L'action citoyenne toujours essentielle pour assurer la sécurité ferroviaire


LML : Tout d'abord, nos salutations à toute la population de Lac-Mégantic qui lutte avec courage pour rebâtir sa vie, ce qui est impossible sans une amélioration de la sécurité ferroviaire. Qu'est-ce qui a été organisé dans la ville à l'occasion du septième anniversaire de la tragédie ?

Robert Bellefeuille : Il y a eu trois conférences de presse. Nous avons bien sûr fait la nôtre. L'Alliance ferroviaire de l'Estrie et Montérégie qui comprend les maires de Mégantic, Sherbrooke, Bromont, Cowansville et Farnham en a aussi fait une, de même que la ville de Mégantic qui a inauguré l'Espace mémoire qui est une structure dédiée aux 47 victimes. Elle est située là où a eu lieu la tragédie, sur les assises mêmes du Musicafé. À midi, après l'inauguration de l'Espace mémoire, on a fait sonner 47 cloches à la mémoire des 47 victimes de la tragédie.

LML : Quels sont les défis auxquels vous faites face afin de garantir la sécurité ferroviaire ?

RB : On a refait une visite de la voie ferrée et on a trouvé de nouveaux problèmes au niveau des rails. On a annoncé une deuxième mise en demeure à Transport Canada pour qu'ils viennent réinspecter les rails à l'entrée et à la sortie de Lac-Mégantic. Le 7 mai 2019, Transport Canada avait transmis un rapport à Central Maine and Québec Railway Canada (CMQR) où il notait 253 rails défectueux entre Farnham et Lac-Mégantic. La compagnie devait réparer cela. Au mois d'août, on s'est aperçu qu'un endroit précisé dans le rapport où les rails étaient défectueux n'avait toujours pas été réparé. Nous avons d'ailleurs produit une vidéo qui montre l'état des rails à ce jour[1].

On a signifié cela à Transport Canada et aux journalistes et deux semaines après, un train a déraillé partiellement à ce même endroit. Les roues ont quitté la voie ferrée. Après cela on a fait une mise en demeure au ministre fédéral des Transports Marc Garneau et il a publié un arrêté ministériel pour obliger la compagnie à réparer. C'était l'an dernier. Cette année, on fait la même affaire. On envoie une mise en demeure à Garneau, une deuxième, pour lui dire que vous n'avez pas tout réparé. Il en reste. Il en reste beaucoup. On lui a transmis la mise en demeure hier. Il a maintenant 10 jours pour faire une nouvelle inspection plus poussée que l'inspection standard qui se fait par ultrason. Les ultrasons sont une méthode qui n'est pas complètement efficace quand les rails sont trop usés car le métal ne conduit plus les ondes correctement.

Selon un rapport d'experts sur les 7 déraillements majeurs de train au Canada transportant du pétrole qui ont eu lieu après celui de Mégantic qui a été présenté dans un reportage de la CBC du 15 juin, il ressort que c'est l'état des rails qui est responsable des déraillements. Cela est dû au fait que le règlement sur la sécurité ferroviaire sur lequel sont inscrites les normes d'entretien datent de 2012, c'est-à-dire avant le transport massif du pétrole sur des rails. Le règlement est écrit en fonction de l'ancienne pratique des trains de frets réguliers et il n'est pas ajusté à la nouvelle réalité du transport massif de pétrole. Donc les rails s'usent plus vite avec des bris caractéristiques au surpoids des trains. Donc le Bureau de la sécurité des transports du Canada a fait ce constat-là et a recommandé de revoir le règlement sur la sécurité ferroviaire comme il ne correspond plus à la réalité. C'est ce règlement qui régit les compagnies et définit les normes d'entretien. Les journalistes ont prouvé que ces 7 déraillements majeurs depuis Mégantic sont dus au fait que les protocoles d'entretien ne sont pas à jour et que les trains sont plus lourds, plus longs. Le CMQR s'est vanté que le poids de ses convois passant par Mégantic avait augmenté de 56 %.

LML : Lors de ta conférence de presse, tu as dit que les matières dangereuses qui circulent à l'heure actuelle sont encore plus dangereuses que celles qui ont explosé lors de la tragédie. Peux-tu nous en dire plus ?

RB : Lors des séances du BAPE [Bureau des audiences publiques pour la protection de l'environnement] à Mégantic l'an dernier, les experts qui devaient faire une étude de risque nous ont appris que les deux matières les plus dangereuses qui circulent sur les rails sont le gaz propane et l'acide sulfurique. Il n'y a pas pire que cela. Si jamais il y a un déraillement suivi d'une explosion de ces matières, l'acide sulfurique va se pulvériser dans l'atmosphère en vapeur et les vents vont pousser cela jusqu'à 20 ou 30 km. Cela n'a rien à voir avec le pétrole de schiste qui brûle sur place. C'est dix fois pire comme impact.

Nous, on voit passer des convois de 30 citernes, où 10 à 12 wagons contiennent du gaz propane et de 7 à 8 contiennent de l'acide sulfurique, transportés par des wagons DOT-111. Depuis l'explosion à Lac-Mégantic, ces wagons ne peuvent plus transporter de pétrole, mais ils sont maintenant utilisés pour transporter un produit dix fois plus dangereux ! On voit ce type de convoi 3 à 4 fois par semaine et cela circule sur les rails et les ponceaux défectueux.

