Où est passée la fermeté du Canada face aux États-Unis concernant Cuba?
- John Kirk et Stephen Kimber -
En juin 1996, quelques mois à peine
après l'adoption par le Congrès américain de
la Loi
Helms-Burton visant à serrer la vis à
l'économie cubaine, le Canada avait été le
premier
pays à dire publiquement « non » au
projet de
Washington.
À cette
époque, Ottawa avait annoncé qu'il adopterait une
nouvelle loi pour amortir les répercussions dictatoriales
du
Titre III — un article extraterritorial de la loi qui
interdisait aux
compagnies non américaines de s'engager dans des «
transactions illégales » liées aux biens
américains qui ont été confisqués,
selon
les États-Unis, à la suite de
la Révolution cubaine de 1959. Ottawa avait même
menacé les États-Unis d'aller en arbitrage
international.
En moins d'un mois, le premier ministre Jean
Chrétien avait rallié un Groupe de sept dirigeants,
forçant ainsi le président de l'époque, Bill
Clinton, à reculer. M. Clinton avait imposé une
interdiction de six mois aux entreprises américaines et
aux
Américains originaires de Cuba d'intenter une action en
indemnisation devant les tribunaux
américains.
Tous les présidents américains
depuis ce
temps — tant démocrates que républicains
— ont
prolongé ce moratoire par segment de six mois, parce que
la
loi, qui permet aux tribunaux américains de punir des
entreprises non américaines simplement pour avoir fait
affaire
avec Cuba, est en violation des normes commerciales
internationales
reconnues. Ces présidents savaient que des pays tels que
le
Canada seraient furieux s'ils ne prolongeaient pas le
moratoire.
Mais maintenant, motivée par son
désir
d'imposer un changement de régime au Venezuela, au
Nicaragua et
à Cuba (la « troïka de la
tyrannie »,
selon le conseiller de la Sécurité nationale, John
Bolton), voilà que l'administration Trump a changé
les
règles du jeu.
Le mois dernier, le secrétaire
d'État des
États-Unis, Mike Pompeo, a autorisé les
Américains
à poursuivre le gouvernement cubain devant les tribunaux
américains pour des biens nationalisés il y a
près de soixante ans. Maintenant il dit qu'il se donne
jusqu'au 17 avril pour décider s'il ira plus loin
dans sa
démarche de sorte à autoriser de
telles actions contre des compagnies étrangères, y
compris les compagnies canadiennes.
Pourquoi donc la réaction du Canada
est-elle si
modeste ? Pourquoi ne fait-il pas preuve d'audace
aujourd'hui ?
Il n'est pas difficile de comprendre ce que
trament
Trump et ses alliés. Sous l'influence idéologique
maligne
de M. Bolton, M. Pompeo et le sénateur républicain
Marco
Rubio, un allié de Trump et un critique acerbe du
gouvernement
cubain, les États-Unis exacerbent les tensions entre
Washington
et La Havane, allant même jusqu'à démanteler
certaines bonifications apportées dans les relations par
l'ancien président Barack Obama.
Tandis que M. Trump pense à remettre Cuba
sur la
liste des pays qui, selon Washington, préconisent le
terrorisme,
M. Rubio veut raviver la législation de l'époque de
George W. Bush, annulée par M. Obama, qui incitait le
personnel
médical cubain travaillant à l'étranger
à
déserter. Au début du mois, surtout grâce
à
son lobbying, M. Trump a
sabordé une affaire conclue entre la Ligue majeure du
baseball
et son homologue cubain permettant aux Cubains de jouer
légalement au baseball aux États-Unis.
Sur un ton sans doute lugubre pour le Canada, M.
Rubio a
spécifiquement averti les investisseurs
étrangers :
« Si vous faites affaire avec des biens cubains
volés, il
serait vraiment temps que vous laissiez tomber. »
Le Canada — qui a des liens historiques
étroits
avec Cuba — a un intérêt direct dans cette
affaire. Comme
l'ont fait presque tous les autres pays au monde, le Canada a
depuis
longtemps négocié une compensation pour ses
citoyens et
ses compagnies dont les propriétés ont
été
nationalisées après la révolution. Sous
Obama,
même les États-Unis,
qui à l'époque avaient rejeté les offres de
compensation de Cuba, avaient commencé à
négocier
certains droits accrédités.
Maintenant, si M. Trump mène à bien
ses
menaces, même l'aéroport de La Havane et le terminal
de
croisières pourraient devenir la cible de milliers de
poursuites
juridiques auprès des tribunaux américains de
l'ordre
de 8 milliards de dollars US.
La Sherritt International Corp. du Canada, le plus
grand
investisseur étranger à Cuba, est à risque.
Il en
va de même pour de nombreuses autres compagnies canadiennes
qui
font du commerce avec Cuba ou y investissent, y compris des
banques
dont les bureaux sont à Cuba, les agriculteurs du
Québec
et de l'Alberta, Air Canada et peut-être
même les compagnies de vols nolisés telles Sunwing
Airlines Inc., Air Transat A. T. Inc. et WestJet Airlines
Ltd.
Ce n'est pas étonnant que Mark Andrew de la
Chambre de commerce du Canada ait récemment exprimé
son
inquiétude : le Titre III « pourrait avoir un
impact
sur toute compagnie qui a la moindre relation avec
Cuba »,
a-t-il déclaré.
Même si Ottawa affirme que la ministre des
Affaires étrangères Chrystia Freeland fait du
lobbying
discret auprès de Washington et rassure les Canadiens
qu'elle
veille à leurs intérêts, cette
démarche, de
loin trop modérée, est révélatrice
— et
dangereuse.
Le premier ministre Justin Trudeau veut
désespérément obtenir un siège au
Conseil
de sécurité de l'ONU, celui que Stephen Harper n'a
pas
réussi à obtenir en 2010. La politique
étrangère du Canada repose en grande partie depuis
les
quatre dernières années sur l'atteinte de cet
objectif.
C'est ce qui rend délicate toute
confrontation
avec les Américains. M. Trudeau doit gérer une
situation
que son père avait qualifiée à une certaine
époque de « dormir avec
l'éléphant ». Avec le règne de
l'imprévisible et du volatile M. Trump,
l'éléphant
en question peste furieusement dans toutes sortes de directions
dangereuses — que ce
soient des accords commerciaux révisés, des tarifs
injustifiés ou des insultes personnelles.
Très concrètement, il existe
déjà des lois — par exemple, la Loi sur
les mesures
extraterritoriales étrangères de 1985
(LMEE) —
conçues spécifiquement pour la protection des
Canadiens
et pour empêcher qu'ils soient obligés de se plier
à des lois américaines illégitimes. Cette
loi a
été modifiée en 1996
précisément pour servir
d'antidote à Helms-Burton. Il existe aussi des lois et des
normes internationales qui jouent en notre faveur.
Il est grand temps que le gouvernement canadien
dépoussière notre législation et fasse
preuve
d'audace en rejetant avec force l'agression américaine
contre
Cuba — et évidemment, du même coup, qu'il
défende
nos propres intérêts
nationaux.
John Kirk est un professeur d'études
latino-américaines qui a étudié à
l'université de Dalhousie où il travaille
depuis 1978. Il est l'auteur et corédacteur
de 18
livres sur l'Amérique latine.
Stephen Kimber est un professeur de journalisme
à l'université de King's College et l'auteur de
neuf
livres, y compris plus récemment le primé What
Lies
Across the Water : The Real Story of the Cuban
Five.
Cet article est paru dans
Volume 49 Numéro 15 - 20 avril 2019
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