Au Parlement

Les modifications des lois sur la vie privée ne font que confirmer l'emprise des intérêts privés sur le gouvernement

Le gouvernement libéral a présenté un nouveau projet de loi sur la protection des renseignements personnels, le projet de loi C-11, qui porte comme titre abrégé Loi de 2020 sur la mise en oeuvre de la Charte du numérique. Le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie, Navdeep Bains, a déposé le projet de loi le 17 novembre. Lors d'une conférence de presse tenue la même journée, le ministre a dit que le projet de loi donnera aux Canadiens la protection de la vie privée dont ils ont besoin dans les conditions d'une utilisation de plus en plus répandue de mégadonnées dans tous les secteurs de l'économie. Le ministre a dit aux journalistes : « Nous devons trouver un moyen de protéger ces données, tout en restant ouverts aux opportunités économiques d'un monde axé sur les données. »

Le projet de loi 11 édicte la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs et la Loi sur le Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données et apporte des modifications corrélatives et connexes à d'autres lois. Le titre long de la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs, partie 1 du projet de loi C-11, confirme l'orientation de la loi qui donne priorité aux intérêts économiques privés : Loi visant à faciliter et à promouvoir le commerce électronique au moyen de la protection des renseignements personnels recueillis, utilisés ou communiqués dans le cadre d'activités commerciales.

L'utilisation du terme « charte » dans le projet de loi C-11[1] sert simplement à créer la confusion et à donner l'impression que la projet de loi porte sur l'enchâssement de droits qui permettrait aux Canadiens d'exercer un contrôle sur l'utilisation de leurs renseignements personnels sont utilisés à une époque où les mégadonnées sont considérées comme le « nouveau pétrole » de l'économie.

Actuellement, la collecte, l'utilisation et le partage des données personnelles sont régis par deux lois, la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (LPRPDE), qui s'applique aux activités commerciales, et la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui s'applique aux institutions gouvernementales et du secteur public.

En résumé, le projet de loi C-11 abroge la LPRPDE créée il y a vingt ans et la remplace par la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs. Le problème avec la LPRPDE, qui s'applique uniquement aux activités commerciales, est que les partis politiques ne sont pas inclus malgré le fait qu'ils ont le droit de recevoir le registre des électeurs d'Élections Canada, qui contient l'identificateur unique de chaque électeur, et qu'ils l'utilisent comme base pour compiler les profils des électeurs qu'ils complètent avec des informations provenant de diverses sources. Ils reçoivent également d'Élections Canada une liste numérique des personnes ayant voté. Les partis cartellisés maintiennent d'énormes bases de données sur les électeurs qui ne sont pas non plus soumises aux lois sur la protection de la vie privée.

À cet égard, le projet de loi contient une nouvelle disposition permettant aux organisations qui ne sont pas engagées dans des activités commerciales de demander la certification de leurs pratiques en matière de protection de la vie privée. Il pourrait s'agir d'une tentative des libéraux de contourner la revendication largement soutenue de soumettre les partis politiques aux lois sur la protection de la vie privée[2], mais il est trop tôt pour le dire.

Le projet de loi C-11 reprend l'essentiel de la LPRPDE mais comprend de nouvelles dispositions qui tiennent compte des développements technologiques des deux dernières décennies, comme la pratique de « dépersonnaliser les renseignements » dans l'utilisation de l'intelligence artificielle.[3]

Pour ce qui est de l'application de la loi, le projet de loi C-11 élargit les pouvoirs du commissaire à la protection de la vie privée d'émettre des ordonnances de conformité, notamment d'ordonner à une entreprise de cesser de recueillir des données. Il habilite le commissaire à effectuer des vérifications. Celui-ci sera également habilité à recommander des pénalités importantes en cas de non-conformité, mais pas à les imposer. Cette question sera tranchée par le nouveau Tribunal de la protection des renseignements personnels et des données qui est constitué dans la partie 2 du projet de loi C-11. Le Tribunal, composé de trois à six membres nommés par le gouvernement, sera l'organe décisionnel sur les questions de peine et entendra également les appels de toute ordonnance rendue par le commissaire à la protection de la vie privée.

