Les travailleurs provenant de l'immigration font partie intégrante de la classe ouvrière canadienne
- Normand Chouinard -
Depuis quelques décennies,
particulièrement depuis l'instauration des nouveaux arrangements
néolibéraux et de la mondialisation qui en a suivi,
l'industrie du transport par camion a connu une croissance
exponentielle qui nécessite dorénavant une main-d'oeuvre
qualifiée en grande quantité. Il y a présentement
3,5 millions de camionneurs aux États-Unis et près de 200
000 au Canada, ce qui représente une force considérable
au sein de la classe ouvrière. Le traité de
libre-échange entre le Canada et les États-Unis
adopté sous le gouvernement de Brian Mulroney en octobre 1987 et
l'Accord Canada-États-Unis-Mexique (ALÉNA) en mars 1994
ont favorisé l'intégration rapide de l'économie
canadienne à celle des États-Unis. Les échanges
commerciaux ont passé progressivement de l'axe est-ouest
à l'axe nord-sud. Le nombre de compagnies de transport d'un bout
à l'autre de la frontière est considérablement
plus élevé que celles qui ne font que de
l'interprovincial, ce qui est un excellent indicateur de
l'intégration constante de l'économie canadienne à
l'Amérique du Nord des monopoles. Au Canada, dans les
années 90, l'industrie du transport a subi coup sur coup une
série de dérèglementations visant soi-disant
à faciliter la fluidité du transport par camion et
éliminer la « paperasserie ». La conséquence
directe de ces dérèglementations massives a
été une détérioration des conditions de
travail et des salaires des camionneurs canadiens qui s'est poursuivie
tout au long des années 2000 jusqu'à aujourd'hui.
Le discours sur la pénurie de main-d'oeuvre dans
le secteur du transport a commencé très tôt au
début des années 2000. La
détérioration des conditions de vie et de travail des
camionneurs a eu un impact réel sur la situation de la force de
travail qui diminuait sans cesse. Jumelez à cela un besoin
drastique de nouveaux camionneurs pour
servir les besoins des monopoles et on se retrouve dans la situation de
« rareté » de main-d'oeuvre.
Le gouvernement fédéral a dès lors
mis de l'avant des programmes visant l'embauche des nouveaux arrivants
dans ce secteur (comme tous les autres secteurs d'ailleurs). Vingt-cinq
ans plus tard, on constate d'emblée qu'un camionneur sur quatre
provient de l'immigration récente, dont la moitié
proviennent de l'Inde, particulièrement de l'État
du Pendjab. En 2016, selon la revue Today's Trucking,
spécialisée dans le secteur du camionnage qui a
effectué une étude sur ces questions, le nombre de
camionneurs provenant de l'Inde dépasse le nombre total des
nouveaux chauffeurs provenant de l'immigration depuis 2001.
À cette époque, seulement 1,8 % des
camionneurs provenaient de la région de l'Asie du Sud et la
plupart résidaient dans la région de Vancouver, en
Colombie Britannique. Ils comptaient alors pour 18,7 % des
chauffeurs de la ville comparativement à 6,2 % pour la
région de Toronto. En 2016, approximativement un camionneur
sur cinq (17,8 %)
provient de l'Asie du Sud. En Colombie Britannique, on parle d'un
camionneur sur trois, soit 34,6 %, qui provient de cette
région et d'un sur quatre (25,6 %) pour l'Ontario. Dans les
deux grandes villes que sont Vancouver et Toronto, les camionneurs
d'origines nationales sud-asiatiques représentent
respectivement 55,9 % et 53,9 % de l'ensemble des
chauffeurs de l'industrie. Selon les chercheurs, les liens qui existent
entre les Canadiens d'origine indienne établis au pays depuis
longtemps et les nouveaux arrivants auraient facilité
l'intégration de ces derniers et coïncideraient avec une
demande importante de nouveaux
chauffeurs pour faire face à la demande des monopoles.
Une statistique intéressante indique que sur
les 181 330 camionneurs canadiens répertoriés
en 2016, il y en aurait 58 985 dont le lieu de naissance est
autre que le Canada. En 1991, 7,7 % des chauffeurs
provenaient de l'immigration comparativement à 3,5 %
en 2016.
Récemment, l'association canadienne du camionnage
(Canadian Trucking Alliance) et l'Association du camionnage du
Québec (ACQ), représentant les grandes compagnies
canadiennes et québécoises du transport, ont
demandé au gouvernement fédéral d'assouplir les
règles du programme des travailleurs étrangers
temporaires et de créer de
nouvelles possibilités pour les employeurs en transport,
évidemment sous prétexte de combler les besoins de
main-d'oeuvre causés par la pénurie de chauffeurs.
