Caraïbes, nous devrions nous tenir aux côtés de nos frères et soeurs du Guyana contre l'accaparement injustifié des terres par le Venezuela ». Ce discours malhonnête vise en fait à mobiliser les populations des Caraïbes pour défendre le pillage des ressources de la région par ExxonMobil et d'autres monopoles étrangers et pour soutenir la militarisation des États-Unis en faveur de ce pillage.
Les racines du conflit
Le différend trouve son origine dans les revendications conflictuelles des colonialistes espagnols et britanniques sur les territoires qu'ils ont volés sur le continent sud-américain dans le but d'exploiter les terres et les ressources minérales de la région. Dès le début des années 1500, l'empire espagnol a encouragé les migrations en provenance d'Europe vers la région qui constitue aujourd'hui le Venezuela. Ce colonialisme européen s'est accompagné de la maltraitance et de l'asservissement des populations autochtones et des Africains importés sur ce territoire. Dans un processus similaire à celui qui a conduit à la création des États-Unis en Amérique du Nord, les descendants des colons européens ont lancé une lutte armée pour proclamer leur indépendance vis-à-vis de l'empire espagnol. Le Venezuela a été le premier de ces territoires à déclarer son indépendance en 1811, avant d'être intégré à la Grande Colombie par Simon Bolivar en 1822. Il est important de noter que, bien que Bolivar soit largement décrit comme le Libérateur, l'esclavage des Africains dans ce qui est aujourd'hui le Venezuela s'est poursuivi jusqu'en 1854, malgré la promesse faite par Bolivar en 1815 au gouvernement révolutionnaire haïtien d'abolir l'esclavage des Africains dans les territoires qu'il avait libérés de l'Espagne. Par conséquent, contrairement à Haïti qui a aboli l'esclavage en 1804, l'indépendance des colonies espagnoles n'a pas été un processus pleinement émancipateur et, à l'instar des États-Unis, ces nouveaux États ont emporté avec eux dans leur indépendance une grande partie du bagage raciste et oppressif hérité de l'empire espagnol.
Au milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne, profitant de sa position de principale superpuissance de l'époque et de l'instabilité politique au Venezuela, s'est lancée dans la conquête des terres. Elle revendique la région de l'Essequibo, précédemment revendiquée par l'empire espagnol, et ajoute ce territoire à sa colonie de la Guyane britannique. En fait, l'empire britannique s'est emparé de terres dont le Venezuela estimait avoir le droit d'hériter au motif que l'empire espagnol les avait précédemment confisquées aux peuples autochtones. Telle est l'essence impériale du différend. Les protestations des Vénézuéliens ont finalement abouti, en 1899, à la sentence arbitrale de Paris, qui a légitimé l'accaparement des terres par les Britanniques et fixé la frontière actuelle entre le Venezuela et le Guyana. En 1949, Severo Mallet-Prevost, qui avait été désigné par les États-Unis pour représenter le Venezuela à la procédure arbitrale de Paris, puisque les Vénézuéliens n'y étaient pas présents, a publié à titre posthume un mémorandum dans lequel il décrivait les pratiques de corruption auxquelles la Grande-Bretagne s'était livrée pour obtenir les résultats de la sentence de 1899. En conséquence, le Venezuela a soulevé cette question aux Nations unies en 1962 et, avant l'indépendance du Guyana en 1966, un nouvel accord, l'accord de Genève, a été signé entre la Grande-Bretagne, le Venezuela et le Guyana, qui n'était pas encore indépendant, afin de trouver une solution à la question de la frontière.
Intrigues impérialistes
Cependant, les intrigues impérialistes qui avaient donné naissance à la controverse se sont poursuivies dans le cadre de l'accord de Genève. Il est clair que les mains des États-Unis et de leurs multinationales ne sont jamais bien loin de l'aggravation et de l'embrasement de cette question de temps à autre. Par exemple, dans les années 1980, lorsque Forbes Burnham était président du Guyana, la CIA l'a accusé d'essayer d'établir une tête de pont militaire cubaine dans ce pays et a activement utilisé le Venezuela, qui était alors l'un de ses États clients, pour déstabiliser le Guyana en aggravant le conflit frontalier. S'exprimant sur cette question lors du XXe sommet du Groupe de Rio en 2008, Hugo Chavez a déclaré qu'« à l'époque où le Guyana était gouverné par ce type à gauche, Forbes Burnham, il y a eu presque une guerre entre le Venezuela et le Guyana, pour un vieux différend territorial, dont presque personne ne se souvient, parce qu'il était là depuis des temps immémoriaux ... ». Des fonctionnaires américains sont venus, je m'en souviens, pour inciter à faire la guerre contre le Guyana ... ils voulaient que nous envahissions le Guyana, en utilisant le différend territorial comme excuse, pour évincer le gouvernement de gauche de Forbes Burnham ». En fait, en 1981, dans le contexte des menaces proférées contre le Guyana par le gouvernement vénézuélien de l'époque, le ministre cubain des Relations extérieures Ricardo Alarcon, en visite au Guyana, a dénoncé le Venezuela comme étant expansionniste et a déclaré la solidarité de Cuba avec le Guyana. C'est l'une des ironies de l'histoire que, alors que dans les années 1980, les États-Unis incitaient le Venezuela à déstabiliser le Guyana en utilisant le différend frontalier comme prétexte, aujourd'hui les rôles sont inversés et les États-Unis incitent le Guyana à déstabiliser le Venezuela, en utilisant le même différend frontalier comme prétexte.