Le projet de loi C-11 est long et complexe. Les sites On trouve déjà sur les site Web des cabinets d'avocats spécialisés dans le droit à la vie privée une abondance de premières interprtations de la loi. Michael Geist, auteur de Law, Privacy and Surveillance in Canada in the Post-Snowden Era, affirme que le projet de loi « nécessitera une étude considérable pour comprendre pleinement les implications des nouvelles règles ». Les critiques de toute part n'ont pas tardé, en particulier concernant les nombreuses dispositions qui suppriment l'exigence de consentement éclairé.

Le 17 novembre, le Centre pour la défense de l'intérêt public a publié une déclaration demandant que le projet de loi soit retirés et réécrit « pour protéger les consommateurs et non pour favoriser les grandes entreprises ». Son directeur exécutif, John Lawford, a déclaré : « Nous sommes horrifiés que le gouvernement fédéral pense qu'il peut affaiblir la protection de la vie privée des consommateurs avec un projet de loi à double langage qui supprime le droit des consommateurs à la protection de leurs informations personnelles, lesquels sont utilisées pour des 'activités d'affaires' si elles sont 'dépersonnalisées ' ou utilisées à des fins que le gouvernement considère comme étant 'socialement bénéfiques' ».

La réponse du commissaire à la protection de la vie privée

Bien que le projet de loi C-11 renforce les pouvoirs du commissaire à la protection de la vie privée de protéger et de surveiller la vie privée des Canadiens, le texte du projet révèle un mépris de l'expertise et de l'autorité du commissaire. Cinq jours à peine avant le dépôt du projet de loi, le commissaire à la protection de la vie privée, Daniel Therrien, a émis des recommandations pour réglementer l'utilisation de l'intelligence artificielle et a recommandé « une approche fondée sur les droits de la personne ». Il est clair que les recommandations émises le 12 novembre ne pouvaient être prises en considération par le gouvernement libéral et il est troublant que le gouvernement ait rédigé une loi sans recevoir l'avis du commissaire. Le gouvernement n'a aucune obligation légale d'écouter ou de demander l'avis du commissaire, qui est nommé par le Parlement et responsable devant lui. Néanmoins, sa décision de ne pas prendre en considération ses recommandations en dit long sur l'emprise des intérêts privés sur le gouvernement.

Le 19 novembre, le commissaire Therrien a publié une déclaration sur le projet de loi C-11 dans laquelle il salut certaines améliorations et identifie certains problèmes. Il s'inquiète de l'imposition de sanctions relevant de la responsabilité d'un nouveau tribunal et du mécanisme d'appel qui est prévu. Le commissaire déclare : « Nous croyons que les citoyens devraient bénéficier de recours rapides et efficaces. Nous étudierons maintenant la question de savoir si l'ajout d'une nouvelle structure est à même de produire ce résultat. »

Le commissaire poursuit : « Cela dit, de nouveaux pouvoirs de contrôle ne sont que des moyens, des outils pour faire respecter la loi. Dans le cas qui nous occupe, le rôle premier de la loi est d'édicter des normes et des règles qui protègent efficacement la vie privée tout en permettant et en encourageant les activités commerciales.

« Nous avons recommandé que la loi devrait permettre l'utilisation des renseignements personnels aux fins d'une innovation responsable et pour des usages socialement bénéfiques, ce qui va dans le sens du projet de loi, mais dans le cadre d'une loi (en italique dans l'original) qui enchâsserait la protection de la vie privée comme un droit de la personne et en tant qu'élément essentiel à l'exercice d'autres droits fondamentaux.

« Le projet de loi C-11 ouvre la porte à de nouveaux usages commerciaux des renseignements personnels, sans consentement, sans préciser que cette autorisation est donnée à la condition que le droit à la vie privée soit respecté. Le projet de loi reprend plutôt la clause d'objet de la loi actuelle, qui donne la même importance à la protection de la vie privée et aux besoins commerciaux des organisations. En fait, la nouvelle clause d'objet [4] souligne davantage qu'auparavant l'importance de l'utilisation des renseignements personnels pour l'activité économique.

