La route vers Berlin

Extrait de  If Truth Be Told : Secrecy and Subversion
in an Age Turned Unheroic


Le débarquement des commandos britanniques à Golden Beach le jour J.

Avec l'invasion de la Normandie le jour J le 6 juin 1944, les termes de la guerre en France occupée ont clairement cessé d'être ceux d'Hitler et sont devenus clairement ceux des Forces expéditionnaires alliées. Les forces massées pour franchir la Manche étaient supérieures deux fois en hommes, quatre fois en chars et blindés et six fois en avions à celles de l'ennemi.

Le jour J, les Allemands ne disposaient que de 319 avions contre 12 837 pour les alliés occidentaux, dont les effectifs militaires augmentaient rapidement au point où leur supériorité effective était de 20 contre 1 pour les chars et de 25 contre 1 pour les avions. Pourtant, malgré la grande supériorité des Forces expéditionnaires alliées, en nombre et en matériel, leur l'offensive a été marquée par sa retenue. Contrairement aux Russes, qui supportaient encore le poids des combats sur le front de l'Est, la force d'invasion n'a pas engagé le combat sérieusement. Elle comptait 91 divisions complètes qui faisaient face à 60 divisions allemandes affaiblies, dont la puissance totale était à peu près celle de 26 divisions complètes. La force d'invasion, composée de troupes britanniques, américaines et canadiennes, a donc engagé moins d'un tiers du nombre total des divisions allemandes en France, tandis que l'Armée rouge a engagé 185 divisions ennemies sur le front de l'Est. Pour chaque division allemande engagée par les armées alliées à l'Ouest, l'Armée rouge en a combattu trois. Rien que pour les unités blindées, sur les quelque 5 000 chars qu'avait l'Allemagne, plus de 4 000 étaient déployés sur le front de l'Est.[1] La disparité était si évidente que dans les faits le front de l'Ouest existait à peine, car la plupart des divisions allemandes étaient déployées sur le front de l'Est pour combattre la Russie.

L'offensive terrestre léthargique de la force d'invasion était caractérisée par une retenue si évidente que cela a causé un ressentiment amer au sein de certains des plus hauts échelons de l'armée britannique. Selon le major général John Kennedy, alors chef adjoint de l'état-major général : « Pendant environ six semaines (après le débarquement), les Allemands n'ont ni voulu ni même tenté de déplacer leurs divisions du Pas-de-Calais ou d'ailleurs vers le théâtre des combats en Normandie. »[2] Le général Sir David Fraser, vice-chef d'état-major britannique, a également souligné que les Forces expéditionnaires alliées n'avaient pas lancé d'attaque terrestre concertée contre l'ennemi : « Pendant quelques semaines, en août et en septembre 1944, le front occidental était ouvert, et un effort déterminé de notre part aurait pu provoquer la fin de la guerre, avec des conséquences stratégiques et politiques incalculables, et avec une économie énorme de pertes humaines subies plus tard... c'était la dernière chance de saisir cette grande occasion stratégique. Elle a été ratée, et la guerre a continué. »[3]

En Hollande, l'objectif établi du général Montgomery en septembre 1944 était que les unités blindées et les parachutistes britanniques et américains s'emparent des ponts qui enjambent les canaux et les rivières. Mais les renseignements cruciaux provenant des interceptions et du déchiffrage d'Ultra, et d'agents qui fournissaient des rapports détaillés sur les mouvements et les renforts ennemis dans la région, ont été ignorés ou ne sont pas parvenus à Montgomery. Le 17 septembre, deux divisions aéroportées américaines et une britannique ont été larguées en un « tapis aéroporté » entre Eindhoven et Arnhem. La jonction terrestre avec le 21e groupe d'armées britannique de Montgomery devait être effectuée dans les deux ou trois jours suivants. Le plan établi était qu'une fois le Rhin inférieur traversé, les opérations seraient alors étendues à la Ruhr pour mettre fin à la guerre. Plus de 7000 hommes, soit plus des deux tiers de la 1re Division aéroportée, ont été largués dans la région d'Arnhem où, selon les services de renseignement britanniques, ils ne devaient rencontrer qu'une force ennemie de la force d'une brigade. La réaction de l'ennemi a été l'étonnement devant sa bonne fortune. La région d'Arnhem et ses environs avaient été choisis par les Allemands pour réorganiser et rééquiper deux divisions entières du 2e SS-Panzerkorps. Ces divisions ont été immédiatement engagées pour repousser ce débarquement. Leur riposte a été rapide et sans pitié : sur le pont clé d'Arnhem, 1200 parachutistes britanniques - la crème de l'armée britannique - ont été tués et plus de 3 000 faits prisonniers.

