Le gouvernement donne un pouvoir
consultatif et
décisionnel clé à un supercartel
BlackRock, le supercartel
- Peter Ewart -
La pandémie mondiale actuelle entraîne une crise
financière profonde. La réponse à cette crise est
un sujet qui préoccupe les travailleurs du monde
entier. Dans beaucoup de pays comme le Canada, la
situation est davantage compliquée du fait que ce
n'est pas eux qui décident de la direction de
l'économie car elle est contrôlée par une
oligarchie financière et des gouvernements à leur
service.
Une crise financière n'est en soi rien de
nouveau ; les crises sont inhérentes au
système capitaliste dans lequel opère l'oligarchie
financière. Celle-ci va de crise en crise, alors
pour se maintenir elle crée des instruments et des
formes d'organisation qui mutent et changent,
comme des créatures sorties du Lac noir[1]. Par exemple,
les crises et la corruption de la fin du XIXe
siècle ont engendré la fusion du capital bancaire
et du capital industriel et les trusts et les
monopoles géants des barons voleurs. Et d'une
cabale de grands banquiers américains réunis
en 1910 sur l'île Jekyll est née la Réserve
fédérale. Dans les années 1990, la
déréglementation financière du secteur bancaire et
le rapiècement, à la Frankenstein, des banques
d'investissement et des banques commerciales ont
contribué à la crise des prêts hypothécaires à
risque et à la Grande Récession de 2008. Et
plus récemment, il y a eu la déclaration «
rassurante » de la Business Roundtable
américaine que les grandes entreprises sont
responsables envers toutes les parties,
contrairement à la configuration précédente de
Milton Friedman dans laquelles elles n'avaient de
comptes à rendre qu'aux actionnaires.
Dans le tumulte de ces crises et mutations, il
arrive souvent qu'une institution financière
particulière réussisse à se hisser au sommet. Au
début du XXe siècle, c'était la gigantesque banque
J.P. Morgan[2].
En 2008, c'était Goldman Sachs, connue pour
avoir floué ses propres clients. En 2020,
c'est BlackRock, gestionnaire d'actifs, un système
bancaire parallèle et supercartel, qui a accédé à
un pouvoir et à une autorité sans précédent dans
la distribution des billions de dollars publics en
fonds de sauvetage du Trésor américain, et qui a
été nommé conseiller principal de la Banque du
Canada pour le programme de sauvetage du
gouvernement canadien.
Fondé en 1988 par le financier Larry Fink et
d'autres, BlackRock a grandi de façon
exponentielle depuis, ses actifs sous gestion
oscillant à près de 7,4 billions de dollars,
avec un autre 20 billions de dollars par le
biais d'Aladdin, sa plateforme logicielle de
gestion des risques financiers. Il a des bureaux
dans 30 pays, des clients dans 200
autres et est, de loin, le plus important
gestionnaire d'actifs et le plus grand système
bancaire parallèle au monde, avec une gestion
d'actifs supérieurs au PIB de n'importe quel pays.
BlackRock est le plus grand investisseur privé
dans la fabrication d'armes au monde, possède plus
de réserves de pétrole, de gaz et de charbon
thermique que quiconque et est le plus grand
fournisseur de fonds cotés en bourse.
Dès 2017, il était le principal actionnaire
dans la plupart des 300 plus importantes
sociétés en Amérique du Nord et en Europe et
copropriétaire de 17 309 compagnies et
banques partout dans le monde[3].
La crise financière de 2008 a été en fait
une immense aubaine pour le cartel BlackRock
lorsque le gouvernement américain a conclu avec
lui un contrat de gestion du sauvetage massif des
banques et autres institutions financières en
difficulté qui s'étaient livrées à la vente de
titres toxiques. Paradoxalement, BlackRock
lui-même avait joué un rôle important en préparant
le terrain pour cette même crise en préconisant la
déréglementation du secteur banquier dans les
années 1990, ainsi qu'en promouvant le marché
des titres toxiques. Et tandis que BlackRock
gonflait comme une version moderne du dirigeable
Hindenburg, les revenus des travailleurs, des
petites entreprises et d'autres sections du peuple
aux États-Unis et au Canada stagnaient ou
fondaient.
C'est un signe des temps lorsque la plupart des
grandes banques et institutions financières aux
États-Unis et ailleurs se mettent à réclamer le
statut d'« institutions financières d'importance
systémique » (IFSI) pour pouvoir bénéficier
des sauvetages en dollars publics du Trésor
américain et des autres banques centrales.
Cependant, BlackRock est une exception. Il a
plutôt fortement résisté à l'appellation d'IFSI.