Il faut aussi ajouter que les trains sont toujours stationnés au haut de la côte. Comme il n'y a plus de gare de triage au centre-ville de Mégantic, la compagnie effectue le triage à Nantes, au même endroit où le train de la mort était stationné le 6 juillet 2013. Elle stationne des wagons qui proviennent du parc industriel sur la voie de desserte et lorsque le convoi arrive des États-Unis avec la matière dangereuse, il arrête en parallèle sur la voie ferrée principale, à côté des wagons à charger. Ils n'appliquent que les freins à air dans la pente, aucun frein à main. Et là, ils détachent les 4 locomotives qui vont chercher les wagons sur l'autre voie, laissant tout seul, sur de simples freins à air dans la pente, l'ensemble du convoi, pour une durée de 45 minutes à 1 heure. C'est le temps que cela a pris, au départ des pompiers à Nantes, pour que le train dévale la pente. Ces manoeuvres sont faites 2 à 3 fois par semaine à Mégantic. On est dans le même scénario ; rien n'a vraiment changé, sauf que ce sont des matières 10 fois plus dangereuses. Cela fait deux fois que je fais le signalement à la Ville de Mégantic et à Transport Canada. On le voit aussi dans la vidéo.

Tout cela est toléré par Transport Canada. Hier, le 5 juillet, Garneau est sorti de son mutisme et a publié un communiqué de presse pour se défendre où il dit qu'il y a eu 225 inspections de la voie ferrée entre Farnham et Lac-Mégantic depuis 2015, cela signifie 45 par année. J'ai dit en entrevue : ou bien les inspecteurs sont aveugles ou bien ils sont incompétents et inconséquents, ce dont je doute, ou bien les règles ne sont pas assez strictes et sont trop complaisantes envers les compagnies.

LML : Peux-tu nous expliquer où en est le dossier de la voie de contournement ?

RB  : Cela piétine. Ce que j'ai appris c'est qu'à la suite du rapport du BAPE en mai 2019, il y a eu beaucoup de questions soulevées concernant l'environnement en regard du tracé de la voie de contournement qui traverse des terres humides qui sont protégées au Québec. Le ministère de l'Environnement du Québec a émis des réserves sur certains points et a demandé des éclaircissements. Et c'est là que ça bloque. Transport Canada a sorti un jugement prononcé l'an dernier dans le projet d'agrandissement du port de Québec dans la baie de Beauport où les poissons vont frayer. La cour a statué que le Québec n'a pas à s'ingérer dans une juridiction fédérale. Et là, Transport Canada se sert de ce jugement pour dire qu'il n'a pas à tenir compte des préoccupations environnementales du BAPE et du ministère de l'Environnement du Québec.

Selon nous, les préoccupations soulevées quant à l'environnement doivent être traitées sérieusement. Il faut penser que la voie de contournement va traverser des rivières, des ruisseaux, des marécages et des terres agricoles. On va creuser des fossés, y installer des dormants en bois imbibés de créosote qui va couler dans ces fossés et cela va se rendre à la rivière Chaudière.

L'opinion de la coalition est que cette voie ferrée pourrait être faite avec des travers de béton. Le béton a un impact environnemental quand tu le fabriques, mais une fois posé dans un environnement, il est inerte. Regarde le REM à Montréal sur la rive sud, on a utilisé des dormants en béton. En Ontario, les nouveaux chemins de fer sont aussi construits sur ces types de dormants. Et là on utilise encore les moyens du siècle dernier. Il faut savoir que les dormants de bois ont une moyenne de vie de 20 à 30 ans, alors que le béton peut durer au-delà de 50 ans. De plus, lorsque la durée de vie des dormants de bois est terminée, il y a encore des produits toxiques dedans, des HAP - hydrocarbures aromatiques polycycliques - qui sont cancérigènes. Pour en disposer, tu dois aller les porter dans un incinérateur à haut rendement, donc cela coûte une fortune pour s'en débarrasser.

Toute la pression qu'on fait, c'est pour dire que les vieilles voies ferrées sont dangereuses. On ne va pas attendre trois ans. Il faut que cela les force à accélérer le processus entourant la création de la voie de contournement. On nous dit qu'elle est prévue pour 2023.

LML : Veux-tu dire quelque chose en conclusion ?

RB : En l'absence de surveillance de Transport Canada, ce sont toujours les citoyens qui demeurent vigilants. C'est l'implication et l'action citoyennes qui demeurent pour assurer la sécurité en l'absence d'implication de Transport Canada. Les autorités font fi de la sécurité, alors ce sont les citoyens qui doivent y voir.

On continue le combat. Ils ont dit que les Méganticois étaient résilients. On va leur faire voir c'est quoi la résilience !

Note

1. Voir les vidéos Lac-Mégantic, une voie ferrée en fin de vie et Lac-Mégantic: la reconstruction.

(Photos: LML, Maine-Lewiston-Auburne ProtestTrain Safety)


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 45 - 11 juillet 2020

Lien de l'article:
L'action citoyenne toujours essentielle pour assurer la sécurité ferroviaire - Entrevue avec Robert Bellefleur, porte-parole de la Coalition des citoyens et organismes engagés pour la sécurité ferroviaire à Lac-Mégantic


    

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