La crise du secteur alimentaire aux États-Unis
Une situation intenable pour les travailleurs, les agriculteurs et les éleveurs
Aux États-Unis, les agriculteurs et les éleveurs familiaux perdent leurs moyens de subsistance à cause de la concentration inexorable de la richesse sociale et du pouvoir dans un nombre de plus en plus restreint de mains. En conséquence, le secteur alimentaire aux États-Unis est en proie à des problèmes qui, à première vue, semblent insolubles. La crise touche la classe ouvrière et d’autres personnes avec des prix qui augmentent rapidement au point que l’insécurité alimentaire atteint des niveaux sans précédent. Le prix de la viande de boeuf, au niveau du consommateur, a augmenté de 20 % au cours de l’année dernière. Les infections par la COVID-19 sont endémiques parmi les travailleurs du secteur alimentaire, en particulier dans les usines de transformation de la viande où les décès dus à la pandémie sont malheureusement un événement courant.
Le secteur de la transformation de la viande
Le secteur de l’élevage des bovins de boucherie aux États-Unis représente un revenu brut annuel moyen de 66 milliards de dollars. Selon le Département de l’Agriculture des États-Unis, quatre oligopoles contrôlent à eux seuls 85 % du secteur de la viande bovine. Il s’agit de Tyson Foods, Cargill, National Beef Packing Company et le plus gros, JBS. Ces oligopoles ont construit d’énormes abattoirs tout en fermant des milliers de petits abattoirs. Ils dominent l’industrie aux États-Unis et dans d’autres pays, dont le Canada.
Wesley et Joesley Batista possèdent et contrôlent JBS, le plus grand transformateur de la viande au monde. D’origine brésilienne, JBS est devenu un oligopole qui forme des cartels et des coalitions à l’échelle mondiale. Les deux frères possèdent une richesse sociale estimée par Bloomberg News à 5,8 milliards de dollars. Il y a quatre ans, les frères ont plaidé coupable à la participation à un réseau de corruption brésilien qui a obtenu illégalement des prêts auprès de banques publiques pour étendre leurs activités privées. Bien qu’ils aient reconnu leur participation à complot criminel au Brésil, JBS a été autorisé à se lancer dans une vague d’acquisitions internationales d’une valeur de 20 milliards de dollars et à prendre le contrôle d’un quart de la capacité d’abattage de viande bovine aux États-Unis.
Pendant la pandémie, alors que les éleveurs ont subi des pertes énormes, JBS a augmenté son revenu brut au cours du troisième trimestre de 2021 à 18 milliards de dollars, une hausse de 32 % par rapport au même trimestre en 2020.
La manipulation des prix pour exploiter les deux extrémités du secteur
La domination des quatre oligopoles de l’industrie de la viande leur permet d’écraser la concurrence et de manipuler les prix pour servir leurs intérêts privés étroits, tant lorsqu’ils vendent de la viande aux magasins d’alimentation et aux restaurants que lorsqu’ils achètent du bétail pour l’abattage. Ils sont les principaux acheteurs de bovins provenant de parcs d’engraissement où les bovins sont engraissés avec des céréales. Ils ont largement éliminé les « encans à bestiaux » d’autrefois, où des ventes aux enchères étaient organisées pour déterminer le prix que les éleveurs recevaient pour leur bétail avant qu’il ne soit expédié vers les parcs d’engraissement. Les quatre grands transformateurs de la viande exigent maintenant des prix bas des parcs d’engraissement, qui à leur tour veulent des prix aussi bas directement des éleveurs, sans que les prix ne soient déterminés par des ventes aux enchères dans les encans à bestiaux.
Il n’y a pas si longtemps, les éleveurs de bétail réclamaient plus de la moitié de ce que les consommateurs payaient pour la viande aux magasins d’alimentation ou aux restaurants. L’année dernière, selon les données fédérales américaines, les éleveurs n’ont reçu que 37 cents pour chaque dollar dépensé en viande bovine.
Bill Bullard, un ancien éleveur qui dirige aujourd’hui un groupe de défense, le Ranchers-Cattlemen Action Legal Fund, a déclaré à ce sujet au New York Times dans un article récent intitulé « Un prix record du boeuf, mais les éleveurs n’en profitent pas » : « Les consommateurs sont exploités à un bout de la chaîne d’approvisionnement et les producteurs de bétail à l’autre bout. Les abattoirs font des profits records. »
Des abattoirs moins nombreux mais plus grands limitent les endroits où les parcs d’engraissement, et finalement les éleveurs, peuvent vendre leur bétail. Cela donne un avantage aux oligopoles, dont ils se sont emparés avec violence. Citée dans le même article du NYT, Marion Nestlé, professeure d’études alimentaires et de santé publique à l’Université de New York, déclare : « L’objectif [des quatre grands transformateurs de la viande] est de contrôler le marché afin de pouvoir contrôler les prix. La pandémie a exposé les conséquences de la consolidation de l’industrie de la viande. »
Les éleveurs insistent sur le fait que les dés sont pipés par la domination des grands transformateurs de la viande. Les éleveurs élèvent généralement des veaux qui se nourrissent dans les prairies du Texas, du Nebraska, du Kansas, du Colorado, du Montana et d’ailleurs jusqu’à ce qu’ils soient assez grands pour être vendus à des parcs d’engraissement qui les amènent au poids d’abattage par l’alimentation au grain.