Et la raison en dit long sur cette entreprise.
Devenir IFSI aurait obligé BlackRock à se
soumettre à une autorité gouvernementale
réglementaire telle que la Loi Dodd-Frank sur
les banques de 2010,
adoptée pour réglementer un tant soit peu les
institutions financières en dérapage qui avaient
précipité la crise de 2008. Pour BlackRock,
le plus important système bancaire parallèle au
monde, la moindre réglementation de ses activités,
aussi insignifiante soit-elle, est trop.
Ainsi, tandis qu'un grand nombre d'institutions
financières se voient imposer certaines
restrictions par réglementation gouvernementale,
BlackRock et d'autres pirates dits « gestionnaires
d'actifs » voguent allègrement dans les eaux
troubles d'un monde financier non réglementé.
L'instabilité inhérente au système bancaire
parallèle est cependant encore plus grande que
dans le secteur bancaire traditionnel. Sans les
entraves de la réglementation, les systèmes
bancaires parallèles s'engagent souvent dans des
aventures à plus haut risque sans être appuyés par
des réserves, ce qui mène à des niveaux dangereux
de leviers, d'écarts et de dettes financiers[4]. Comme des
bombes à retardement, ces entités parallèles se
tapissent dans les profondeurs du système
financier en attendant d'exploser, enrichissant
les financiers tout en déstabilisant des économies
entières et en semant la destruction dans la vie
de millions de gens, comme cela s'est produit lors
de la Grande Récession de 2008 et dans
d'autres crises.
Lorsque ces crises
se manifestent, BlackRock et l'oligarchie
financière dans son ensemble préconisent d'arroser
les grosses banques et sociétés de billions de
dollars en fonds publics, soit directement ou
indirectement, détournant ainsi des fonds de la
santé, de l'éducation, des services sociaux et
d'autres secteurs de l'infrastructure physique et
sociale. Responsables de ces « lances
d'incendie », comme de raison, sont les
institutions financières privées et, à leur tête,
est BlackRock.
La puissance et l'autorité de BlackRock ne
reposent pas uniquement sur sa taille, elles
reposent aussi sur le fait qu'il constitue, comme
l'a dit un analyste, une « quatrième branche de
gouvernement[5] »
ou, comme certains diraient plutôt, la « première
» branche. Dès le début, un aspect clé de la
stratégie de BlackRock a été de recruter de hauts
fonctionnaires de l'État dans le monde entier sur
une base intermittente. Une année, ceux-ci
travaillent pour le gouvernement et l'année
suivante, voilà qu'ils travaillent pour BlackRock
et ainsi de suite. Par exemple, Jean Boivin est en
ce moment le dirigeant de l'Institut
d'investissement de BlackRock, mais a déjà été
gouverneur adjoint de la Banque du Canada et
sous-ministre délégué des Finances. Aussi, le
personnel qui compose BlackRock a dans ses rangs
plusieurs anciens représentants de la
Maison-Blanche et offre régulièrement ses conseils
à des représentants de haut niveau du gouvernement
et de banques centrales en Amérique du Nord et en
Europe. De cette façon et par une myriade
d'autres, les frontières entre l'État et les
sociétés privées s'estompent et l'État est réduit
à un rôle auxiliaire ou accessoire.
Une autre source importante du pouvoir de
BlackRock est qu'il forme de facto un «
supercartel », même si les instances de
réglementation n'ont pas encore osé le désigner
ainsi[6].
Ces dernières années, les gestionnaires d'actifs
et les systèmes bancaires parallèles comme
BlackRock, Vanguard et State Street sont devenus
des organisations de haut niveau de l'oligarchie
financière supplantant même les énormes banques
d'investissements comme Goldman Sachs. Ensemble,
les « Trois Grands » - BlackRock, Vanguard et
State Street – dominent trois quarts du marché
mondial de plusieurs billions de dollars de fonds
indiciels. Les actifs qu'ils gèrent sont
supérieurs à tous les fonds souverains de la terre
et trois fois plus élevés que l'industrie mondiale
des fonds spéculatifs.
Dans le plus pur style cartel, les Trois Grands
ont une propriété interconnectée. Par exemple,
Vanguard et State Street détiennent des parts
importantes de BlackRock et ensemble, les Trois
Grands sont « le plus grand actionnaire unique de
près de 90 % des entreprises cotées par
l'indice boursier S&P, dont Apple, Microsoft,
ExxonMobil, General Electric et Coca-Cola. »
Selon divers analystes, les Trois Grands
coordonnent leurs votes lors de réunions
d'actionnaires par l'intermédiaire de départements
de gestion d'entreprises centralisés[7].