La débâcle générale de Hollande


Parachutage allié au-dessus des Pays-Bas lors de l'opération Market Garden

Ce n'était que le début d'une débâcle générale en Hollande qui a coûté aux alliés des pertes totales dépassant les 17 000 morts, blessés et disparus au combat.[4] Pour le désastreux largage des parachutistes sur Arnhem, les rares ressources de transport aérien avaient été détournées vers d'autres opérations. Le maréchal de l'air Arthur Coningham, commandant en chef de la 2e Force aérienne tactique, se plaint avec amertume : « Le gel du transport aérien pendant une semaine de beau temps, avec de nombreux terrains propices aux atterrissages, alors que les armées américaines et britanniques n'étaient arrêtées que par le manque de carburant et de munitions, a été le facteur décisif qui a empêché nos armées d'atteindre le Rhin avant le début de l'hiver. »[5] Huit mois allaient s'écouler avant qu'Arnhem soit finalement capturée - un mois seulement avant la fin de la guerre en Europe. Montgomery, qui allait être promu maréchal, a déclaré à la presse que la catastrophe d'Arnhem « avait été un succès à 90 pour cent » - ce qui lui a attiré la réplique amère du Prince Bernhard des Pays-Bas : « Mon pays ne peut plus se permettre le luxe d'un succès de Montgomery. »[6]

Il y a eu des « succès » similaires ailleurs le long du front de l'Ouest. En Belgique, le plan général du Quartier général suprême des Forces expéditionnaires alliées (SHAEF) était de capturer le port maritime crucial d'Anvers, mais le SHAEF a ignoré les avertissements clairs du renseignement selon lesquels les Allemands étaient sur le point de fortifier les abords du port. La force d'invasion, qui n'a pas réagi rapidement à l'offensive avant que les Allemands n'achèvent leurs préparatifs de défense, n'a pu utiliser le port pendant les six mois suivants. Cela a rendu impossible une avancée immédiate vers la Ruhr ou vers Berlin, ce qui aurait été possible si les 40 divisions de Montgomery avaient pu être ravitaillées par Anvers.[7]

Quelques mois plus tôt, pratiquement le même genre de retards délibérés et de procrastination, qui allaient prolonger la guerre, s'étaient produit à Anzio en Italie, alors que les Allemands n'étaient pas préparés à repousser un débarquement amphibie. Les conditions étaient excellentes pour soulager de façon importante l'Armée rouge sur le front de l'Est en lançant une offensive alliée vers le nord de l'Italie.

Le SHAEF a clairement fait fi des renseignements montrant que les conditions étaient idéales pour une offensive immédiate et sans opposition vers Rome. Au lieu de cela, le commandement militaire a attendu que les Allemands aient organisé leur défense et leur a permis de lancer une contre-attaque efficace. Les contingents indiens et néo-zélandais de la force de débarquement ont subi des pertes particulièrement lourdes et l'ennemi s'est retiré en bon ordre au nord de Rome. Les Allemands ont pu établir une nouvelle ligne de défense solide en Toscane. La campagne d'Italie a duré une autre année, au prix de nombreuses vies courageuses sacrifiées sur l'autel de la tromperie.[8]

