Le droit de diffamer, ça n'existe
pas
L'expansion troublante des pouvoirs pour contrôler la conscience des enseignants
- Enver Villamizar -
Un des programmes des différents gouvernements
provinciaux au Canada a consisté à limiter le
jugement professionnel des éducateurs de diverses
manières tout en augmentant la capacité du
gouvernement de décider ce que les enseignants
peuvent et ne peuvent pas dire ou faire en classe
ou à l'extérieur de la classe. Cela se produit à
un
moment où les gouvernements tentent d'imposer des
changements régressifs au contenu de l'éducation,
comme c'est le cas en Alberta avec le nouveau
programme de la maternelle à la 6e année ou
en Ontario avec de nouveaux programmes d'éducation
physique et santé et de mathématiques. Ces
gouvernements tentent de détourner l'attention
de leur restructuration antisociale de l'État, de
l'éducation dans ce cas-ci, en affirmant que le
plus gros problème du système d'éducation vient
des enseignants et de leurs syndicats afin de
justifier leurs efforts de les forcer au silence
ou d'ignorer leur expertise. Ainsi, parallèlement
aux changements apportés à l'éducation, il y a eu
une campagne
pour diaboliser et menacer les éducateurs qui
s'expriment en général sur des sujets de
préoccupation tels que les droits des peuples
autochtones, les pipelines ou les questions
relatives à la guerre et à la paix.
En Ontario, une décision récente consiste à
tenter de renforcer la capacité de l'Ordre des
enseignantes et des enseignants de l'Ontario
(OEE0), l'organisme professionnel qui supervise la
profession enseignante, à provoquer des
suspensions et enquêter sur les enseignants.
Le 6
novembre 2020, peu après la réouverture des
écoles dans le contexte de la pandémie, l'OEEO a
ajouté « exprimer de la haine par des actions ou
des remarques » comme nouveau critère de
faute professionnelle, sans discussion ou
consultation publique sur la signification d'un
tel changement. Les nouveaux motifs
spécifiques d'une enquête pour faute
professionnelle éventuelle sont : « le fait
de faire des remarques ou d'adopter des
comportements qui exposent une personne ou des
catégories de personnes à la haine fondée sur un
motif de discrimination interdit par la partie I
du Code des droits de la personne ». La
partie I du Code des droits de
la personne stipule que « Toute personne a droit à
un traitement égal en matière de services, de
biens ou d'installations, sans discrimination
fondée sur la race, l'ascendance, le lieu
d'origine, la couleur, l'origine ethnique, la
citoyenneté, la croyance, le sexe, l'orientation
sexuelle, l'identité sexuelle, l'expression de
l'identité sexuelle, l'âge, l'état
matrimonial, l'état familial ou un
handicap. »
Le changement s'adresse à tous les membres de la
profession enseignante de l'Ontario, y compris aux
enseignantes et enseignants, aux conseillères et
conseillers, aux directions d'école et directions
adjointes, aux agentes et agents de supervision,
aux directrices et directeurs de l'éducation, aux
membres qui occupent un poste ailleurs qu'au sein
d'un conseil scolaire ou qui travaillent dans une
école privée ou indépendante, ainsi qu'à toute
personne qui occupe un poste exigeant d'être
titulaire d'un certificat de qualification et
d'inscription.
Il faut noter que ces nouveaux critères de faute
professionnelle s'appliquent de manière explicite
à « une conduite ou à des remarques visant
quelqu'un à l'intérieur ou à l'extérieur de la
classe, en personne ou par voie électronique,
que la conduite ou les remarques aient lieu
durant les heures de service ou non » [notre
souligné]. Les enseignants ont toujours été
soumis à un examen minutieux de leurs actions « en
dehors des heures de service ». Il faut donc
se demander de quoi il s'agit, pourquoi maintenant
et quel est le but ?
L'OEEO, au moment d'apporter cet ajout à ses
critères de faute professionnelle, affirme qu'il
s'agit de lutter contre le racisme dans
l'éducation et même le racisme systémique. De
cette manière, la lutte contre le racisme dans
l'éducation devient entièrement une question de
sanctionner les enseignants prétendument racistes
ou haineux.
Les éducateurs, les étudiants, les parents et le
public en général sont très préoccupés par la
façon dont le racisme organisé par l'État
s'exprime dans les écoles. Qu'il s'agisse de
l'opposition au placement permanent d'agents de
police dans les écoles par le biais des Programmes
d'agents ressources dans les écoles, ou de
l'opposition à la vision
coloniale et édificatrice d'empire qui imprègne le
programme, particulièrement en études sociales,
les éducateurs sont aux premières lignes de la
lutte pour une éducation antiraciste et font
souvent face à une opposition active de la part
des gouvernements à leurs revendications de
changement. Il est donc préoccupant qu'au nom de
la lutte contre la
haine et le racisme, le gouvernement et les
institutions qu'il contrôle comme l'OEEO disent
que le problème provient des enseignants. Il faut
examiner de quoi il s'agit.
