L'incarcération de masse et la pandémie
Une caractéristique brutale des conditions
sociales aux États-Unis est l'incarcération de
masse qui affecte de façon disproportionnée les
Afro-Américains, les peuples autochtones et les
minorités nationales. C'est une situation que les
prisonniers et les activistes tentent de changer
depuis des décennies. Dans un article publié
le 2 avril dans le New England Journal of
Medicine, portant le titre « Aplanir la
courbe pour les populations incarcérées - la
COVID-19 dans les centres de détention et les
pénitenciers », il est souligné que cette
question doit être directement considérée en cette
période de pandémie pour arrêter la propagation du
coronavirus.[1]
Dans l'article, écrit par trois médecins, on
lit :
« En raison de la politique d'incarcération de
masse au cours des quatre dernières décennies, les
États-Unis ont incarcéré plus de gens que tout
autre pays sur la planète. En date de la fin
de 2016, 2,2 millions de personnes
étaient incarcérées dans des centres de détention
et les pénitenciers. Les gens en prison sont parmi
les plus vulnérables de notre société, et au cours
de leur incarcération, cette vulnérabilité est
exacerbée par la restriction de mouvement,
l'espace restreint et les soins médicaux
restreints. Les gens pris dans l'engrenage du
système pénal américain ont déjà été affectés par
le syndrome respiratoire aigu sévère lié au
coronavirus 2 (SARS-COVID-2), et de
meilleures dispositions sont essentielles si nous
voulons minimiser l'impact de cette pandémie sur
les personnes incarcérées, sur le personnel
carcéral et sur les communautés environnantes.
« Les populations aux prises avec le système de
justice pénale ont un taux accru de maladies
infectieuses comme le VIH, les infections du virus
de l'hépatite C (VHC) et la tuberculose. Les
inégalités des déterminants de la santé affectant
les groupes qui sont les plus susceptibles d'être
incarcérés de façon disproportionnée - les
minorités raciales, les personnes n'ayant pas de
domicile fixe, les personnes ayant des problèmes
de dépendance aux drogues et ayant des problèmes
de santé mentale - font en sorte que ces maladies
sont encore plus concentrées au sein des
populations carcérales. Pourtant, il est souvent
difficile de mettre en place des mesures
d'intervention pour traiter ces problèmes en
milieu carcéral en raison de ressources
restreintes et de restrictions politiques. C'est
pourquoi il faut souvent trouver des réponses
globales qui chevauchent les établissements
correctionnels et la communauté. »
Les auteurs font part de l'expérience acquise en
milieu carcéral à combattre la propagation du VIH
et du virus de l'hépatite C et des « répercussions
positives, à la fois sur ce milieu et sur les
communautés environnantes, une forme de traitement
comme prévention ».
Ils soulignent aussi que « les nouveaux
pathogènes respiratoires qui se propagent
facilement représentent un nouveau défi aux
populations incarcérées en raison de la facilité
avec laquelle ils se propagent dans des milieux de
vie collective. Ce qui est sans doute le plus
important relativement à la pandémie de la
COVID-19 est le fait que la pandémie d'influenza
H1N1 de 2009 a montré à quel point c'est une
erreur de ne pas tenir compte des milieux
carcéraux dans les efforts de planification. Au
printemps de 2010, alors que les vaccins
étaient nombreux, la plupart des petits centres de
détention n'ont jamais pu en bénéficier, malgré la
présence dans ces milieux de personnes à risques
élevés, telles que les femmes enceintes, ainsi que
le risque accru de propagation parmi les personnes
non vaccinées vivant dans des conditions de
proximité immédiate.
« La 'distanciation sociale' est une stratégie
qui aide à réduire la propagation et à 'aplanir la
courbe' dans le système de santé. Même si les
risques dans les centres de détention sont à peu
près les mêmes que dans les systèmes de santé
communautaires, la distanciation sociale y est
très difficile. Aussi, la moitié des personnes
incarcérées ont au moins une maladie chronique, et
selon le département de la Justice des
États-Unis, 81 000 d'entre elles sont
âgées de 60 ans et plus, tous des facteurs
qui augmentent les risques d'infection. Puisqu'il
n'y a presque pas moyen de se protéger et de
protéger les autres par isolement, des centaines
de milliers de personnes sont à risque élevé
d'être gravement malades.
« À ce jour, le Bureau fédéral des prisons,
certains États et certaines municipalités ont
choisi de suspendre les visites de membres de la
communauté, de limiter le nombre de visites de
représentants juridiques et de réduire les
transferts de personnes incarcérées d'un
établissement à l'autre. Afin de réduire
l'isolement social et d'assurer une certaine
humanité aux gens incarcérés, certains systèmes
carcéraux fournissent des services de
téléconférence pour faciliter des visites
personnelles et juridiques. Quelles que soient ces
mesures, les personnes infectées - y compris les
membres du personnel - continueront d'entrer dans
les milieux correctionnels. En date du 14
mars, certains membres du personnel correctionnel
américain ont eu un diagnostic positif de
SARS-COVID-2, et le premier diagnostic de COVID-19
chez une personne détenue a été annoncé le 16
mars. Une récente éclosion de SARS-COVID-2 chez
les passagers et le personnel d'un bateau de
croisière à Yokohama, au Japon, est un
avertissement de ce qui pourrait se produire dans
un milieu correctionnel.