La bataille des Ardennes


Des soldats américains lors de la bataille des Ardennes

Un autre exemple des « échecs » répétés des services de renseignement et des décisions déplorables du commandement s'est produit en décembre 1944, lorsque la force d'invasion n'a pas anticipé l'offensive allemande de décembre 1944 dans les Ardennes. Au cours de la bataille des Ardennes, les Allemands ont infligé de lourdes pertes aux armées anglo-américaines et ont presque arrêté l'avancée des Alliés. Le maréchal Albrecht Kesselring devait révéler plus tard que la 10e armée allemande d'Italie était si peu préparée qu'elle aurait été pratiquement annihilée si les alliés avaient immédiatement poursuivi leur attaque après avoir établi leur tête de pont.[9]

En même temps que le commandement des Forces expéditionnaires alliées se faisait passer pour des « libérateurs » tout en prolongeant la guerre, en coulisse Churchill intervenait avec insistance dans le Projet d'armement nucléaire américain. Il poussait les scientifiques de Los Alamos à accélérer leurs efforts pour produire la bombe atomique avant que les Russes ne gagnent à eux seuls la guerre en Europe. Churchill pouvait compter sur le soutien indéfectible de Roosevelt, qui était prêt à utiliser, et même espérait pouvoir utiliser la bombe atomique contre l'Allemagne.[10] La percée décisive de l'Armée rouge dans l'est de l'Allemagne et sa marche inexorable vers Berlin, alors en cours, menaçaient de transformer en réalité non seulement les pires craintes d'Hitler, mais également celles des dirigeants occidentaux. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Anthony Eden, avait déjà averti en 1941 que le prestige russe à la fin de la guerre serait tellement grand que « l'établissement de gouvernements communistes dans la majorité des pays européens serait grandement facilité. »[11] Des craintes similaires avaient également été transmises à Churchill par son allié sud-africain, le général Jan Smuts, qui se plaignait en 1943 :

« J'ai le sentiment inconfortable que l'ampleur et la vitesse de nos opérations terrestres laissent beaucoup à désirer. Presque tous les honneurs sur terre vont aux Russes, et ce, à juste titre, compte tenu de l'ampleur et de la vitesse de leurs combats et de la magnificence de leur stratégie sur un vaste front. Notre performance peut certainement être améliorée et la comparaison avec la Russie est moins flatteuse pour nous. L'homme de la rue doit sûrement penser que c'est la Russie qui gagne la guerre. Si cette impression persiste, quelle sera notre position dans le monde à la fin des hostilités, à côté de celle de la Russie ? Il peut en résulter un effroyable changement dans notre statut mondial et les Russes risquent de devenir les maîtres de la terre. Cela est à la fois inutile et indésirable, et aurait des conséquences particulièrement néfastes pour le Commonwealth britannique. »[12]

À Washington, les chefs d'état-major ont eux aussi exprimé des craintes similaires et en août 1944 ont averti le président américain Roosevelt que « la fin de la guerre provoquera des changements de la structure de la puissance militaire qui seront plus comparables... à ceux provoqués par la chute de Rome qu'à tout autre changement produit au cours des quinze derniers siècles. »[13]

La destruction de Dresde

Ni Smuts ni les chefs d'état-major américains n'auraient eu connaissance, comme l'étaient Churchill et Roosevelt, du projet secret d'armes nucléaires alors en voie d'achèvement et qui leur garantirait la réalisation des objectifs politiques de l'après-guerre en Europe. La bombe atomique, cependant, n'avait pas encore été testée et, comme il ne restait que peu d'habitations urbaines à incendier en Allemagne occidentale, Churchill et les barons des bombardiers avaient besoin d'un autre moyen pour démontrer de près aux Russes leur supériorité militaire incontestée, à défaut de leur supériorité morale. Le destin de Dresde était scellé. Bien que la ville n'ait qu'une importance très mineure dans l'ensemble de l'effort de guerre allemand, elle se situait sur la ligne de progression directe de l'Armée rouge jusqu'à Berlin. Célèbre pour sa porcelaine et son architecture, Dresde était aussi la plus grande des rares zones civiles encore intactes de toute l'Allemagne.[14] Il y avait aussi à Dresde un grand nombre de réfugiés civils qui avaient fui les bombardements d'autres régions de l'Allemagne et sa population de 600 000 habitants avait plus que doublé pour atteindre 1 250 000. Depuis le 26 janvier 1945, des trains spéciaux transportaient des milliers de réfugiés évacués vers la ville, le dernier était arrivé dans l'après-midi du 12 février, et des milliers d'autres arrivaient à pied ou en charrette.[15] Ce qui allait suivre devait être l'un des actes de barbarie les plus insensés qu'a connu l'humanité.

