Le débarquement de Normandie et la réécriture de l'histoire
- François Lazure -
Dans un article publié à l'occasion
du 70e anniversaire du jour J, l'historien militaire Benoît
Lemay, du Collège militaire royal de Kingston, en Ontario,
souligne : « Il y a plusieurs idées reçues
concernant le débarquement de Normandie. On pense que c'est ce
qui a permis aux Alliés de remporter la Deuxième Guerre
mondiale.
Il faut apporter des nuances. En fait, en juin 1944, l'Allemagne a
déjà perdu. Le débarquement permet seulement
d'accélérer la fin de la guerre. Ce sont les Russes, sur
le front de l'Est, qui ont fait le gros du travail. Pour des raisons de
propagande, dans les années de guerre froide qui ont suivi,
l'Ouest va tenter de minimiser l'effort apporté
par les Soviétiques. On va véhiculer que ce sont les
Alliés qui ont fait le gros du travail ».[1]
Benoît Lemay explique ainsi les motifs du
débarquement : « En réalité, les
Alliés ont débarqué en France non seulement pour
battre les Allemands, mais aussi pour que l'Europe de l'Ouest ne tombe
pas sous la coupe soviétique. Il y avait un aspect politique et
des intérêts économiques. »[2]
Lors de leur rencontre à Téhéran
fin-novembre 1943, les trois dirigeants, Staline, Churchill et
Roosevelt, s'entendent : un second front sera ouvert. C'est le
débarquement en Normandie le 6 juin 1944 qui ouvre ce
deuxième front dans ce contexte militaire créé par
l'Armée rouge où l'Allemagne, qui a déjà
perdu la guerre à
cause d'elle, doit dorénavant se battre sur deux fronts à
la fois.
Selon les plans d'invasion, la ville de Caen devait
être libérée le 6 juin au soir, mais les
combats sont si féroces qu'elle n'est libérée
que 40 jours plus tard, le 17 juillet. L'historien
français Claude Quétel explique : « Le 22
juin 1944, un peu plus de quinze jours après le
Débarquement en Normandie - et
trois ans jour pour jour après l'invasion de l'Union
soviétique par les armées nazies - Staline attaque, de
son côté, les troupes hitlériennes. Objectif :
maintenir un maximum de divisions allemandes à l'Est afin de
faciliter la progression des Alliés à l'Ouest. Staline
met le paquet. Pour cette opération, pas moins de 166
divisions, 1 300 000 hommes, 5 000
avions, 2 700 chars sont mobilisés. Le front principal
n'est pas celui qu'on croit en Normandie : il est à
l'Est. »[3]
Cependant, écrit Quétel : «
Cette offensive soviétique, la plus grande depuis le
début de la guerre, a été souvent occultée
dans le monde occidental pour cause de guerre froide et de
réécriture de l'Histoire. »[4]
Quétel nous dit : « Les victoires
russes à Stalingrad et surtout à Koursk changent la
donne. Le risque majeur pour les Anglo-Saxons n'est plus de voir
Staline signer une paix séparée avec Hitler, mais de le
voir remporter seul la victoire finale ! Il devient urgent de
discuter de stratégie... avec les Soviétiques. La
conférence de
Téhéran réunit pour la première fois dans
cette guerre Churchill, Roosevelt et Staline. »
L'historien Anthony Beevor résume ainsi ce qui se
passe quelques jours avant le débarquement de Normandie :
« Roosevelt tint à rappeler à ses
subordonnés que les Alliés ne libéraient pas la
France pour installer le général de Gaulle au
pouvoir ». Le but des États-Unis consistait à
« imposer un gouvernement militaire le temps que
des élections soient organisées », ce qui
prendrait un certain temps. Voilà pourquoi Roosevelt «
insista sur la création d'une monnaie d'occupation ».