« Le gouvernement explique par des motifs constitutionnels son refus d'adopter une approche fondée sur les droits. Seules les provinces auraient compétence pour légiférer en matière de droits civils et la compétence du Parlement fédéral se limiterait au commerce. Nous examinerons cette question de plus près avant de présenter notre opinion au comité parlementaire qui sera chargé de l'étude du projet de loi. Comme le soulignait la Cour suprême du Canada dans un jugement récent sur la Loi sur la non-discrimination génétique, la vie privée est d'un intérêt vital. Elle fait validement l'objet d'une protection dans plusieurs lois fédérales adoptées en vertu de l'un ou l'autre des chefs de compétence du Parlement. Cela devrait aussi être vrai pour la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs, édictée en vertu des pouvoirs du Parlement fédéral en matière de commerce.

« Ultimement, c'est au Parlement de décider quel poids donner au droit à la vie privée et aux intérêts des entreprises commerciales. Selon nous, il serait normal et juste que les activités commerciales soient autorisées dans le respect des droits, plutôt que de mettre les droits et les intérêts commerciaux sur le même pied. Généralement, il est possible de réaliser à la fois des objectifs commerciaux et la protection de la vie privée. C'est de cette façon que l'on conçoit l'innovation responsable. Mais en cas de conflit, nous pensons que les droits devraient l'emporter.

« Notre travail d'analyse des propositions législatives du gouvernement cherchera donc entre autres, dans les semaines à venir, à cerner des amendements possibles afin de mieux promouvoir l'innovation responsable dans le respect des droits, dont le droit à la vie privée. »

Notes

1. La Charte numérique a été annoncée par Justin Trudeau lors d'un discours liminaire à la conférence VivaTech de mai 2019 à Paris. VivaTech est décrite comme « un événement réunissant les leaders mondiaux de la technologie et des affaires ».

Le dictionnaire Oxford donne plusieurs définitions de « charte ». Le premier est « un acte écrit par le souverain ou le pouvoir législatif d'un pays, par lequel un organisme, comme une ville, une entreprise ou une université, est fondé ou dans lequel sont consignés ses droits et privilèges ». Cela peut également signifier « une déclaration écrite des droits d'un groupe déterminé de personnes », comme une charte des droits des patients. Enfin, Oxford dit que cela peut aussi signifier « une politique ou une loi considérée comme permettant aux gens de s'engager plus facilement dans une activité indésirable spécifiée », avec la phrase illustrative : « Il a décrit l'acte comme une charte pour les vandales. »

2. Le fait que les Canadiens ne soient pas d'accord avec l'exemption des partis politiques des lois sur la protection de la vie privée a été soulevé à plusieurs reprises au cours des quinze dernières années, en particulier depuis le scandale du Robocall, la suppression des votes aux élections fédérales de 2011, lorsqu'il a été révélé que des agents du Parti conservateur avaient utilisé les informations compilées sur les électeurs pour les orienter vers de faux bureaux de vote. Même avant cela, lors d'un sondage commandé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada en 2009, une majorité écrasante de Canadiens (92 %) a déclaré que les partis politiques et les hommes politiques devraient être soumis à une loi qui établit les règles régissant la manière dont ils recueillent et traitent les informations personnelles des citoyens canadiens. Tous les commissaires à la protection de la vie privée du Canada, ainsi que les directeurs généraux des élections actuels et passés, ont demandé que les partis politiques soient inclus dans la LPRPDE.

3. La dépersonnalisation supprime les données d'identification d'un ensemble de données afin que les données ne permettent plus d'identifier directement la personne concernée. La dépersonnalisation peut réduire le risque pour la vie privée associé à la collecte, au traitement, à l'archivage, à la distribution ou à la publication de renseignements. La dépersonnalisation, dit-on, équilibre les objectifs contradictoires de l'utilisation et du partage des renseignements personnels tout en protégeant la vie privée.

4. La clause Objet et champ d'application de la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs stipule : « La présente loi a pour objet de fixer, dans une ère où les données circulent constamment au-delà des frontières et des limites géographiques et une part importante de l'activité économique repose sur l'analyse, la circulation et l'échange de renseignements personnels, des règles régissant la protection des renseignements personnels d'une manière qui tient compte du droit à la vie privée des individus quant aux renseignements personnels qui les concernent et du besoin des organisations de recueillir, d'utiliser ou de communiquer des renseignements personnels à des fins qu'une personne raisonnable estimerait acceptables dans les circonstances. »


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 79 - 2 décembre 2020

Lien de l'article:
Au Parlement: Les modifications des lois sur la vie privée ne font que confirmer l'emprise des intérêts privés sur le gouvernement - Anna Di Carlo


    

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