Le mercredi des Cendres, aux premières heures du 14 février, 778 bombardiers lourds de la RAF ont commencé l'attaque. Le lendemain, les Américains ont attaqué avec presque autant d'avions. Le commandement a fermé les yeux sur le fait que 26 000 prisonniers de guerre alliés étaient dans des camps en banlieue de Dresde. Après le départ des derniers bombardiers, des milliers de cadavres gisaient sur les terrains découverts situés sur les rives de l'Elbe, ceux de civils qui avaient fui la chaleur des incendies et s'étaient noyés. De nombreux cadavres étaient agglomérés au bitume des rues qui avait fondu puis s'était solidifié. L'ouragan de feu a ravagé plus de 28 kilomètres carrés – une superficie beaucoup plus grande que celle détruite à Hambourg. Environ 75 % de toutes les propriétés ont été complètement détruites alors que les températures atteignaient environ 1 000 degrés Celsius.[16] Outre les nombreuses victimes qui ont été incinérées sur-le-champ, des milliers d'autres sont mortes asphyxiées dans des abris antiaériens alors que l'immense incendie aspirait l'oxygène qui était remplacé par des vapeurs toxiques. Environ 50 000 civils ont été tués – environ 10 000 de plus que ceux qui ont péri dans la tempête de feu de Hambourg et 20 000 de plus que ceux tués au cours des huit mois de « blitz » sur la Grande-Bretagne. Un nombre incalculable de personnes se sont retrouvées sans abri. Les pertes parmi les bombardiers britanniques et américains ont été négligeables – l'Allemagne avait déjà perdu la France aux mains des forces expéditionnaires alliées, ce qui avait créé un trou béant dans le système radar d'alerte précoce de Hitler et donné à la RAF une supériorité opérationnelle incontestée.[17]

Étonnamment, voire incroyablement, Dresde a de nouveau été attaquée le 2 mars, cette fois par les Américains seulement. Des avions de chasse Mustang qui escortaient les bombardiers ont mitraillé les civils qui fuyaient tandis que les gros bombardiers B-17 se sont particulièrement distingués par le fait qu'ils ont coulé un navire-hôpital sur l'Elbe, où se trouvaient des blessés provenant des raids précédents.[18]


Dresde après le bombardement allié de 1945

Dresde n'avait aucune raffinerie de pétrole ni d'usine d'essence synthétique, contrairement à Brux au sud ou à Bohlen, Ruhland et Politz qui sont restées intactes au nord et à l'ouest de la ville condamnée. Dresde ne figurait non plus sur aucune liste de cibles prioritaires publiée chaque semaine par le Comité conjoint des objectifs stratégiques. Aucune justification militaire des raids américains et britanniques n'existait, les seuls dommages à la « production de guerre » ont été la destruction d'une usine de fabrication de cigares et cigarettes.[19] La destruction de Dresde n'a pas non plus entravé ni retardé l'avancée rapide et continue de l'Armée rouge sur Berlin depuis l'Est. Cela a probablement provoqué une certaine déception chez le maréchal de la Royal Air Force Sir Arthur Harris, qui avait publié des notes d'information à l'intention des équipages des bombardiers qui affirmait qu'un objectif « indirect » du bombardement aérien intensif de Dresde était de montrer aux Russes, alors à quelques kilomètres à peine de Dresde, ce que « le commandement de bombardier peut faire ».[20] On peut en déduire que Harris, à la demande de Churchill, souhaitait montrer aux Russes la supériorité aérienne écrasante des alliés, de leur capacité de mener des bombardements aériens à longue portée et de la capacité des avions britanniques et américains de détruire une ville entière en l'espace de quelques heures. En effet, la destruction de Dresde ne peut être considérée que comme un acte d'intimidation pure et simple, presque une opération militaire directe contre l'URSS.

