Derrière le coup d'État raciste en Bolivie

Le dimanche 10 novembre, vers 16 heures (heure normale de l'Est), le président et vice-président démocratiquement élus de la Bolivie, Evo Morales et Alvaro Garcia, ont été contraints de démissionner. Ce n'était pas des démissions volontaires, contrairement à ce que rapportent CNN, le New York Times et le reste des médias corporatifs, et elles n'ont pas été acceptées par l'Assemblée législative comme le prévoit la Constitution de la Bolivie.[1] Il s'agissait d'un coup d'État usant de menaces et de brutalité contre Morales, Garcia, des membres du cabinet, des représentants du Congrès et leurs familles. Le commandant en chef de l'armée et le chef de la police bolivienne ont demandé la démission de Morales en termes non équivoques.[2] Les forces du coup d'État, dirigées par le président du Comité Pro-Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, continuent de cibler les militants du Mouvement pour le socialisme (MAS), les mouvements sociaux progressistes et les peuples autochtones de Bolivie.

Ce qui se dissimule derrière les manchettes trompeuses

Comme on pouvait s'y attendre, les médias institutionnels ont couvert de manière partiale les développements dans l'État plurinational de Bolivie, une nation andine riche en ressources qui compte 11,5 millions d'habitants, dont environ 50 % sont des autochtones.[3] Les grands médias n'hésitent pas à encourager les manifestations à Hong Kong et amplifient tout signe de mécontentement au Venezuela ou dans tout autre pays perçu par le gouvernement américain comme un « ennemi », mais ils ont largement ignoré les soulèvements populaires en Haïti, au Chili, en Équateur et ailleurs. Maintenant, dans le cas de la Bolivie, les cercles conservateurs des Amériques célèbrent une occasion de reprendre le pouvoir à un président, à une administration et à un peuple qui ont été un moteur régional pour la promotion des droits des autochtones, des femmes et des travailleurs et la défense de l'environnement. La Bolivie a connu l'un des taux de croissance économique les plus stables des Amériques, se situant entre 4 % et 5 % au cours des dernières années, et la pauvreté a diminué chez des millions de Boliviens, le taux passant de 59 % à 39 %, selon les données officielles de la Banque mondiale.[4]

Un appel à la solidarité


Manifestation devant les bureaux de l'Organisation des États américains (OÉA)
à Washington le 11 novembre 2019

Le jeudi 24 octobre, le comité électoral bolivien a déclaré Evo Morales vainqueur, avec 47,07 % des voix, devant Carlos Mesa, le deuxième avec 36,5 % des voix.[5] Selon une enquête du Centre for Economic and Policy Research, Morales disposait d'une marge de victoire suffisante pour être déclaré vainqueur des élections.[6] L'Organisation des États américains (OÉA) a quant à elle conclu que l'élection était entachée d'irrégularités et que « l'équipe de vérification ne pouvait valider les résultats des élections et recommandait donc la tenue d'une autre élection ».[7] L'opposition dirigée par le dirigeant d'extrême-droite du Comité Santa Cruz, Luis Fernando Camacho, a contesté les résultats de l'élection. Camacho a été impliqué dans l'affaire de corruption qui a touché tout le continent appelée les « Panama Papers ».[8] Il a aussi des liens avec le séparatiste et terroriste Branko Marinkovic, qui jouit de l'immunité au Brésil, pays maintenant gouverné par le président de droite Jair Bolsonaro.[9] En réponse aux accusations que l'élection n'était pas valide, Morales a invité les Nations unies et l'OÉA à venir mener une enquête.[10] L'opposition a rejeté tous ces appels, réitérant sa demande de démission de Morales.[11] Morales a répondu aux accusations de l'OÉA concernant des irrégularités en appelant à de nouvelles élections et à la reconstitution de la commission électorale, mais les dirigeants du coup d'État ont rejeté toutes ces concessions.[12]

Depuis que l'anarchie s'est installée, le président Morales a plaidé pour la paix et le dialogue dans toutes ses déclarations publiques. Cependant, l'opposition ne s'intéresse pas à la paix sociale construite par le MAS. Bien au contraire, elle veut renverser tous ces gains.