Après la signature de l'accord de Genève, le différend frontalier, comme beaucoup d'autres dans le monde, s'est prolongé sans que le Guyana et le Venezuela ne parviennent à le résoudre. Conformément à cet accord, les deux pays ont fait appel aux bons offices du secrétaire général des Nations unies en 1990 pour voir si une solution pouvait être trouvée. En octobre 2013, quelque 23 ans après la saisine, le représentant personnel du secrétaire général, M. Norman Girvan, a indiqué qu'il avait tenu des réunions séparées très productives avec les ministres des Affaires étrangères du Guyana et du Venezuela, qui ont tous deux souligné les excellentes relations bilatérales qui existaient à l'époque entre les deux pays. Les deux pays ont reconnu les progrès réalisés dans le cadre du processus de bons offices, ont exprimé leur confiance dans ce processus et ont accueilli favorablement les nouvelles initiatives de M. Girvan visant à trouver une solution.
Le 20 mai 2015, ExxonMobil a annoncé qu'elle avait fait une découverte importante de pétrole au large du Guyana. Après cela, tout a changé.
En violation de l'accord de Genève
En décembre 2016, Ban Ki-moon, alors secrétaire général de l'ONU, a écrit au Venezuela et au Guyana pour leur dire qu'il mettrait fin au processus de bons offices à la fin de l'année 2017 et que si, d'ici là, la controverse n'avait pas été résolue, il « opterait pour la Cour internationale de justice comme prochain moyen de règlement, à moins que les gouvernements du Guyana et du Venezuela ne lui demandent conjointement de s'abstenir de le faire ». L'intervention de Ban Ki-moon constituait une violation flagrante des principes et du texte de l'accord de Genève, qui représente la base juridique sur laquelle il s'est appuyé pour intervenir dans le différend frontalier. L'accord stipule clairement dans son préambule que le différend doit « être résolu à l'amiable, d'une manière acceptable pour les deux parties » et le paragraphe 2 de l'Article IV, sur la base duquel le secrétaire général a revendiqué l'autorité d'imposer unilatéralement une solution à l'une des parties, ne lui confère aucune autorité de ce type. L'article en question stipule en effet que :
« si le moyen de règlement qu'il a retenu ne mène pas à une solution du différend, le secrétaire général de l'ONU choisit un autre des moyens stipulés à l'Article 33 de la Charte des Nations unies, et ainsi de suite, jusqu'à ce que le différend ait été résolu ou jusqu'à ce que tous les moyens de règlement pacifique envisagés dans la Charte aient été épuisés ».
L'Article 33 (1) de la Charte des Nations unies stipule que :
« Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d'enquête, de médiation, de conciliation, d'arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d'autres moyens pacifiques de leur choix. »
La lecture du texte de l'accord et de l'Article 33 de la Charte des Nations unies montre clairement que l'action du secrétaire général est née des intrigues impérialistes telles qu'exposées par Hugo Chavez. Tout d'abord, il a violé le principe énoncé dans le préambule de l'accord qui dit qu'une solution acceptable pour les deux parties doit être trouvée. Deuxièmement, il n'a pas épuisé toutes les possibilités énumérées à l'Article 33 de la Charte de l'ONU pour trouver une solution pacifique et, enfin, il a contredit l'exigence de l'Article IV (2) de l'accord qui dit que les mesures énumérées à l'Article 33 doivent être mises en oeuvre « jusqu'à ce que le différend soit résolu ». Il est évident que si un moyen de règlement des différends est imposé à l'une des parties, celle-ci aura le sentiment qu'une injustice lui a été faite et que le différend ne sera pas résolu. Il est on ne peut plus clair que l'accord ne donnait pas au secrétaire général le pouvoir d'imposer une solution à l'une des parties, comme le préconisait Ban Ki-moon. Cependant, en janvier 2018, son successeur, Antonio Guterres, a poursuivi les intrigues anti-Venezuela et a choisi la Cour internationale de justice (CIJ) comme moyen de régler le différend frontalier. À la suite de cette décision, le Guyana a engagé une procédure contre le Venezuela devant la CIJ en mars 2018.