Churchill avait ordonné la destruction de Dresde « dans le but particulier d'exploiter les conditions confuses qui accompagnent probablement ... le succès de l'avancée russe »[21]. Avant le massacre, les équipages du groupe no 1 du Bomber Command s'étaient fait dire, lors du breffage prévol, que Dresde devait être bombardée, car c'était un « centre ferroviaire » ; on a fait croire au groupe no 3 qu'il attaquerait « un quartier général de l'armée allemande », au groupe no 6 que Dresde était « une zone industrielle importante produisant des produits chimiques et des munitions » ; certains escadrons ont été trompés par la fausse information que Dresde était le siège d'un quartier général de la Gestapo et d'une grande usine à gaz toxique, un autre groupe a eu l'impression que les bombardiers allaient détruire les défenses d'une « ville fortifiée » essentielles aux Allemands dans leur lutte pour repousser l'avance des Russes.[22]

Quelle qu'ait été l'impression des Russes lorsqu'ils sont entrés dans la ville en ruine et qu'ils ont pu voir de près le potentiel destructeur des bombardiers à long rayon d'action des alliés occidentaux, ce n'était probablement pas ce que l'Armée rouge avait en tête lorsque, le 4 février, dix jours avant l'atrocité de Dresde, elle avait transmis aux alliés occidentaux une demande urgente. Le chef adjoint de l'État-Major général, le général Antonov, avait alors spécifiquement demandé aux alliés de détruire en priorité le réseau de transport dans la partie Est de l'Allemagne. La demande a été répétée par le maréchal Khudyakov, le commandant de l'armée de l'air soviétique. Les deux commandants voulaient à tout prix empêcher les mouvements de troupes ennemies vers le front de l'Est, et Khudyakov avait spécifiquement souligné la nécessité d'empêcher le mouvement par routes et par rails de renforts allemands venant d'Italie.[23] La demande avait été ignorée. L'aérodrome de Dresde-Klotzche n'a pas été touché, tout comme les gares de triage ferroviaires.[24] Et pourtant, les chasseurs-bombardiers d'attaque au sol et les bombardiers en piqué très avancés et extrêmement précis de la 2e Force aérienne tactique anglo-américaine qui étaient stationnés dans les différents aérodromes de Belgique, de Hollande et de France, libérées depuis peu, auraient pu facilement accomplir ces missions. Armés de roquettes, de bombes légères et de mitrailleuses lourdes, ces avions pouvaient facilement détruire les lignes de communication routières et ferroviaires des Allemands et de façon générale harceler l'armée allemande profondément dans la partie est de l'Allemagne sans massacrer aveuglément des civils. La 2e Force aérienne tactique anglo-américaine a été tellement sous-utilisée dans la phase finale de la guerre que bon nombre de ses avions soigneusement garés à proximité de pistes non protégées en territoire occupé par les Alliés ont été détruits au sol par ce qu'il restait de la Luftwaffe. En un seul raid, 200 chasseurs-bombardiers tout neufs de la 2e Force aérienne tactique ont été détruits sur un aérodrome en Belgique, sans aucune perte pour l'ennemi.

Le commandant hautement décoré de la 2e Force aérienne tactique, le maréchal de l'air, Sir Trafford Leigh-Mallory, était au coeur d'une âpre dispute avec les stratèges britanniques au sujet des mérites des opérations tactiques combinées en appui aux forces terrestres alliées et des frappes « stratégiques » menées indépendamment des opérations combinées.[25] La destruction de Dresde a mis fin à la dispute, et Sir Trafford a été soudainement transféré en Extrême-Orient. Il est mort dans des circonstances mystérieuses dans l'écrasement de l'avion qui le transportait en Inde dans les Alpes françaises. La cause exacte de l'écrasement n'a jamais été officiellement établie.

Churchill avait averti Trafford de se montrer « très prudent ... de ne pas admettre que nous aurions pu faire quelque chose qui n'était pas justifié par les circonstances ».

