Le gouvernement donne un pouvoir consultatif et
décisionnel clé à un supercartel

BlackRock, le supercartel

La pandémie mondiale actuelle entraîne une crise financière profonde. La réponse à cette crise est un sujet qui préoccupe les travailleurs du monde entier. Dans beaucoup de pays comme le Canada, la situation est davantage compliquée du fait que ce n'est pas eux qui décident de la direction de l'économie car elle est contrôlée par une oligarchie financière et des gouvernements à leur service.

Une crise financière n'est en soi rien de nouveau ; les crises sont inhérentes au système capitaliste dans lequel opère l'oligarchie financière. Celle-ci va de crise en crise, alors pour se maintenir elle crée des instruments et des formes d'organisation qui mutent et changent, comme des créatures sorties du Lac noir[1]. Par exemple, les crises et la corruption de la fin du XIXe siècle ont engendré la fusion du capital bancaire et du capital industriel et les trusts et les monopoles géants des barons voleurs. Et d'une cabale de grands banquiers américains réunis en 1910 sur l'île Jekyll est née la Réserve fédérale. Dans les années 1990, la déréglementation financière du secteur bancaire et le rapiècement, à la Frankenstein, des banques d'investissement et des banques commerciales ont contribué à la crise des prêts hypothécaires à risque et à la Grande Récession de 2008. Et plus récemment, il y a eu la déclaration « rassurante » de la Business Roundtable américaine que les grandes entreprises sont responsables envers toutes les parties, contrairement à la configuration précédente de Milton Friedman dans laquelles elles n'avaient de comptes à rendre qu'aux actionnaires.

Dans le tumulte de ces crises et mutations, il arrive souvent qu'une institution financière particulière réussisse à se hisser au sommet. Au début du XXe siècle, c'était la gigantesque banque J.P. Morgan[2]. En 2008, c'était Goldman Sachs, connue pour avoir floué ses propres clients. En 2020, c'est BlackRock, gestionnaire d'actifs, un système bancaire parallèle et supercartel, qui a accédé à un pouvoir et à une autorité sans précédent dans la distribution des billions de dollars publics en fonds de sauvetage du Trésor américain, et qui a été nommé conseiller principal de la Banque du Canada pour le programme de sauvetage du gouvernement canadien.

Fondé en 1988 par le financier Larry Fink et d'autres, BlackRock a grandi de façon exponentielle depuis, ses actifs sous gestion oscillant à près de 7,4 billions de dollars, avec un autre 20 billions de dollars par le biais d'Aladdin, sa plateforme logicielle de gestion des risques financiers. Il a des bureaux dans 30 pays, des clients dans 200 autres et est, de loin, le plus important gestionnaire d'actifs et le plus grand système bancaire parallèle au monde, avec une gestion d'actifs supérieurs au PIB de n'importe quel pays. BlackRock est le plus grand investisseur privé dans la fabrication d'armes au monde, possède plus de réserves de pétrole, de gaz et de charbon thermique que quiconque et est le plus grand fournisseur de fonds cotés en bourse. Dès 2017, il était le principal actionnaire dans la plupart des 300 plus importantes sociétés en Amérique du Nord et en Europe et copropriétaire de 17 309 compagnies et banques partout dans le monde[3].

La crise financière de 2008 a été en fait une immense aubaine pour le cartel BlackRock lorsque le gouvernement américain a conclu avec lui un contrat de gestion du sauvetage massif des banques et autres institutions financières en difficulté qui s'étaient livrées à la vente de titres toxiques. Paradoxalement, BlackRock lui-même avait joué un rôle important en préparant le terrain pour cette même crise en préconisant la déréglementation du secteur banquier dans les années 1990, ainsi qu'en promouvant le marché des titres toxiques. Et tandis que BlackRock gonflait comme une version moderne du dirigeable Hindenburg, les revenus des travailleurs, des petites entreprises et d'autres sections du peuple aux États-Unis et au Canada stagnaient ou fondaient.

C'est un signe des temps lorsque la plupart des grandes banques et institutions financières aux États-Unis et ailleurs se mettent à réclamer le statut d'« institutions financières d'importance systémique » (IFSI) pour pouvoir bénéficier des sauvetages en dollars publics du Trésor américain et des autres banques centrales. Cependant, BlackRock est une exception. Il a plutôt fortement résisté à l'appellation d'IFSI. Et la raison en dit long sur cette entreprise. Devenir IFSI aurait obligé BlackRock à se soumettre à une autorité gouvernementale réglementaire telle que la Loi Dodd-Frank sur les banques de 2010,  adoptée pour réglementer un tant soit peu les institutions financières en dérapage qui avaient précipité la crise de 2008. Pour BlackRock, le plus important système bancaire parallèle au monde, la moindre réglementation de ses activités, aussi insignifiante soit-elle, est trop.