L'intervention de la CIJ dans les intrigues impérialistes autour de ce différend est un autre exemple de l'utilisation des soi-disant institutions juridiques internationales pour la poursuite ouverte des objectifs politiques et géostratégiques des États-Unis et de leurs sociétés transnationales. Cette pratique ne fait qu'accroître le discrédit de ces organisations et détruire ce qui reste de leur légitimité. Par exemple, le 16 mars 2022, moins de trois semaines après que la Russie a commencé son « opération militaire spéciale » en Ukraine, la même CIJ a émis des mesures provisoires contre la Russie, exigeant qu'elle mette immédiatement fin à son action militaire en Ukraine. Cependant, plus de deux mois après ce qui a été décrit comme le premier génocide télévisé se déroulant à Gaza, la CIJ n'a émis aucune mesure provisoire ni fait quoi que ce soit contre Israël. Le Venezuela a manifestement compris que la saisine de la CIJ était une tentative de réitérer l'injustice de la sentence arbitrale de 1899, mais cette fois au service de l'impérialisme américain plutôt que britannique. Il a reconnu que l'accepter reviendrait à accepter qu'ExxonMobil et les États-Unis soient les juges ultimes de cette question. Il a donc rejeté l'intervention de la CIJ dans cette affaire.
Le gouvernement actuel du Parti progressiste populaire (PPP) du Guyana, quant à lui, aime à faire valoir son engagement à « respecter l'arrêt de la CIJ ». Mais cette position ne fait qu'exposer le fait qu'il est impliqué jusqu'au cou dans les intrigues impérialistes américaines contre le Venezuela. Le PPP ne cesse de parler de la défense de l'intégrité territoriale du Guyana, allant même jusqu'à faire intervenir le commandement sud des États-Unis dans le différend. Cependant, il veut maintenant faire croire au monde qu'il céderait volontiers 70 % du territoire du Guyana au Venezuela, si la CIJ rendait une telle décision. Cela est d'autant plus frappant que la procédure de la CIJ ne prévoit pas la possibilité de faire appel d'une décision. Si telle est vraiment la position du PPP, alors cette organisation n'est absolument pas attachée à l'intégrité territoriale du Guyana. En réalité, le PPP défend sa position parce que les États-Unis et ExxonMobil lui ont clairement fait comprendre que la CIJ produirait un résultat et un seul, à savoir une décision en faveur d'ExxonMobil. La stratégie des États-Unis consiste clairement à obtenir un arrêt de la CIJ sur l'Essequibo en leur faveur, puis à utiliser leur commandement sud pour le faire appliquer. Malheureusement, le PPP est complice de cette intrigue. Cette complicité montre à quel point le PPP a dégénéré. Il est bien loin le parti de 1953 dirigé par Cheddi Jagan et Forbes Burnham qui défendait le peuple du Guyana, ce qui a conduit à l'invasion d'octobre soutenue par les États-Unis cette année-là, au cours de laquelle la Grande-Bretagne a violemment renversé le gouvernement élu du PPP. Soixante-dix ans plus tard, le PPP a dégénéré en un instrument consentant aux mains de l'impérialisme américain.
Une solution centrée sur les peuples
Le conflit frontalier entre le Venezuela et le Guyana est une plaie ouverte, que les forces extérieures et impériales attisent et aggravent chaque fois que cela sert leurs intérêts. Ce faisant, elles menacent la paix et la sécurité dans les Caraïbes. Aujourd'hui, en violation de la déclaration de la Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) selon laquelle les Caraïbes doivent rester une zone de paix, il est question que les États-Unis établissent une base militaire au Guyana pour défendre le pillage permanent des ressources pétrolières, qui voit ExxonMobil s'approprier 86 % des recettes et en laisser 14 % au Guyana.
Depuis plus d'un siècle, les tentatives de résolution de ce différend reposent sur le concept eurocentrique et colonialiste selon lequel un pays est une masse terrestre et les ressources qu'il contient n'existent que pour l'exploitation et le profit. Ces tentatives ont jusqu'à présent échoué lamentablement. Il est temps d'abandonner cette approche et de trouver une solution au conflit qui soit centrée sur les peuples. Dès le XIIIe siècle, le peuple malien avait conclu que parler d'un pays, c'est d'abord et avant tout parler de son peuple. C'est cela qu'il faut mettre au centre des efforts pour résoudre le différend. Aujourd'hui, les autochtones qui vivent dans l'Essequibo traversent la soi-disant frontière internationale comme ils le font depuis des milliers d'années, sans se soucier de cette imposition étrangère. Il est absurde qu'en 2023, des revendications sur l'Essequibo soient formulées sur la base des crimes coloniaux des empires espagnol et britannique, sans que personne ne tienne compte de l'avis des peuples autochtones. Il est criminel que les ressources pétrolières associées à cette région aient été confiées à des sociétés étrangères qui les pillent au détriment des populations de l'Essequibo, du Guyana et du Venezuela.
Dans toutes les Caraïbes, nous devons exiger que le Venezuela et le Guyana cessent d'aggraver la situation, de faire intervenir les entreprises et l'armée américaines dans le conflit, de participer aux intrigues impérialistes et de s'orienter vers la recherche d'une solution qui commence par l'engagement des peuples des deux pays, en particulier les peuples autochtones de l'Essequibo, afin de résoudre enfin cette question d'une manière qui profite aux peuples et non aux sociétés monopolistiques étrangères.
Cet article est paru dans
Volume 53 Numéro 12 - Décembre 2023
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