Quant aux événements dans la partie est de l'Allemagne immédiatement après les bombardements de Dresde, la British Broadcasting Corporation, avec une déférence aveugle pour la version officielle, a annoncé le 14 février que les bombardiers de la RAF et américains avaient « frappé des lieux d'une grande importance pour les Allemands dans leur lutte contre les Russes, notamment Dresde ».[26] Un attaché de presse du quartier général suprême des Forces expéditionnaires alliées a été plus franc. Dans un commentaire « non officiel » à des correspondants de guerre, le commodore de l'air Grierson a confirmé pour la première fois que le plan allié pour l'est de l'Allemagne était de « bombarder de grands centres de population et d'ensuite empêcher leur ravitaillement en fournitures de secours et les réfugiés de les quitter ». L'Associated Press a rapidement communiqué cette nouvelle au monde entier. Les censeurs britanniques ont réagi avec promptitude en imposant l'interdiction intégrale de ce rapport.[27]

Cependant, le massacre perpétré à Dresde, en raison de son ampleur, ne pouvait pas être caché indéfiniment. Au cours d'un débat à la Chambre des communes, le 6 mars, l'irrépressible député travailliste d'Ipswich, Richard Stokes, a cité la nouvelle de l'Associated Press et un compte-rendu allemand de l'événement qui avait été publié la veille dans le Manchester Guardian. Pour la première fois, l'expression « bombardement terroriste » a été introduite au Parlement dans cette critique formulée par Stokes :

« ...il y a des gens dans les forces armées et aériennes qui contestent ce massacre aérien, aveugle et de masse... Oublions le bombardement stratégique, que je remets beaucoup en cause, et le bombardement tactique, avec lequel je suis d'accord s'il est fait avec un niveau raisonnable de précision, on ne peut sous aucune condition ni en aucun cas, à mon avis, accepter un bombardement terroriste. »[28]

Le ministre de l'Air Sir Archibald Sinclair a laissé son adjoint répondre. Le sous-secrétaire relativement inconnu a tenté de rassurer la Chambre : « Nous ne gaspillons pas des bombardiers ni de temps uniquement pour des tactiques terroristes. Cela ne fait pas honneur à l'honorable député ...de laisser entendre que des maréchaux de l'air et des pilotes ... se réunissent dans une pièce pour penser à combien de femmes et d'enfants allemands ils peuvent tuer. »[29]

À peine une semaine plus tard, le 11 mars, plus de 1 000 bombardiers de Harris ont mené un raid intense en plein jour contre Essen, larguant 4 700 tonnes de bombes qui ont rasé la ville presque complètement. Le 12 mars, Dortmund a été la cible du raid le plus intense de toute l'Europe jusqu'alors : 1 107 bombardiers ont largué 4 851 tonnes de bombes sur la ville qui a été presque totalement rasée.[30] La production de guerre allemande dans la période entre janvier et le moment de la capitulation de l'Allemagne en mai n'a été réduite que d'à peine 1,2 %.[31] Les analystes du renseignement britannique étaient sans doute bien au fait de cette anomalie, puisque Ultra leur fournissait beaucoup d'information fiable sur l'économie allemande.[32]

Tandis que ces atrocités des derniers jours se produisaient sous prétexte de « stopper la production de guerre allemande » et d'« aider les Russes », Churchill faisait des pieds et des mains pour obscurcir le fait que le véritable pivot de puissance aérienne était ni le directorat des opérations de bombardement, ni le ministère de l'Air, ni l'état-major, mais bel et bien lui-même, Harris et un petit groupe de confidents triés sur le volet. Dans des documents officiels supprimés pendant de nombreuses années dans les archives britanniques et qui sont maintenant accessibles aux chercheurs, on trouve une note réprobatrice du 28 mars de Churchill à l'intention des états-majors infortunés qu'il rend responsables des bombardements de terreur. Selon Churchill, ceux-ci étaient responsables de « l'accroissement de la terreur, bien qu'ayant eu recours à d'autres prétextes. »[33] Dans un message « privé et hautement confidentiel » à Harris, un Churchill inquiet le met en garde de « ne pas admettre que nous ayons fait quoi que ce soit qui n'était pas justifié par les circonstances et les actions de l'ennemi quand nous avons décidé de bombarder l'Allemagne. »[34]

