BlackRock et la filière canadienne

En mars 2020, la Banque du Canada a annoncé que BlackRock, le plus grand gestionnaire d'actifs au monde, allait être nommé conseiller et consultant clé dans le cadre du programme de sauvetage des entreprises face à la COVID-19 du gouvernement libéral fédéral. Ce n'est que la plus récente étape de l'influence croissante et de l'entrecroisement profond du supercartel américain avec l'économie et la politique du Canada qui remonte à plusieurs années.

Par exemple, BlackRock participe à la Banque d'infrastructure du gouvernement fédéral. Lors des élections de 2015, Trudeau avait proposé la formation d'une Banque fédérale de l'infrastructure « afin de fournir du financement à faible taux aux projets de construction de nouvelles infrastructures » et qui « utiliserait ses solides cotes de solvabilité et son pouvoir de prêt pour aider les municipalités à réduire leurs coûts d'emprunt »[1]. Cependant, en janvier 2016, le premier ministre Trudeau a rencontré le PDG de BlackRock, Larry Fink, au Forum économique mondial de Davos, à un moment où Fink réclamait aussi des investissements accrus dans les infrastructures de la part des gouvernements et des intérêts privés. Par la suite, Trudeau a de nouveau rencontré Larry Fink en mars à New York. Plus tard au printemps, le gouvernement libéral a annoncé la formation d'un Conseil consultatif en matière de croissance économique (CCCE) qui, à l'automne 2016, a appelé à la création d'une Banque de développement des infrastructures du Canada. Mais à ce moment-là, le concept initial de la banque de l'infrastructure qui devait fournir un financement à faible taux aux projets de construction d'infrastructures a été remplacé avec le nouvel objectif de permettre au secteur privé, notamment BlackRock et ses clients, de mettre en place une grande partie du financement à un taux plus élevé pour les municipalités et d'autres organismes[2].

Avant la réunion de l'automne 2016, les représentants du gouvernement Trudeau avaient travaillé étroitement pendant plusieurs mois avec les dirigeants de BlackRock pour élaborer des présentations afin d'informer les investisseurs potentiels sur les investissements dans la Banque de l'infrastructure. Le personnel de BlackRock a organisé la rencontre des investisseurs le 14 novembre et, au cours d'un certain nombre de séances à toutes les deux semaines qui l'ont précédée, est même allé jusqu'à aider à préparer la présentation PowerPoint que le ministre fédéral de l'Infrastructure, Amarjeet Sohi, a présentée lors de la réunion. Jean Boivin, actuellement directeur général de BlackRock et auparavant sous-ministre délégué auprès du gouvernement fédéral, a également participé à ces séances.

Ce qui attire des intérêts privés comme BlackRock vers des projets d'infrastructure publique est le rendement plus élevé de ses investissements, qui peut aller de 7 à 9 % par année. Bien sûr, ce rendement supplémentaire finit par être soutiré des deniers publics et, au fil du temps, peut finir par doubler le coût des projets[3]. Cependant, un groupe de réflexion formé par Larry Fink et d'autres financiers a fait valoir que l'investissement privé dans les infrastructures publiques représente « une occasion en or ... avec des sources de revenus prévisibles sur des périodes de temps mesurées en décennies.[4] »

Comme l'ont révélé le projet de transparence BlackRock et divers articles de presse, d'autres organismes gouvernementaux, comme l'Office d'investissement du Régime de pensions du Canada (OIRPC), ont aussi été impliqués avec BlackRock[5]. Mark Wiseman a été PDG du conseil d'administration du régime de retraite de 278 milliards de dollars de 2012 à 2016 qui gère les pensions du Régime de pensions du Canada de 20 millions de Canadiens. Pendant qu'il était à la barre de cet organisme, Mark Wiseman a « externalisé considérablement la gestion des actifs du régime de retraite à BlackRock », notamment en investissant dans les « fonds hypothécaires en difficulté » de BlackRock et dans d'autres investissements mondiaux. À titre de chef de la direction de l'Office, Wiseman a finalement été nommé au Conseil consultatif en matière de croissance économique (CCCE) du gouvernement. Cependant, trois jours seulement après sa première réunion, « Mark Wiseman a annoncé brusquement son intention de démissionner du [Conseil et de l'OIRPC] pour rejoindre BlackRock en tant que responsable mondial des actions ». Malgré ce conflit d'intérêts manifeste, le gouvernement fédéral l'a autorisé à demeurer au Conseil et à demeurer conseiller principal auprès de l'Office. Et c'est ainsi que le gouvernement fédéral permet aux responsables de BlackRock d'être des conseillers clés tout en faisant du lobbying pour obtenir un financement fédéral.