Les parcs d’engraissement affirment qu’ils subissent des pressions de la part des transformateurs pour obtenir des prix plus bas, ce qui les oblige à réduire les prix qu’ils paient aux éleveurs. L’article du NYT cite Jeanie Alderson, une éleveuse du Montana, qui dit : « Beaucoup de gens ne comprennent pas à quel point les éleveurs sont pris au piège dans ce système vraiment défaillant. Nous n’avons pas de marché. »
Une autre éleveuse, Annika Charter-Williams, explique comment elle et d’autres personnes ont été stupéfaites de constater, au début de la pandémie, qu’elle montrait « une défaillance complète du marché ». Elle dit : « On pouvait voir une vache de l’autre côté de la route, et on ne trouvait pas de boeuf haché à Billings, dans le Montana. »
Selon l’article du NYT, « Alors que [sa famille] prenait des dispositions pour vendre environ 120 têtes de bétail en mars 2020, ils ont contacté un ami propriétaire d’un parc d’engraissement qui vend des animaux à une usine de JBS dans l’Utah. »
« M. Charter [son père] a été surpris par les conditions du premier chargement : L’abattoir exigeait qu’il s’engage à livrer son bétail, le prix devant être dicté par JBS. Je voulais lui dire d’aller au diable, dit M. Charter. Mais quel choix avais-je ? »
« Son seuil de rentabilité était de 1,30 dollar la livre. Sans aucune consultation ou négociation, ils ont simplement décidé qu’ils allaient me payer 1 dollar la livre. »
« Selon les experts de l’industrie, ce système permet aux transformateurs de bloquer l’offre écrasante de bovins à des prix qu’ils imposent, selon des conditions cachées au public. Étant donné la domination du marché par les quatre plus grands abattoirs dans leur région, les parcs d’engraissement n’ont pas d’autres endroits où vendre leurs animaux une fois qu’ils ont atteint le poids d’abattage.
« ‘ Il n’y a pas de concurrence’, a déclaré Ty Thompson, encanteur aux enchères publiques de Billings, dans le Montana, qui gère également ses propres parcs d’engraissement. Nous avons tellement d’offre et si peu de capacité, qu’il n’y a aucune négociation possible. Vous nourrissez l’Amérique et vous vous ruinez en le faisant’ , a-t-il déclaré. Il n’est plus rentable d’élever du bétail dans ce pays. »
Cela montre la contradiction fondamentale de l’économie dont les problèmes émergent et s’intensifient. L’économie est socialisée dans des formes de production industrielle de masse, mais le contrôle est entre les mains d’une poignée de propriétaires privés, dont le but est le profit maximum pour eux-mêmes au détriment de tous les autres et de l’ensemble, y compris les millions de personnes qui font le travail. Les oligarques utilisent leurs richesses, leurs privilèges, leurs relations sociales et leur pouvoir politique déjà existants pour acheter ou même détruire d’autres installations, manipuler les prix, faire baisser les salaires et les conditions de travail, et éliminer toute réglementation de la loi antitrust comme le Packers & Stockyards Act de 1921, qui, en raison des contestations et des décisions des tribunaux, des changements législatifs néolibéraux et du manque de moyens pour faire appliquer la loi, ne fonctionne plus du tout, comme la réalité elle-même le révèle.
Les éleveurs et les agriculteurs devraient s’inspirer de la récente victoire historique des fermiers indiens qui, par une action de masse, ont fait échouer les trois lois anti-agriculteurs proposées par le gouvernement central et conçues pour servir le pouvoir et les privilèges des oligarques. Cette victoire montre que les travailleurs sont capables de régler leurs comptes avec l’élite dirigeante des entreprises au pouvoir sur des questions d’importance comme les prix qu’ils reçoivent pour leur capacité de travail et ce qu’ils produisent, comme dans le cas des éleveurs et des agriculteurs. Ces victoires sont cruciales pour acquérir de l’expérience et des connaissances sur la manière d’organiser et de mobiliser les travailleurs pour défendre leurs revendications et leurs droits. Ces luttes ouvrent la voie à la sortie de la crise dans les secteurs de l’alimentation et d’autres secteurs, et vers la prise de conscience sociale et la compréhension, par la pratique, de la nécessité de résoudre la contradiction fondamentale de l’économie moderne entre la nature socialisée des forces productives et leur propriété privée et leur contrôle par une petite clique d’oligarques.
Publié le 18 janvier 2022