L'Armée rouge frappe

Pendant ce temps, sans se laisser ralentir par les mesures de Churchill et de Harris ni par les circonstances et les actions de l'ennemi, l'Armée rouge a poursuivi sa marche inexorable vers le Reichtag fortement défendu de Berlin, le coeur symbolique de la puissance nazie. Quelques mois plus tôt, en janvier 1945, l'Armée rouge et les armées alliées à l'Ouest étaient encore à peu près à la même distance de Berlin, même si la disparité des forces ennemies qui leur faisaient face était fortement en faveur des Anglo-Américains. Mais à la mi-avril, c'est l'Armée rouge qui est arrivée la première à Berlin et a engagé les troupes qui défendaient la ville dans un combat rapproché. Rue par rue, bâtiment par bâtiment, et finalement escalier par escalier et cave par cave, les soldats soviétiques ont ouvert leur chemin dans la ville, malgré les lourdes pertes subies au cours de combats acharnés. Finalement, le 30 avril, le drapeau rouge arborant le marteau et la faucille était hissé sur le Reichtag. Trois jours plus tard, c'était la chute de Berlin. Après plus de 1 000 jours et 1 000 nuits de combats sur un front de milliers de kilomètres, et derrière des lignes ennemies dans les territoires occupés, l'Armée rouge victorieuse défilait devant la porte de Brandebourg.[35]

Le prix payé par les Russes pour vaincre Hitler sur le principal front décisif de la guerre a été énorme. À chaque minute de la guerre, les Russes ont perdu neuf vies, 587 vies par heure et 14 000 vies par jour, et deux personnes tuées sur cinq étaient des citoyens soviétiques. Des centaines de villes et de villages russes ont été dévastés. Bien au-delà de 20 millions de Russes, dont la moitié des civils, sont morts — beaucoup plus que l'ensemble des victimes militaires de l'Allemagne et des alliés occidentaux combinés.[36]


Le 30 avril 1945, le drapeau de la victoire soviétique est hissé sur le Reichstag à Berlin par les soldats de l'Armée rouge, après la capitulation des forces allemandes de la ville et la victoire décisive sur les fascistes, le 9 mai 1945.

Notes

1. Les chiffres sont de : Churchill, op. cit., Vol IV, p. 832 ; John Kennedy, op. cit., p. 325 ; Paul Kennedy, op. cit., pp. 352, 354 ; Liddell Hart, op. cit., p. 559 ; Zhukov, Vol II, pp. 307, 344 ; le journal de l'armée américaine Stars and Stripes, le 15 mai 1945.

2. John Kennedy, ibid.

3. David Fraser, And We Shall Shock Them : The British Army in the Second World War, London : Hodder and Stoughton 1983, p. 348.

4. Le compte-rendu de l'opération Arnhem est tiré de : Cornelius Ryan, A Bridge Too Far, London : Hamish Hamilton, 1974 ; Ralph Bennett, « Ultra and Some Command Decisions », Journal of Contemporary History, Vol 16, 1981, pp. 145-6 ; Richard Lamb, Montgomery in Europe 1943-45, London : Buchan and Enright 1983, p. 227.

5. PRO AIR 37/876, Arthur Coningham, « Operations Carried out by the Second Tactical Air Force between 6th June 1944 and 9 May 1945  », p. 23.

6. Ryan, op. cit., p. 454.

7. Bennett, op. cit., « Ultra and Some Command Decisions », p. 135 ; Liddell Hart, p. 536.

8. Le compte-rendu de la campagne en Italie est tiré de : Martin Blumenson, Anzio : Philadelphia : Lippencott, 1963 : Peter Calvocoressi and Guy Wint, Total War : Causes and Courses of the Second World War, Harmondsworth : Penguin 1986, pp. 511-2 ; Bennett, Ultra and Mediterranean Strategy, p. 264 ; Fraser, op. cit, p. 282.