Ainsi, tandis qu'un grand nombre d'institutions financières se voient imposer certaines restrictions par réglementation gouvernementale, BlackRock et d'autres pirates dits « gestionnaires d'actifs » voguent allègrement dans les eaux troubles d'un monde financier non réglementé. L'instabilité inhérente au système bancaire parallèle est cependant encore plus grande que dans le secteur bancaire traditionnel. Sans les entraves de la réglementation, les systèmes bancaires parallèles s'engagent souvent dans des aventures à plus haut risque sans être appuyés par des réserves, ce qui mène à des niveaux dangereux de leviers, d'écarts et de dettes financiers[4]. Comme des bombes à retardement, ces entités parallèles se tapissent dans les profondeurs du système financier en attendant d'exploser, enrichissant les financiers tout en déstabilisant des économies entières et en semant la destruction dans la vie de millions de gens, comme cela s'est produit lors de la Grande Récession de 2008 et dans d'autres crises.

Lorsque ces crises se manifestent, BlackRock et l'oligarchie financière dans son ensemble préconisent d'arroser les grosses banques et sociétés de billions de dollars en fonds publics, soit directement ou indirectement, détournant ainsi des fonds de la santé, de l'éducation, des services sociaux et d'autres secteurs de l'infrastructure physique et sociale. Responsables de ces « lances d'incendie », comme de raison, sont les institutions financières privées et, à leur tête, est BlackRock.

La puissance et l'autorité de BlackRock ne reposent pas uniquement sur sa taille, elles reposent aussi sur le fait qu'il constitue, comme l'a dit un analyste, une « quatrième branche de gouvernement[5] » ou, comme certains diraient plutôt, la « première » branche. Dès le début, un aspect clé de la stratégie de BlackRock a été de recruter de hauts fonctionnaires de l'État dans le monde entier sur une base intermittente. Une année, ceux-ci travaillent pour le gouvernement et l'année suivante, voilà qu'ils travaillent pour BlackRock et ainsi de suite. Par exemple, Jean Boivin est en ce moment le dirigeant de l'Institut d'investissement de BlackRock, mais a déjà été gouverneur adjoint de la Banque du Canada et sous-ministre délégué des Finances. Aussi, le personnel qui compose BlackRock a dans ses rangs plusieurs anciens représentants de la Maison-Blanche et offre régulièrement ses conseils à des représentants de haut niveau du gouvernement et de banques centrales en Amérique du Nord et en Europe. De cette façon et par une myriade d'autres, les frontières entre l'État et les sociétés privées s'estompent et l'État est réduit à un rôle auxiliaire ou accessoire.

Une autre source importante du pouvoir de BlackRock est qu'il forme de facto un « supercartel », même si les instances de réglementation n'ont pas encore osé le désigner ainsi[6]. Ces dernières années, les gestionnaires d'actifs et les systèmes bancaires parallèles comme BlackRock, Vanguard et State Street sont devenus des organisations de haut niveau de l'oligarchie financière supplantant même les énormes banques d'investissements comme Goldman Sachs. Ensemble, les « Trois Grands » - BlackRock, Vanguard et State Street – dominent trois quarts du marché mondial de plusieurs billions de dollars de fonds indiciels. Les actifs qu'ils gèrent sont supérieurs à tous les fonds souverains de la terre et trois fois plus élevés que l'industrie mondiale des fonds spéculatifs.

Dans le plus pur style cartel, les Trois Grands ont une propriété interconnectée. Par exemple, Vanguard et State Street détiennent des parts importantes de BlackRock et ensemble, les Trois Grands sont « le plus grand actionnaire unique de près de 90 % des entreprises cotées par l'indice boursier S&P, dont Apple, Microsoft, ExxonMobil, General Electric et Coca-Cola. » Selon divers analystes, les Trois Grands coordonnent leurs votes lors de réunions d'actionnaires par l'intermédiaire de départements de gestion d'entreprises centralisés[7].

