Voici un extrait du discours prononcé par
Frederick Douglass à l'occasion du 4 juillet
1852 devant une assemblée d'abolitionnistes.
L'extrait est suivi d'une vidéo où de jeunes
descendants de Douglass récitent le discours.
* * *
Chers concitoyens,
je ne manque pas de respect pour les pères de
cette république. Les signataires de la
Déclaration d'indépendance étaient des hommes
courageux. C'étaient aussi de grands hommes -
assez grands pour donner la gloire à une grande
époque. Il n'arrive pas souvent à une nation de
donner naissance à un si grand nombre d'hommes
vraiment grands. La situation à partir de laquelle
je suis obligé de les regarder n'est certes pas la
plus favorable; et pourtant je ne peux contempler
leurs grands actes qu'avec admiration. C'étaient
des hommes d'État, des patriotes et des héros, et
pour le bien qu'ils ont fait et les principes
qu'ils défendaient, je m'unirai à vous pour
honorer leur mémoire. [ ]
Mes chers concitoyens, pardonnez-moi,
permettez-moi de demander, pourquoi suis-je appelé
à prendre la parole ici aujourd'hui ? Qu'ai-je, ou
qu'ont ceux que je représente, à voir avec votre
indépendance nationale ? Les grands principes de
liberté politique et de justice naturelle,
incarnés dans cette Déclaration d'indépendance,
sont-ils étendus à nous ?
Suis-je donc appelé à amener notre humble offrande
à l'autel national et à avouer les avantages et la
fervente gratitude exprimée pour les bénédictions
qui résultent de votre indépendance à nous ?
Devant Dieu, pour votre bien et le nôtre, une
réponse positive devrait être véridiquement donnée
à ces questions ! Alors ma tâche serait allégée,
et mon fardeau facile et appréciable. Qui est
celui-là qui a si froid qu'une sympathie de la
nation ne peut le réchauffer ? Qui est si obstiné
et insensible aux réclamations de gratitude qu'il
ne reconnaîtrait pas de tels avantages
inestimables ? Qui est si impassible et égoïste
qu'il ne donnerait pas sa voix pour amplifier
l'alléluia du jubilé de la nation, quand les
chaînes de la servitude auraient été déchirées de
ses membres ? Je ne suis pas cet homme. Dans un
tel cas, le muet pourrait parler éloquemment et «
le boiteux sauter comme un cerf ».
Mais tel n'est pas le cas. Je le dis avec un
sentiment de tristesse vu la disparité entre nous.
Je ne suis pas inclus dans les bénéficiaires de
cet anniversaire glorieux ! Votre haute
indépendance révèle seulement la distance
incommensurable entre nous. Les bénédictions dans
lesquelles vous, en ce jour, vous réjouissez ne
sont pas appréciées en commun. L'héritage riche de
justice, la liberté, la prospérité et
l'indépendance léguées par vos pères est partagé
par vous, pas par moi. Le soleil qui a amené
lumière et guérisons chez vous, a amené des raies
et la mort chez moi. Ce 4 juillet est le vôtre,
pas le mien. Vous pouvez vous réjouir, je dois
porter le deuil. Car traîner un homme dans les
fers dans le temple grandiose illuminé de liberté,
et lui demander de participer aux hymnes joyeux,
représente la moquerie inhumaine et une ironie de
sacrilège. Vouliez-vous, citoyens, vous moquer de
moi en me demandant de parler aujourd'hui ? Si
oui, il y a une analogie à votre conduite. Et
permettez-moi de vous avertir qu'il est dangereux
de copier l'exemple d'une nation dont les crimes,
dominant en haut au ciel, ont été rejetés par le
souffle du Tout-puissant, enterrant cette nation
dans la ruine irrévocable ! Je peux aujourd'hui
élever les lamentations plaintives de ces gens
décimés et frappés par le malheur.