Outre Mark Wiseman et Jean Boivin, qui tous deux ont rejoint BlackRock après avoir occupé des postes de haut niveau dans le secteur public, il existe un certain nombre d'autres exemples de « va-et-vient » de personnel de haut niveau entre BlackRock et le gouvernement fédéral. Par exemple, en 2018, BlackRock a embauché un autre fonctionnaire de l'Office, André Bourbonnais, qui avait été chef de la direction d'Investissements PSP qui est le fonds de retraite de 139 milliards de dollars qui gère les investissements pour la fonction publique, les Forces armées canadiennes et la Gendarmerie royale du Canada. En tout, il y a plus d'une vingtaine de fonctionnaires « qui ont travaillé ou fait des stages à la fois à l'Office et chez BlackRock. » Selon le projet de transparence BlackRock, BlackRock a joué « un rôle important non seulement dans la création de la banque [d'infrastructure], mais aussi dans les décisions concernant le personnel », notamment en déterminant qui devrait occuper les postes clés[6]. Ainsi l'État et le supercartel ne font qu'un.

Pour sa part, le premier ministre Trudeau a continué de rencontrer des dirigeants de BlackRock, notamment en assistant le 8 mars 2017 à un dîner privé avec des dirigeants de BlackRock et à une réunion en 2018 à New York avec des investisseurs de BlackRock. Aujourd'hui, BlackRock étant nommé conseiller clé dans le programme de sauvetage face à la COVID-19, même la Banque du Canada a été « poussée dans l'orbite de plus en plus fréquentée de BlackRock inc.[7] ».

L'un des plus anciens groupes de réflexion économique au Canada, l'Institut C.D. Howe, est également sous l'influence de BlackRock. En 2017, l'Institut, qui avait précédemment publié une étude critique de l'idée d'une banque de l'infrastructure, a reçu un financement de BlackRock et a nommé un haut fonctionnaire du supercartel à son conseil d'administration. Depuis lors, l'Institut a publié diverses publications faisant l'éloge de la Banque de l'infrastructure.

Outre ses percées dans le secteur public canadien, BlackRock est fortement impliqué dans le secteur privé. Bien que l'étendue exacte ne soit pas connue, BlackRock gère ou détient des actifs dans la plupart des grandes sociétés et institutions financières nord-américaines, y compris celles du Canada. De plus, iShares, qui est sa famille de fonds négociés en bourse, domine le marché des fonds négociables en bourse (FNB) de 200 milliards de dollars au Canada (comme c'est également le cas sur l'immense marché américain).

En 2019, BlackRock a formé une alliance stratégique avec RBC Gestion mondiale d'actifs pour fournir une nouvelle marque de FNB nommée « RBC iShares » d'une valeur de 60 milliards de dollars. Selon un communiqué de presse de RBC, « cette alliance transformatrice unit deux chefs de file du marché : le plus grand gestionnaire de FNB au monde et le principal gestionnaire d'actifs au Canada[8] ».

De nombreux experts, journalistes, universitaires, ONG et syndicats ont exprimé leur inquiétude face au poids croissant de BlackRock sur l'économie canadienne ainsi que ses violations éthiques[9]. Les critiques ont fait valoir que le rôle de BlackRock dans la création de la Banque de l'infrastructure « met les priorités des investisseurs fortunés et des clients de BlackRock avant les contribuables canadiens, les investisseurs des régimes de retraite publics et les consommateurs », tandis que d'autres ont souligné que la relation intime entre l'entreprise et le gouvernement « a violé les règles fédérales sur les conflits d'intérêts et a accordé à BlackRock un traitement préférentiel dans la sélection et la mise en oeuvre des projets financés par la nouvelle banque ». Matthew Dubé, porte-parole parlementaire du NPD en matière d'infrastructure, affirme que « les Canadiens devront probablement payer deux fois pour leur infrastructure - d'abord par le biais du Trésor fédéral, puis par le biais de frais d'utilisation qui généreront des profits pour les entreprises[10] ».