Pour ce qui est des fusions d'entreprises, les
Trois Grands se trouvent souvent des deux côtés de
la transaction, c'est-à-dire qu'ils investissent à
la fois dans l'acheteur et dans le vendeur, leur
donnant « de l'information bilatérale supérieure
comparativement à ceux qui n'opèrent que d'un côté
de la transaction »[8].
Pour ce qui est des banques, les Trois Grands sont
aussi copropriétaires de plusieurs des mêmes
grandes banques et forment ainsi de gigantesques
cartels financiers. En tant qu'actionnaires
conjoints majeurs, ils dominent même les agences
de notation financière comme S&P et Moody's
qui fixent les cotes de crédit et peuvent avoir un
impact énorme sur la viabilité des entreprises et
des gouvernements[9].
Les cartels comme les Trois Grands forment une
alliance d'oligarques rivaux qui travaillent
ensemble contre des compétiteurs et d'autres
secteurs d'affaires et de l'industrie, tout en
formant un front commun contre leurs propres
travailleurs et employés, et contre la population
en général. Leur objectif est d'obtenir des
profits maximums et de dominer le marché et, pour
ce faire, ils agissent de façon anticompétitive,
monopolistique, en participant entre autres à la
fixation des prix, au truquage d'offres, aux
réductions de la production ainsi que des
salaires. Ainsi, ils vont à l'encontre des
nombreux règlements et normes régissant les
conflits d'intérêts, si bien que de telles normes
n'existent plus dans le monde financier où règne
la loi brutale de la jungle.
Plus récemment,
BlackRock a formé des relations de cartel avec le
gouvernement des États-Unis et la Réserve
fédérale, créant ce qui a toutes les allures d'un
cartel géant de type public-privé qui distribue
des fonds publics à certaines institutions et
entreprises choisies. Les premiers retours
montrent que BlackRock verse la plus grosse somme
d'argent (48 %) aux mêmes fonds cotés en bourse
qu'il gère[10].
Néanmoins, l'organisation financière et la banque
centrale les plus puissantes au monde ne peuvent
surmonter le trou noir de contradictions et de
crises qui sévissent au coeur du système
financier. Elles ne peuvent que les exacerber.
Malgré sa dimension de zeppelin, un gestionnaire
d'actifs comme BlackRock ne crée pas une valeur
nouvelle, mais constitue au contraire une couche
oligarchique supplémentaire siphonnant la valeur
nouvelle déjà créée par les travailleurs et les
forces productives de la société. Son rapport avec
ces forces est, il va sans dire, des plus
parasitaires.
Cependant, étant donné leur taille, BlackRock et
les Trois Grands sont en mesure de déstabiliser
l'économie entière d'un pays par « comportement
grégaire » et autres types d'activités de
cartel comme, par exemple, la vente effrénée de
titres toxiques aux États-Unis par les oligarques
financiers en 2008. Comme tels, ils ne sont
que des entités étrangères, non redevables, qui
sont une menace et un danger permanent pour la
société. Une tâche fondamentale pour les
travailleurs dans les prochaines années sera
d'identifier la lutte pour changer le but et la
direction de l'économie afin qu'elle soit libérée
de l'emprise de l'oligarchie financière et de ses
institutions et placée sous le contrôle d'une
autorité publique responsable devant le peuple.
Une telle économie n'aura pas de place pour des
cartels parasitaires comme la machine à piller de
BlackRock.
Notes
1. Film « L'Étrange
Créature du lac noir » (Creature from the
Black Lagoon), États-Unis, 1954
2. Sammon, Alexander, « The
dawn of the BlackRock era », The American
Prospect. 15 mai 2020
3. Rugemer, Werner, The
Capitalists of the 21st Century,
Tredition, 2019
4. « La finance de
l'ombre », Wikipedia, 2 juin 2020
5. Annie Massa and Caleb
Melby, « In Fink we trust : BlackRock is
now 'Fourth branch' of government »,
Bloomberg, 21 mai 2020
6. Rugemer, op. cit.
7. Heemskerk, Eelke et
Javier Garcia-Bernardo, BlackRock, Vanguard
and State Street own corporate America,
Ponderwall, 2019
8. Annie Massa et David
McLaughlin, « Biggest deals of 2019 had
BlackRock, Vanguard on both sides »,
Bloomberg, 24 janvier 2020
9. Rugemer, op. cit.
10. Christine Idzelis, «
BlackRock rakes in big portion of Fred's ETF
investments », Bloomberg, 1er juin 2020
Cet article est paru dans
Volume 50 Numéro 40 - 13 juin 2020
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