« Sur le bord des fleuves de Babylone Nous nous sommes assis Et là nous avons pleuré, Nous souvenant de Sion. Aux saules du rivage
Nous avons suspendu nos harpes, Car ceux qui nous avaient emmenés captifs Nous demandaient des paroles de cantiques, Et ceux qui nous faisaient souffrir, Des chants de joie ! Chantez-nous quelque chose Des chants de Sion ! Comment chanterions-nous les cantiques de
l'Éternel Sur une terre étrangère ? Si je t'oublie, Jérusalem, Que ma droite s'oublie ! Que ma langue s'attache à mon palais, Si je ne me souviens de toi, Si je n'élève Jérusalem Au-dessus de toutes mes joies ! » Chers concitoyens, au-dessus de votre joie
nationale et tumultueuse, j'entends le gémissement
mélancolique de millions ! dont les chaînes,
lourdes et cruelles hier sont, aujourd'hui,
rendues plus intolérables par les cris de jubilé
qui les atteignent. Si j'oublie, si je ne me
souviens pas fidèlement de ces enfants
ensanglantés et attristés en ce jour, « puisse ma
main droite s'attacher à mon palais » ! Les
oublier, passer légèrement sur leur trauma et
sonner avec le thème populaire seraient la
trahison la plus scandaleuse et choquante, et cela
me serait reprocher devant Dieu et le monde. Mon
sujet, alors, chers concitoyens, est l'esclavage
américain. Je verrai ce jour et ses
caractéristiques populaires du point de vue de
l'esclave. Positionné là et identifié avec
l'esclave américain, faisant mienne sa peine. Je
n'hésite pas à déclarer avec toute mon âme que le
caractère et la conduite de cette nation ne m'ont
jamais paru plus noirs qu'en ce 4 juillet ! Que
nous nous tournions vers les déclarations du passé
ou vers les professions du présent, la conduite de
la nation semble toute aussi hideuse et affreuse.
L'Amérique est fausse au regard du passé, fausse
au regard du présent, et s'engage solennellement à
être fausse dans l'avenir.
Au milieu de Dieu et de l'esclave écrasé et
ensanglanté cette fois, je fais, au nom de
l'humanité qui est outragée, au nom de la liberté
qui est entravée, au nom de la Constitution et de
la Bible qui sont ignorées et piétinées, le défi
de questionner et dénoncer, avec toute l'emphase
que je peux, tout qui sert à perpétuer l'esclavage
- le grand péché et la grande honte de l'Amérique
!- « Je n'userai pas de faux-fuyants, je ne
m'excuserai pas » ; j'utiliserai la langue la plus
sévère que je peux ordonner ; et pourtant pas un
seul mot ne m'échappera qu'un homme, dont le
jugement n'est pas aveuglé par le préjugé,
n'avouera la raison et la justesse.
Mais je crois que j'entends quelqu'un de mon
auditoire dire : « C'est dans cette circonstance
que vous et vos frères abolitionnistes ne faites
pas une impression favorable dans l'esprit du
public. Si vous argumentiez plus et réprimandiez
moins, votre cause serait beaucoup plus
susceptible de réussir. » Mais je pense que là où
tout est clair, il n'y a rien à discuter. De quel
point de la croyance anti-esclavagiste
voudriez-vous que je discute ? Sur quel aspect du
sujet les gens de ce pays ont-ils besoin de
lumière ? Dois-je m'engager à prouver que
l'esclave est un homme ? Ce point est déjà
concédé. Personne n'en doute. Les esclavagistes
eux-mêmes le reconnaissent dans la promulgation de
lois pour leur gouvernement. Ils le reconnaissent
lorsqu'ils punissent la désobéissance de
l'esclave. Il y a soixante-douze crimes dans
l'État de Virginie qui, s'ils sont commis par un
homme noir (aussi ignorant soit-il), le condamnent
à mort ; tandis que seulement deux des mêmes
crimes soumettront un homme blanc à la même peine.
Qu'est-ce que cela, sinon la reconnaissance que
l'esclave est un être moral, intellectuel et
responsable ? Il est concédé que l'esclave est un
homme. Il est admis que les livres de lois du Sud
sont bourrés de textes interdisant, sous de
lourdes amendes et pénalités, l'enseignement de la
lecture et de l'écriture à l'esclave. Quand vous
démontrerez que ces lois s'appliquent aux bêtes
des champs, alors je consentirai à plaider que
l'esclave est un homme. Quand les chiens dans vos
rues, quand les oiseaux dans le ciel, quand le
bétail sur vos collines, quand les poissons de la
mer et les reptiles qui rampent ne pourront pas
distinguer l'esclave d'une bête, alors je
discuterai avec vous que l'esclave est un homme !