Les désaccords furent sérieux dans l'entourage de
Roosevelt et « Churchill fit de son mieux pour le persuader qu'il
leur fallait travailler avec de Gaulle ». [5] Roosevelt céda. De Gaulle fut
alors mis au courant du débarquement planifié à
son insu dans son propre pays. Il l'apprend le 4 juin, soit... la
veille du débarquement tel que prévu à
l'origine ! L'« occupation » d'une partie de
l'Europe aura ainsi lieu quand même, mais sans « un
gouvernement
militaire » des États-Unis et sa « monnaie
d'occupation » en France.
Durant une entrevue, l'historien Beevor fit part de
l'inquiétude des alliés anglo-américains à
l'égard d'une capitulation de l'Allemagne seulement à
l'Union soviétique si le débarquement de leurs troupes
était retardé.
« La décision d'Eisenhower de lancer, en
dépit des avertissements des spécialistes de la
météo, les opérations le 6 juin, après
un premier report le 5, n'a pas seulement été une
décision courageuse, c'est une prise de position historique.
S'il avait dit : on repousse la date, la prochaine fenêtre
possible se situait exactement au
milieu de la grande tempête du 19 juin, une des pires qu'ait
connues la Manche. Il aurait donc fallu à nouveau suspendre les
opérations probablement jusqu'au printemps 1945. Cela
aurait eu des conséquences inimaginables non seulement pour le
secret des opérations et pour le maintien pendant une
très longue période de l'armada
rassemblée en Grande-Bretagne, mais surtout, pendant ce temps,
l'Armée rouge non seulement serait arrivée à
Berlin, mais elle aurait eu le temps de dépasser le Rhin et
d'aller, pourquoi pas ? jusqu'à La Rochelle...Vous imaginez
le tableau ! »[6]
Le rôle décisif de l'Union
soviétique dans la défaite militaire de l'Allemagne
fasciste était chose admise par tout le monde à
l'époque. En fait, chose admise avant même le
débarquement de Normandie par le président des
États-Unis, Franklin D. Roosevelt, qui remet un diplôme
à la ville de Stalingrad le 17 mai 1944 en
disant :
« Au nom du peuple des États-Unis
d'Amérique, j'offre ce document à la ville de Stalingrad
en témoignage d'admiration pour ses vaillants défenseurs
dont le courage, la force d'âme et le dévouement,
manifestés pendant les journées du siège
du 13 septembre 1942 jusqu'au 31 janvier 1943,
inspireront éternellement les
coeurs de tous les hommes libres. Leur glorieuse victoire a
endigué le flot de l'invasion et marqué le tournant
décisif de la guerre des Nations alliées contre les
forces de l'agression ».[7]
Les impérialistes anglo-américains aiment
néanmoins prétendre que ce sont eux, et non les
Soviétiques, avec l'invasion de la Normandie, qui furent le
facteur décisif dans la défaite d'Hitler. Les
commémorations du Jour J servent à cette propagande
guerrière contre la Russie aujourd'hui. C'est un affront non
seulement aux peuples de
l'ancienne Union soviétique dont le sacrifice a
littéralement sauvé l'Europe, mais aussi aux forces
antifascistes de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Canada et
de l'Europe, qui ont combattu héroïquement pour faire leur
part dans la guerre. C'est fait pour faire croire que les guerres
d'agression et d'occupation d'aujourd'hui sont pour la
démocratie, la paix et la liberté et c'est un affront
encore pire à la contribution antifasciste des soldats qui ont
combattu sur le Second Front.
Notes
1. La Presse, 6
juin 2014
2. La Presse, op. cit.
3. Le Monde Hors-série
: 1944/Débarquements, résistances,
libérations ; mai-juillet 2014 ; La
bataille de Normandie en neuf points, p.20-23
4. Ibid
5. Antony Beevor, The Second
World War, Little, Brown and Company, New York, 2012
6. Le Point ;
Beevor : « Ce n'était pas gagné
d'avance » ; 5 juin 2014, pp 58-62
7. Staline, Oeuvres, Tome
XVI, Nouveau Bureau d'édition, 1975, note 148
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L'année
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photos
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Cet article est paru dans
Volume 49 Numéro 21 - 1er juin 2019
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