Dans la ville de Vinto, les manifestants ont brutalement attaqué la mairesse du MAS et pour l'humilierr lui ont coupé les cheveux et l'ont fait défiler dans les rues. Les forces antigouvernementales ont pris les armes et incendié les maisons des militants du MAS et des membres de leur famille. En réponse, Morales a dit : « Brûlez ma maison. Pas celles de ma famille. Cherchez la vengeance auprès d'Alvaro et moi. Pas auprès de nos familles. »[13]

Les manchettes des médias américains se donnent très peu la peine d'expliquer la division raciale et sociale qui caractérise historiquement la Bolivie. Les forces prodémocratie devraient chercher à comprendre la dynamique interne à l'oeuvre dans la société bolivienne et appuyer le rétablissement du gouvernement démocratiquement élu et la paix. Vétérans de plusieurs siècles de résistance, les Boliviens sont prêts à continuer de résister au coup d'État et à préserver les acquis historiques du « processus de changement ».

Derrière la propagande


Manifestation devant les bureaux de l'OÉA le 11 novembre 2019

Aux yeux des multinationales du gaz et de leurs laquais, le « crime » de Morales et du Mouvement pour le socialisme (MAS) est d'avoir rompu la relation historique d'exploité à exploiteur entre la Bolivie et les États-Unis.

En 2005, Evo Morales est devenu le 80e président de la Bolivie et son premier président autochtone. En 2006, le MAS a renationalisé les vastes réserves de gaz de la Bolivie. Morales a expulsé la Drug Enforcement Administration, USAID, le Peace Corps et l'ambassadeur des États-Unis à cause de leur politique d'intervention dans les affaires intérieures de la Bolivie, qui est illégale dans tous les pays, et certainement aux États-Unis. Conscient des plus de 200 invasions militaires des États-Unis sur le continent au cours du XXe siècle, le MAS a créé une école militaire anti-impérialiste pour former ses propres officiers et soldats. Les Cholitas, le nom sous lequel sont connues les femmes aymaras, ont accompli d'importants progrès depuis 2005. Traditionnellement exclues de l'économie formelle et exploitées comme domestiques dans les maisons des riches, les Boliviennes se sont créé un nouvel espace économique et culturel qui leur donne plus d'autonomie.

En dépit de tous les gains sociaux et économiques, le processus de changement n'a pas été en mesure de transformer complètement le vieil appareil d'État au cours des treize dernières années. Au moment décisif, lorsque l'état de droit a été attaqué, d'importants secteurs du haut commandement militaire et de la police ont soutenu le coup d'État.

Lorsqu'il a démissionné pour empêcher d'autres attaques contre des Boliviens innocents, Evo a dit : « Mon péché est que je suis un autochtone et que je suis de la gauche. »

La contextualisation du coup d'État

Contrairement à ce que veulent nous faire croire le candidat en deuxième place Carlos Mesa, Luis Fernando Camacho et d'autres membres des forces en faveur du coup d'État, la violence et le chaos ne concernent pas seulement le quatrième mandat présidentiel de Morales. Il s'agit de quelles forces sociales réussiront à contrôler l'avenir de la Bolivie.

Actuellement, le renversement du gouvernement MAS et la victoire des forces interventionnistes proaméricaines représentent un recul monumental pour le peuple bolivien ainsi que pour la cause de l'indépendance et de la démocratie régionales, tout comme l'a été pour le Chili l'avènement de Pinochet en 1973.

Bien que 66,2 % des Boliviens soient autochtones ou mestizos (un métissage entre autochtones et Européens dont la génétique autochtone est plus élevée), la violence est concentrée à Santa Cruz et d'autres régions où les secteurs plus nantis - où la plupart des habitants ont le teint plus pâle et sont de descendance espagnole - n'ont aucun intérêt à développer l'unité et la démocratie bolivienne.[14] La concentration de la richesse dans ces secteurs est la conséquence d'un développement inégal, lui-même une conséquence de plusieurs siècles de colonialisme.