Aujourd'hui, il est évident d'affirmer l'égalité
du nègre dans toute sa masculinité. N'est-il pas
étonnant que, pendant que nous labourons, plantons
et récoltons, utilisons tous les types d'outils
mécaniques, édifions des maisons, construisons des
ponts, construisons des bateaux, transformons les
métaux, le fer, le cuivre, et devenons des
secrétaires, retrouvons parmi nous des médecins,
des avocats, des ministres, des poètes, des
auteurs, des éditeurs, des orateurs et des
professeurs ; et cela, pendant que nous sommes
engagés dans toutes les entreprises familières aux
autres hommes, creusant de l'or, capturant en
Californie la baleine dans le Pacifique,
nourrissant le mouton et le bétail sur le flanc
des vallées, vivre, le déménagement, agir, penser,
planifier, habiter en les familles comme les
maris, comme les femmes et comme les enfants, et,
confessant par-dessus tout et adorant le chrétien
Dieu, et vivant dans l'espoir d'une vie et de
l'immortalité au-delà de la tombe, nous sommes
appelés à prouver que nous sommes des hommes !
Voudriez-vous que je fasse valoir que l'homme a
droit à la liberté ? Qu'il est le propriétaire
légitime de son corps ? Vous l'avez déjà déclaré.
Dois-je argumenter sur l'illicéité de l'esclavage
? Est-ce une question pour les républicains ?
Doit-il être réglé par les règles de la logique et
de l'argumentation, comme pour un problème
difficile, comprenant une application douteuse du
principe de justice, difficile à comprendre ?
Comment devrais-je regarder ce jour, en présence
d'Américains, diviser et subdiviser un discours,
pour montrer que les hommes ont un droit naturel à
la liberté ? En parler relativement et
positivement, négativement et affirmativement ? Le
faire, ce serait me rendre ridicule et offenser
votre intelligence. Il n'y a pas d'homme sous la
verrière du ciel qui ne sache pas que l'esclavage
est mauvais pour Lui.
Qui suis-je pour argumenter que c'est mauvais de
faire des hommes des brutes, de leur voler leur
liberté, de les faire travailler sans salaires, de
les garder ignorant de leurs relations avec les
autres hommes, pour les battre avec les bâtons,
écorcher leur chair avec la mèche, charger leurs
membres avec les fers, les chasser avec les
chiens, les vendre aux enchères, séparer leurs
familles, faire sortir leurs dents, brûler leur
chair, les affamer pour leur imposer l'obéissance
et la soumission à leurs maîtres ? Devrais-je
argumenter qu'un système marqué ainsi par le sang,
et taché de pollution, est mal ? Non ! Je ne ferai
pas. J'ai meilleure utilité pour le temps et la
force meilleure que nécessiteraient de tels
arguments. [...]
Que représente, pour l'esclave américain, votre 4
juillet ?
Je réponds : un jour qui lui révèle, plus que tous
les autres jours de l'année, l'injustice et la
cruauté auxquelles il est la victime constante.
Pour lui, votre célébration est une farce ; votre
liberté vantée, un permis impie ; votre grandeur
nationale, grossissant la vanité ; vos sons de
réjouissance sont vides et sans pitié ; votre
dénonciation de tyrans, l'effronterie de cuivre ;
vos cris de liberté et d'égalité, la moquerie
creuse ; vos prières et vos hymnes, vos sermons et
d'action de grâces, avec toutes votre parade et
votre solennité religieuses, sont, à Lui, à la
simple grandiloquence, la fraude, la tromperie,
l'impiété, et hypocrisie, un voile mince pour
envelopper des crimes lesquels feraient honte à
une nation de sauvages. Il n'y a pas une nation
sur la terre coupable de pratiques plus choquantes
et sanglantes que celle des gens des États-Unis à
cette heure même.
Allez où vous pouvez, cherchez où vous voudrez,
errez par toutes les monarchies et les despotismes
d'autrefois, voyagez à travers l'Amérique du Sud,
recherchez chaque abus, et quand vous aurez trouvé
le dernier, comparez vos faits avec les pratiques
de tous les jours de cette nation, et vous direz
avec moi que par sa révoltante barbarie et son
hypocrisie effrontée, l'Amérique règne sans rival.
[...]