9. Albrecht Kesselring, Memoirs, London : Greenhill 1988, p. 193.

10. Leslie Groves, Now It Can Be Told, New York : Harper and Row 1962, p. 184.

11. Elizabeth Barker, op cit,, p. 236.

12. Lettre de Smuts à Churchill en date du 31 août1943, cité dans Churchill, The Second World War, Vol V, p. 112.

13. Les chefs d'état-major cités dans le livre de Michael Balfour, The Adversaries : America, Russia and the Open World 1941-1962, London : Routledge, Kegan Paul 1981, p. 9.

14. SAO, Vol III, p. 252.

15. SAO, Vol III, p. 108 ; David Irving, The Destruction of Dresden, London : Kimber 1963, pp. 88, 106-7, 256.

16. Hastings, op cit,, pp. 340-4 ; Irving, Destruction of Dresden, pp. 173-7, 206, 225-32, 236 ; Middlebrook and Everitt, op cit, pp. 663-4.

17. Richards and Saunders, Vol III, p. 270 ; Irving, Destruction of Dresden, pp. 173, 206 ; SAO, Vol III, p. 109.

18. Janusz Piekalkiewicz, The Air War 1939-1945, Poole : Blandford 1985, p. 402.

19. Voir United States Strategic Bombing Survey, « Area Studies Division Report No.1 », Washington : Government Printers 1945, pp. 235-40, Alan S. Milward, War, Economy and Society, London : Allen Lane 1982, p. 302.

20. Hastings, op. cit., p. 342.

21. Mémorandum de Churchill au ministre de l'air Sinclair, 26 janvier 1945 cité dans SAO, Vol III, p. 103 ; le sous-ministre de l'air Sir Norman Bottomley à Harris, 27 Janvier 1945 cité dans SAO, Vol III, p. 103.

22. Longmate, op. cit., p. 335.

23. SAO, Vol III, pp. 105-6.

24. Hastings, op. cit., p. 342 ; Irving, Destruction of Dresden, pp. 148, 158, 206 ; Piekalkiewicz, op. cit., p. 402.

25. Voir PRO AIR 37/876, Air Chief Marshal Sir Trafford Leigh-Mallory, « Operations Carried Out by Second Tactical Air Force, 6 June 1944 to 9 May 1945 ».

26. Longmate, op. cit., p. 342.

27. SAO, Vol III, pp. 113-4.

28. Hansard, Chambre des communes, 6 mars 1945.

29. Ibid.

30. Richards and Saunders, op. cit., Vol III, p. 268.

31. Hastings, op. cit., p. 337 ; Piekalkiewics, op. cit., pp. 403-5.

32. See Hinsley, op. cit., Vol II, Appendix 5, pp. 671-2.

33. SAO, Vol III, pp. 113-4.

34. Randolph S. Churchill and Martin Gilbert, Winston S Churchill, (8 vols), London : Heinemann, 1954-1988, Vol VIII, p. 259.

35. La capture de Berlin est décrite dans Zhukov, op. cit., Vol II, p. 347 et al.

36. Voir en général Alexander Werth, Russia at War 1941-1945, New York : Avon 1965 ; John Erickson, Stalin's War With Germany, (2 vols) London : Grafton, 1985, dans lesquels les campagnes individuelles sont décrites au vol II, p. 1181. Les pertes totales de la Wehrmacht ont été 72 % de ses officiers et hommes. La plupart sont morts sur le front soviéto-allemand.

Stan Winer est un journaliste international avec 30 années d'expérience qui se spécialise dans les affaires militaro-politiques et géostratégiques. Ses articles sont reproduits dans une grande variété de publications, de journaux et de périodiques spécialisés partout au monde. Il a aussi travaillé pour les agences d'information des différents organismes des Nations unies.

(Traduit de l'anglais par LML)


Cet article est paru dans

Volume 49 Numéro 22 - 8 juin 2019

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La route vers Berlin - Stan Winer


    

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