Il convient de noter que les nouveaux motifs
d'enquête de l'OEEO ont été rendus publics moins
d'un mois après que le gouvernement Ford a glissé
en douce une définition controversée et très
contestée de l'antisémitisme connue sous le nom de
définition opérationnelle de l'antisémitisme de
l'Alliance internationale pour la mémoire de
l'Holocauste (IHRA), largement considérée comme
tentant de confondre la critique de
l'antisémitisme d'Israël avec l'antisémitisme. [1] Le gouvernement
a agi unilatéralement de manière préventive au
moyen d'un décret, au moment même où des audiences
publiques devaient commencer sur un projet de
loi émanant d'un député qui aurait requis un débat
et un vote à l'Assemblée législative pour que la
définition de l'IHRA soit adoptée. Le gouvernement
Trudeau a fait la même chose un an plus tôt,
glissant la définition sans faire de bruit, sans
discussion ni débat au Parlement, annonçant
simplement qu'elle avait été intégrée à sa
stratégie
antiraciste.
L'adoption de la
définition par le gouvernement ontarien est très
significative, parce que l'avoir rendue officielle
pave la voie à son utilisation pour déclarer que
ceux qui s'opposent à l'occupation israélienne de
la Palestine sont des antisémites et par
conséquent coupables d'incitation à la haine
contre les personnes de foi juive. Cela rend les
éducateurs sujets aux pouvoirs arbitraires qui
peuvent les priver de leur emploi ou utiliser
d'autres moyens pour les forcer au silence pour
leurs opinions politiques légitimes.
Les événements récents en Palestine et en Israël
et la récente flambée de résistance à l'occupation
a conduit de nombreuses personnes, dont des
éducateurs, à prendre position et à s'exprimer.
Certains se retrouvent maintenant la cible d'une
chasse aux sorcières par ceux qui ont été enhardis
par l'adoption par les gouvernements, derrière des
portes closes et sans discussion publique, de la
définition de l'IHRA. De cette façon, les gens
sont diffamés puis criminalisés sans même savoir à
quelles nouvelles lois et quelles politiques ils
sont soumis, sans parler du fait qu'ils sont
privés de toute application régulière de la loi.
Quel genre de démocratie est-ce là, dans laquelle
les gouvernements et leurs institutions mettent
délibérément les enjeux sérieux liés au droit à la
conscience et à la liberté d'expression à l'abri
de la discussion et du débat public, puis mettent
en place des outils à huis clos pour criminaliser
ceux avec lesquels ils ne sont pas d'accord, pour
les
qualifier d'individus haineux et pire
encore ?
C'est pourquoi les changements aux pouvoirs de
l'OEEO pour qu'elle enquête sur les fautes
professionnelles sont un enjeu sérieux. Ceux-ci
donnent au gouvernement et aux autres entités
politiques un mécanisme pour faire taire les
éducateurs en tant que citoyens privés et en tant
que professionnels et pour violer leur droit à la
conscience sur
des questions de sérieuse préoccupation nationale
et internationale. Le gouvernement Ford a déjà
tenté de mettre en place une ligne téléphonique de
délation pour encourager les parents à appeler
pour signaler les enseignants s'ils pensaient
qu'ils ignoraient le nouveau programme de santé et
d'éducation physique qu'il a introduit rapidement
juste
après avoir été élu en 2018. Les parents
n'avaient pas mordu à l'hameçon. Cependant, les
changements aux pouvoirs de l'OEEO semblent être
une nouvelle tentative de dépeindre les éducateurs
comme étant le problème en éducation et d'aller
plus loin en donnant au gouvernement et à ceux qui
sont enhardis par ces pouvoirs la possibilité de
persécuter ceux qui expriment des opinions avec
lesquelles ils sont en désaccord, et qui osent
prendre la parole. C'est inacceptable et cela doit
être combattu par tous ceux qui soutiennent le
droit de conscience et la liberté de parole.
Note
1. « Des
voix juives et des universitaires juifs
s'opposent à l'adoption de la définition
sioniste », Le Marxiste-léniniste, 4
avril 2021.
Cet article est paru dans
Numéro 49 - 26 mai 2021
Lien de l'article:
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