Outre la question de la Banque de l'infrastructure, il y a la question plus large d'un supercartel comme BlackRock qui est en mesure d'intervenir et de prendre des décisions qui ont un impact fondamental sur l'intérêt public des Canadiens. En effet, l'immense cartel menace de saisir une plus grande partie de l'économie canadienne dans son filet, surtout maintenant qu'il est un conseiller clé du programme de sauvetage face à la COVID-19 du gouvernement qui fournira du financement à des sociétés et des institutions financières choisies. Comme l'a commenté un professeur, il est probable que BlackRock « supervise désormais une grande partie de presque toutes les économies de retraite des Canadiens[11] ».

Le supercartel compte actuellement 27 billions de dollars d'actifs sous sa gestion, tandis que l'économie canadienne n'a qu'un PIB de 1,9 billion de dollars. Il a ainsi la capacité d'influencer et de fausser l'ensemble de la direction de l'économie ainsi que les affaires politiques du pays. Mais une entité géante avec des objectifs aussi étroits devrait-elle avoir une telle influence sur tout, allant des pensions publiques à l'économie dans son ensemble ? Après tout, les objectifs de BlackRock sont tous liés à ses propres intérêts privés et à ceux de ses clients, et non à l'intérêt public au sens large.

Le supercartel a défendu activement les intérêts de ses investisseurs (et ses propres intérêts) lorsqu'il a fait pression pour la déréglementation du secteur financier aux États-Unis dans les années 1990 et a fait la promotion du marché toxique des titres adossés à des créances hypothécaires, qui ont tous contribué à la crise financière de 2008, ce qui a entraîné d'innombrables faillites, des saisies de logements et des pertes d'emplois aux États-Unis, au Canada et ailleurs (alors que BlackRock a énormément profité de la crise et a même contribué à la provoquer). Au fil des ans, BlackRock a poursuivi des politiques de type cartel qui privilégient ses intérêts et pour lesquelles, selon divers observateurs, il devrait être poursuivi devant les tribunaux ou ses pratiques devraient être rendues illégales. En outre, comme exemple de son manque d'engagement envers toute forme d'intérêt public, le supercartel a été pointé du doigt dans divers scandales internationaux d'évasion fiscale, y compris ceux révélés dans les Paradise Papers et Panama Papers[12].

Tout cela montre que nous avons besoin d'une nouvelle direction de l'économie du Canada. Le pouvoir décisionnel doit être entre les mains du peuple canadien, et non entre celles d'un supercartel ou d'une oligarchie financière qui ont le contrôle de l'État.

Notes

1. Curry, Bill, « Private-sector role in Canada Infrastructure Bank raises conflict issues », Globe & Mail, 5 mai 2017

2. Sanger, Toby, « Creating a Canadian infrastructure bank in the public interest », Canadian Centre for Policy Alternatives, Mars 2017

3. Ibid.

4. Black Rock Transparency Project. Campaign for Accountability, « New evidence shows BlackRock's role in Canada Infrastructure Bank may have also included advising on key personnel », 27 août 2018

5. Ibid.

6. Carmichael, Kevin, « Why the Bank of Canada needs BlackRock's help while fighting the coronavirus downturn », Chatham Daily News, 1er avril 2020

7. Ibid

8. RBC Gestion mondiale d'actifs « RBC Gestion mondiale d'actifs et BlackRock Canada annoncent une alliance stratégique qui transformera le marché canadien des FNB », 8 janvier 2019

9. Bradford, « Democracy Watch files complaint with Ethics Commissioner raising questions about violations of federal ethics law by BlackRock and the federal cabinet », Democracy Watch, 24 mai 2017

10. Blatchford, Andy, « What is BlackRock, and why does it matter now in Ottawa? », Maclean's, 11 mai 2017

11. Ibid.

12. Syndicat national des employées et employés généraux (NUPGE), « Canada Infrastructure Bank promoter involved in tax havens », le 2 mai 2020


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 40 - 13 juin 2020

Lien de l'article:
BlackRock et la filière canadienne


    

Site Web:  www.pccml.ca   Courriel:  redaction@cpcml.ca