Santa Cruz a tenté de se séparer de la Bolivie en 2008. Les forces sécessionnistes ont foulé aux pieds le drapeau rouge, jaune et vert de l'État plurinational de la Bolivie, le Wiphala, choisissant plutôt de hisser le drapeau vert et blanc régional. L'appel à l'« autonomie », les incendies de maisons et les attaques violentes sont des tentatives de reprendre la direction de l'État bolivien. Motivées par le racisme et leur soif insatiable de pouvoir auquel elles se sont habituées depuis les premiers jours de l'histoire du pays, ces forces sociales croient qu'elles ont remporté cette manche en écartant par la force Morales et Garcia du pouvoir.

Un continent insurrectionnel

On ne peut comprendre le recul temporaire en Bolivie que dans le contexte plus large de ce qui se passe à l'échelle de l'Amérique latine.

Le pays voisin de la Bolivie, l'Argentine, vient de rejeter l'ordre du jour de droite de Macrismo lors des récentes élections. À l'ouest, le Chili se révolte contre un ordre du jour et un président de milliardaires, Sebastian Pinera. Plus au nord, la Colombie a rejeté Uribismo dans des élections locales. Lula - le politicien le plus populaire du Brésil - est libre après avoir passé 19 mois comme prisonnier politique. Des millions d'Haïtiens sont dans la rue et exigent que cessent l'exploitation et l'occupation par les États-Unis. En Équateur, il y a un mouvement populaire contre Lenin Moreno et l'imposition draconienne du modèle économique néolibéral. Au Mexique, le président Andres Manuel Lopez Obrador dirige un nouveau parti dont l'objectif est d'édifier un ordre post-néolibéral. Le Venezuela et Cuba continuent de riposter à l'offensive générale des États-Unis, offensive à la fois diplomatique, militaire, médiatique et économique.

Le coup d'État ne peut mettre fin au processus de changement

Au moment de publier cet article, de nombreuses voix se font entendre pour dénoncer le coup. Elles proviennent de gouvernements qui défendent l'ordre constitutionnel en Bolivie, mais sont aussi des expressions de solidarité provenant de forces progressistes partout dans le monde, car ce qui se passe constitue un coup dur pour la démocratie et la justice sociale dans les Amériques.

L'OÉA, après avoir refusé de dénoncer la violence et les attaques racistes perpétrées par les forces du coup, a tardivement exprimé son appui à la préservation de l'ordre constitutionnel, à une nouvelle autorité électorale et à de nouvelles élections, toutes des revendications du président Morales lui-même.

La déclaration de l'OÉA se lit en partie comme suit :
« Le secrétariat général demande une réunion urgente de l'Assemblée législative plurinationale de Bolivie pour veiller au fonctionnement institutionnel et à la nomination de nouvelles autorités électorales afin de garantir un nouveau processus électoral. Aussi est-il important que la justice continue d'enquêter sur les différentes forces responsables d'avoir commis des crimes en lien avec le processus électoral du 20 octobre, jusqu'à ce que cette question soit résolue. »[15]

Maintenant que le président Morales et le vice-président Alvaro Garcia ont démissionné et que le coup a polarisé la société bolivienne, il sera difficile de rétablir le « fonctionnement institutionnel » qui a été miné par le coup. Morales a trouvé asile grâce aux autorités mexicaines. Ceux qui célèbrent la victoire anti-autochtone brûlent le Wiphala dans les squares publics. Les mobilisations populaires contre le coup et en appui à Morales s'intensifient, et par endroits elles sont brutalement réprimées par la police.[16] Selon des témoignages et des images prises sur le vif, la police mutine, qui est restée dans ses barraques alors que la violence et la destruction étaient déchaînées par les forces antigouvernementales, tire maintenant sur le peuple avec des armes létales.[17] Entretemps, le MAS et d'autres organisations qui ont joué un rôle clé dans le processus de changement tentent de protéger leurs rangs de la persécution et de se regrouper afin de défendre les progrès réalisés depuis une décennie, les gains qui ont sorti des millions de Boliviens de la pauvreté, revalorisé la culture autochtone et contribué au désir continental de former la Patria Grande. Comme l'a promis Evo Morales, « la lutte continue ».[18]

Danny Shaw est professeur d'Études latino-américaines et caraïbes à l'Université City de la ville de New York.