Pour ce qui est des fusions d'entreprises, les Trois Grands se trouvent souvent des deux côtés de la transaction, c'est-à-dire qu'ils investissent à la fois dans l'acheteur et dans le vendeur, leur donnant « de l'information bilatérale supérieure comparativement à ceux qui n'opèrent que d'un côté de la transaction »[8]. Pour ce qui est des banques, les Trois Grands sont aussi copropriétaires de plusieurs des mêmes grandes banques et forment ainsi de gigantesques cartels financiers. En tant qu'actionnaires conjoints majeurs, ils dominent même les agences de notation financière comme S&P et Moody's qui fixent les cotes de crédit et peuvent avoir un impact énorme sur la viabilité des entreprises et des gouvernements[9].

Les cartels comme les Trois Grands forment une alliance d'oligarques rivaux qui travaillent ensemble contre des compétiteurs et d'autres secteurs d'affaires et de l'industrie, tout en formant un front commun contre leurs propres travailleurs et employés, et contre la population en général. Leur objectif est d'obtenir des profits maximums et de dominer le marché et, pour ce faire, ils agissent de façon anticompétitive, monopolistique, en participant entre autres à la fixation des prix, au truquage d'offres, aux réductions de la production ainsi que des salaires. Ainsi, ils vont à l'encontre des nombreux règlements et normes régissant les conflits d'intérêts, si bien que de telles normes n'existent plus dans le monde financier où règne la loi brutale de la jungle.

Plus récemment, BlackRock a formé des relations de cartel avec le gouvernement des États-Unis et la Réserve fédérale, créant ce qui a toutes les allures d'un cartel géant de type public-privé qui distribue des fonds publics à certaines institutions et entreprises choisies. Les premiers retours montrent que BlackRock verse la plus grosse somme d'argent (48 %) aux mêmes fonds cotés en bourse qu'il gère[10].

Néanmoins, l'organisation financière et la banque centrale les plus puissantes au monde ne peuvent surmonter le trou noir de contradictions et de crises qui sévissent au coeur du système financier. Elles ne peuvent que les exacerber.

Malgré sa dimension de zeppelin, un gestionnaire d'actifs comme BlackRock ne crée pas une valeur nouvelle, mais constitue au contraire une couche oligarchique supplémentaire siphonnant la valeur nouvelle déjà créée par les travailleurs et les forces productives de la société. Son rapport avec ces forces est, il va sans dire, des plus parasitaires.

Cependant, étant donné leur taille, BlackRock et les Trois Grands sont en mesure de déstabiliser l'économie entière d'un pays par « comportement grégaire » et autres types d'activités de cartel comme, par exemple, la vente effrénée de titres toxiques aux États-Unis par les oligarques financiers en 2008. Comme tels, ils ne sont que des entités étrangères, non redevables, qui sont une menace et un danger permanent pour la société. Une tâche fondamentale pour les travailleurs dans les prochaines années sera d'identifier la lutte pour changer le but et la direction de l'économie afin qu'elle soit libérée de l'emprise de l'oligarchie financière et de ses institutions et placée sous le contrôle d'une autorité publique responsable devant le peuple. Une telle économie n'aura pas de place pour des cartels parasitaires comme la machine à piller de BlackRock.

Notes

1. Film « L'Étrange Créature du lac noir » (Creature from the Black Lagoon), États-Unis, 1954

2. Sammon, Alexander, « The dawn of the BlackRock era », The American Prospect. 15 mai 2020

3. Rugemer, Werner, The Capitalists of the 21st Century, Tredition, 2019

4. « La finance de l'ombre », Wikipedia, 2 juin 2020

5. Annie Massa and Caleb Melby, « In Fink we trust : BlackRock is now 'Fourth branch' of government », Bloomberg, 21 mai 2020

6. Rugemer, op. cit.

7. Heemskerk, Eelke et Javier Garcia-Bernardo, BlackRock, Vanguard and State Street own corporate America, Ponderwall, 2019

8. Annie Massa et David McLaughlin, « Biggest deals of 2019 had BlackRock, Vanguard on both sides », Bloomberg, 24 janvier 2020

9. Rugemer, op. cit.

10. Christine Idzelis, « BlackRock rakes in big portion of Fred's ETF investments », Bloomberg, 1er juin 2020


Cet article est paru dans

Volume 50 Numéro 40 - 13 juin 2020

Lien de l'article:
Le gouvernement donne un pouvoir consultatif et : BlackRock, le supercartel - Peter Ewart


    

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