« Pour mettre en marche une réponse à l'intention
des populations incarcérées, trois niveaux de
préparation sont nécessaires. On doit empêcher le
plus possible le virus d'entrer dans les milieux
correctionnels, et s'il y circule déjà, il doit
être contrôlé et les centres de détention et
pénitenciers doivent être prêts à faire face à un
niveau élevé de maladie. Plus les efforts sont
déployés par les partenariats entre les milieux
juridiques, ceux de la santé publique et ceux de
la santé des milieux correctionnels pour atténuer
les risques, plus léger sera le fardeau pour les
établissements correctionnels et les communautés
environnantes. Nous avons appris d'autres
épidémies comme la pandémie d'influenza
de 1918 que les interventions non
pharmaceutiques sont efficaces, mais elles sont
optimisées lorsque mises en oeuvre rapidement.
« Nous croyons donc qu'il faut se préparer
maintenant, en 'décarcérant' ou en relâchant le
plus de gens possible, en mettant l'accent sur les
personnes le moins susceptibles de commettre
d'autres crimes, mais aussi sur les aînés et les
personnes ayant une invalidité. Il faut aviser les
forces policières et les tribunaux de cesser
immédiatement autant que possible d'arrêter des
gens et de les condamner pour des infractions
mineures et des méfaits. Aussi faut-il isoler et
séparer les personnes infectées et celles qui
attendent d'être diagnostiquées de la population
carcérale générale, hospitaliser les personnes qui
sont gravement malades, et identifier le personnel
carcéral et les travailleurs de la santé qui ont
été infectés et qui ont guéri. Ceux-ci peuvent
alors contribuer aux tâches carcérales et de santé
dès qu'ils en sont autorisés puisqu'ils ont
développé une certaine immunité et qu'il y aura
presque certainement des pénuries de personnel.
« Toutes ces interventions contribueront à
aplanir la courbe de la COVID-19 au sein des
populations incarcérées et à limiter les
répercussions de la propagation à l'intérieur des
établissements correctionnels et dans la
communauté à la suite de la libération des
personnes incarcérées. De telles mesures
allégeront aussi le fardeau qui pèse sur le
système correctionnel dans l'effort de
stabilisation et de transferts de patients
gravement malades, mais aussi sur le système de
santé communautaire où les patients auront été
envoyés. Il n'y a pas de raison pour qu'une seule
personne soit inutilement infectée dans un milieu
correctionnel ni ne développe une maladie grave.
« Au-delà des mesures, qu'elles soient fédérales,
de l'État ou locales, nous devons tenir compte de
l'enjeu des établissements correctionnels dans un
contexte plus large. Les frontières entre les
communautés et les institutions correctionnelles
sont poreuses, tout comme les frontières entre
pays à cette époque de déplacements humains de
masse. En dépit de la sécurité déployée à chaque
frontière de presque tous les pays, la COVID-19
s'est manifestée dans presque tous les pays. Nous
ne pouvons nous attendre à ce que les murs entre
les établissements correctionnels et les
communautés environnantes soient plus étanches
dans quelque pays infecté que ce soit. Jusqu'ici,
nous avons vu une gamme de réponses pandémiques de
divers pays face à leurs institutions
correctionnelles. L'Iran, par exemple, a organisé
la libération contrôlée de plus
de 70 000 prisonniers, ce qui pourrait
contribuer à 'aplanir la courbe' de l'épidémie en
Iran. En revanche, le fait de ne pas tenter de
calmer les populations incarcérées de l'Italie a
mené à de nombreuses émeutes dans les prisons
italiennes. On apprend aussi que des personnes
exposées ont été incarcérées pour non-respect de
la quarantaine, ce qui ne pourra qu'exacerber ce
que nous cherchons à atténuer. Pour répondre à
cette crise mondiale, nous devons percevoir les
centres de détention et les pénitenciers comme des
réservoirs qui pourraient contribuer à un regain
de l'épidémie si celle-ci n'est pas traitée
adéquatement dans tous les établissements.
« Pour ce qui est de l'état de préparation
générale, la pandémie de la COVID-19 nous
permettra d'en retirer des leçons importantes pour
l'état de préparation dans les milieux
correctionnels. Aussi mettra-t-elle en lumière
l'injustice et l'inégalité aux États-Unis,
lesquelles caractéristiques sont amplifiées dans
le système de justice pénale. À mesure que la
réforme du système pénal se poursuit, il faudra
tenir compte des maladies transmissibles et de
notre capacité à les combattre. Afin de promouvoir
la santé publique, nous croyons que les efforts de
décarcération déployés dans certaines juridictions
doivent être intensifiés, et une réduction
complémentaire de populations incarcérées doit
être maintenue. L'interrelation entre la santé en
milieu correctionnel et la santé publique est une
réalité non seulement aux États-Unis, mais partout
dans le monde. »
Note
1. « Flattening
the Curve for Incarcerated Populations -
Covid-19 in Jails and Prisons »,
Matthew J. Akiyama, M.D., Anne C. Spaulding, M.D.,
et Josiah D. Rich, M.D., New England Journal
of Medicine, 2 avril 2020
Cet article est paru dans
Volume 50 Numéro 22 - 8 avril 2020
Lien de l'article:
L'incarcération de masse et la pandémie
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