Notes

1. Londono, Ernesto, « Bolivian Leader Evo Morales Steps Down », New York Times. 10 novembre 2019. Voir l'article 161 (3) de la Constitution de la Bolivie : Les chambres se réunissent en assemblée législative plurinationale pour exercer les fonctions suivantes, ainsi que celles énoncées dans la Constitution : 3. Accepter ou refuser la démission du président l'État et du vice-président de l'État.

2. Déclaration de Vladimir Yuri Calderón Mariscal, commandant en chef de la police bolivienne qui a par la suite démissionné de son poste, 10 novembre 2019. Voir également la déclaration du commandant en chef des forces armées de Bolivie, Williams Kaliman, qui a appelé à la démission de Morales le 10 novembre 2019.

3. International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA). Selon le recensement national de 2012, 41 % de la population bolivienne de plus de 15 ans est d'origine autochtone, bien que les projections de l'Institut national de la statistique (INS) pour 2017 indiquent que ce pourcentage est probablement passé à 48 %.

4. La Banque mondiale en Bolivie

5. Krygier, Rachel, « Bolivia's election panel declares Evo Morales winner after contested tally ; opponents demand second round », Washington Post, 24 octobre 2019

6. Center for Economic and Policy Research. « What Happened in Bolivia's 2019 Vote Count ? The Role of the OAS Electoral Observation Mission », novembre 2019

7. Preliminary Findings of the Organization of American States. Analysis of the Electoral Integrity of the Plurinational State of Bolivia, 20 octobre 2019

8. « Informe involucra a cívico cruceño y envían dos casos al Ministerio Público »

9. Voir « Revelan que Camacho se transporta en vehículo de Marinkovic en La Paz » et « El racismo de Branko Marinkovic es emulado por Luis Fernando Camacho »

10. « Bolivia election : U.S. withholds recognition ; Morales supporters and opposition clash as sides await OAS audit », Washington Post, 29 octobre 2019

11. Ramos, Daniel. « Bolivia military says won't ‘confront' the people as pressure on Morales builds », Reuters, 9 novembre 2019.

12. « Bolivian President Morales calls for new elections after OAS audit », Reuters, 10 novembre 2019

13. « Statement of the Bolivian President, Evo Morales, upon Resigning from the Presidency », 10 novembre 2019

14. http://pdba.georgetown.edu/IndigenousPeoples/demographics.html

15. Déclaration sur la Bolivie, OÉA, le 11 novembre 2019

16. Certains reportages indiquent que la police a demandé aux forces armées d'intervenir. Voir la-razon.com

17. Dans un gazouillis envoyé le 11 novembre, Evo Morales écrit : « Après le premier jour du coup d'État civil-politique-policier, la police qui s'est mutinée réprime avec des balles et provoque des morts et des blessés à El Alto. Ma solidarité est avec ces victimes innocentes, dont une jeune fille, et le peuple héroïque d'El Alto, défenseur de la démocratie. »

18. « Déclaration du président bolivien, Evo Morales, après avoir démissionné de la présidence », 10 novembre 2019

(Le 11 novembre 2019. Traduit de l'anglais par LML))


Cet article est paru dans

Volume 49 Numéro 30 - 16 novembre 2019

Lien de l'article:
Derrière le coup d'État raciste en Bolivie - Danny Shaw, Conseil des affaires hémisphériques


    

Site Web:  www.pccml.ca   Courriel:  redaction@cpcml.ca