C'est en Colombie-Britannique que le nombre de
chauffeurs provenant du programme est le plus élevé,
soit 934 pour l'année 2017, suivi du Québec
avec 166 et du Nouveau-Brunswick avec 108. Selon les
modifications apportées par le gouvernement Harper en 2014,
les entreprises voulant se prévaloir du
Programme de travailleurs temporaires étrangers doivent suivre
la procédure de l'« Étude d'impact sur le
marché du travail (EIMT) », une procédure
visant à prouver que les tentatives de trouver des travailleurs
canadiens ont toutes été épuisées. Le
Programme des travailleurs étrangers temporaires est très
présent dans d'autres secteurs de
l'économie, notamment l'agriculture et l'agro-alimentaire, mais
n'est qu'à ses débuts dans le secteur du transport. La
raison en est que le métier de camionneur exige un minimum de
formation et de compétences professionnelles avant que le
camionneur puisse circuler sur le réseau routier canadien. C'est
d'ailleurs une des principales demandes des
camionneurs au pays d'offrir une formation intégrale aux
nouveaux chauffeurs d'un bout à l'autre du pays dans le cadre de
leur demande de reconnaissance du métier par le gouvernement
fédéral.
Le ministre des Transports, Marc Garneau, a
annoncé le 21 janvier dernier que son gouvernement s'engage
à adopter une norme nationale sur la formation de base offerte
aux conducteurs de véhicules commerciaux d'ici 2020, mais
que son application dépendra des provinces qui en feront une
obligation, que ce seront toujours les
provinces qui définiront les normes et délivreront les
permis basés sur les nouvelles normes nationales. Il n'y a que
l'Ontario qui exige un minimum de 101,5 heures de formation
obligatoire pour les nouveaux chauffeurs. La décision de Marc
Garneau survient suite au rapport d'enquête sur la
tragédie de Humboldt qui en avait fait sa
recommandation principale (accident dans laquelle était
impliqué un véhicule lourd causant plusieurs
décès de jeunes joueurs de hockey en Saskatchewan).
« Les Canadiens s'attendent à ce que les personnes qui
obtiennent leur permis de conducteur de semi-remorques ou de gros
véhicules soient bien préparées par une formation,
avant d'assumer
ces fonctions », a déclaré le ministre des
Transports lors de la réunion annuelle des ministres du
Transport et de la Sécurité routière tenue
le 21 janvier dernier à Montréal. Quant à
l'Alliance canadienne du camionnage, son président, Scott Smith,
se dit satisfait de cette nouvelle harmonisation possible entre les
provinces. « Cette annonce
est un excellent exemple de travail conjoint de l'industrie et du
gouvernement vers l'obtention de résultats
positifs. » L'Association du camionnage du Québec va
dans le même sens malgré une situation différente
au Québec où, bien que non obligatoire, un service public
de formation de 615 heures est disponible pour les nouveaux
chauffeurs.
Bien que de prime abord ce développement
semble positif pour les camionneurs, ils sont en droit de se demander
s'il est relié de près ou de loin à
l'élargissement du Programme de travailleurs temporaires
étrangers demandé par les monopoles. Cela aura comme
conséquence l'augmentation de la concurrence entre les
camionneurs et ainsi
bloquera leurs demandes pour améliorer leurs conditions de vie
et de leurs salaires, ce qui équivaudrait pratiquement à
une nouvelle dérèglementation sans vraiment l'être.
Les camionneurs canadiens et québécois qui luttent tous
les jours depuis des années pour remédier aux
dernières décennies de dérèglementation en
exigeant une plus grande
partie de la valeur ajoutée qu'ils ont eux-mêmes produite
ne laisseront pas passer si facilement une nouvelle dégradation
de leurs conditions. Ils reconnaissent que les travailleurs provenant
de l'immigration récente ou encore ceux provenant du Programme
des travailleurs étrangers font partie intégrante de la
classe ouvrière canadienne et québécoise
et que la défense des droits de tous et toutes est la condition sine
qua
non de leur victoire. Toute tentative de les diviser entre
« eux » et « nous » sera combattue
fermement et est vouée à l'échec.
Le 21 mars dernier était le cinquième
anniversaire de la grande grève des camionneurs du port de
Vancouver en mars 2014 dans laquelle 500 camionneurs
affiliés au syndicat Unifor se sont unis aux 1500
camionneurs membres de l'Association des camionneurs unis,
majoritairement composée de travailleurs originaires du Pendjab.
Ensemble, ils ont fait capituler l'administration
portuaire de Vancouver, le gouvernement de Christie Clark en
Colombie-Britannique et le gouvernement fédéral de
Stephen Harper
et sa ministre des Transports Lisa Raitt. Ce fut une grande victoire
pour les camionneurs canadiens et elle constitue aujourd'hui, dans le
contexte
d'une nouvelle offensive en préparation par l'utilisation de
travailleurs migrants ou étrangers pour empêcher une
nouvelle direction à l'industrie, une voie à suivre pour
défendre les droits des camionneurs canadiens, sans
considération aucune de leurs origines nationales.
Cet article est paru dans
Volume 49 Numéro 16 - 27 avril 2019
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