Le conseil de l'Arctique et la question militaire
Le Conseil de l'Arctique, créé
en 1996, est le principal organe multilatéral de la
région arctique.[1] Ses
huit États membres votants sont le Canada, les
États-Unis, le Danemark (Groenland), l'Islande, la
Norvège, la Suède et la Finlande, qui ont tous un
territoire dans le cercle polaire arctique.
En outre, il existe six organisations de « participants
autochtones », dont le Conseil circumpolaire inuit,
l'Association internationale des Aléoutes, le Conseil des
Athabaskans de l'Arctique, le Conseil international des Gwich'in,
l'Association russe des populations autochtones du Nord et le Conseil
Saami nordique. En outre, treize États
asiatiques et européens, dont l'Allemagne, le Royaume-Uni, le
Japon et la Chine, ont le statut « d'observateur ».
Dans le cadre de ses travaux, le Conseil est
défini comme le principal forum intergouvernemental dans
l'Arctique qui :
a) favorise la coopération, la coordination et
l'interaction entre les États de l'Arctique, avec la
participation des communautés indigènes de l'Arctique et
de ses autres habitants au regard des problèmes communs de
l'Arctique, plus précisément aux problèmes de
développement durable et de protection de l'environnement dans
l'Arctique.
b) supervise et coordonne les programmes établis
dans le cadre de l'évaluation stratégique des incidences
environnementales.
Le Conseil a été créé
à la suite d'une suggestion faite par le premier ministre
canadien Brian Mulroney dans un discours prononcé à
Leningrad le 24 novembre 1989. Dans son discours, Mulroney a
posé la question suivante : « Et pourquoi pas un
conseil des pays arctiques pour coordonner et promouvoir la
coopération entre
eux ? » [2]
Cela faisait écho à la déclaration
du premier ministre Louis St-Laurent et du secrétaire
d'État Lester B. Pearson en 1946, selon laquelle le Canada
« souhaitait travailler ‘non seulement avec les
États-Unis, mais également avec les autres pays
arctiques, le Danemark, la Norvège et l'Union soviétique'
afin d'encourager les mesures de
coopération pour le développement économique et
des communications de l'Arctique ' ». Selon certains
analystes, cette déclaration était motivée par les
« craintes du Canada face aux pressions
américaines ».[3]
En 1987 à Mourmansk, deux ans avant la
déclaration de Mulroney, le président soviétique
Mikhaïl Gorbatchev prononça un discours de politique
étrangère appelant l'Arctique à devenir une
« zone de paix »[4].
Dans
ses
commentaires,
il
préconisa
les
six
mesures
suivantes :
1. la création d'une zone
dénucléarisée en Europe du Nord;
2. les consultations entre le Pacte de Varsovie et l'OTAN qui visaient
à limiter et à réduire les activités des
forces navales et aériennes dans les eaux de l'Europe du Nord et
du Groenland;
3. la coopération en matière de développement des
ressources et d'échange technique;
4. la coordination et échange de recherches entre les pays
nordiques et subarctiques sur des questions scientifiques, avec une
attention particulière pour les populations autochtones et les
groupes ethniques;
5. la coopération entre les pays du nord en matière de
protection et de gestion de l'environnement;
6. l'ouverture de la route maritime du Nord aux navires
étrangers,
la Russie fournissant les brise-glaces.
Le discours de Gorbatchev est considéré
par plusieurs comme ayant celui qui a semé les bases du
Conseil de l'Arctique et des
autres initiatives de coopération qui ont suivi parmi les pays
et les peuples de l'Arctique, y compris la Stratégie de
protection de l'environnement arctique menée par la Finlande
(qui sera ultérieurement transformée en Conseil de
l'Arctique).
Pour faire suite à la suggestion du premier
ministre Mulroney, un groupe de gens du nord du Canada et d'experts du
nord ont lancé ce qu'on a appelé « le projet du
Conseil de l'Arctique », qui a reçu un soutien
financier de l'organisme philanthropique Walter and Duncan Gordon
Foundation. Walter Gordon était un ministre libéral
fédéral connu pour ses politiques nationalistes
économiques.
Un autre facteur dans le développement du projet
a été « la voix croissante des peuples autochtones
du Nord canadien » qui s'est reflétée dans la
composition du groupe d'experts. Les membres comprenaient les
coprésidents Franklyn Griffiths, professeur de sciences
politiques et Rosemarie Kuptana, ancienne présidente de la Inuit
Broadcasting Corporation, ainsi que des membres de diverses
organisations autochtones du Nord, dont Inuit Tapirisat of Canada, la
nation dénée, Indigenous Survival International et le
Conseil circumpolaire inuit. Les autres membres provenaient du
Comité canadien des ressources arctiques et du Centre canadien
de contrôle des armements et du
désarmement.
Après avoir consulté les habitants du
nord partout dans l'Arctique, le groupe d'experts a publié un
« Rapport-cadre » en 1990 afin de créer un
Conseil international de l'Arctique.[5]
Dans son rapport, le groupe d'experts a noté que « le
destin du Canada et celui de l'Arctique sont
indissociables » et que le Canada, en tant que peuple qui
habite des terres nordiques, était dans une position
privilégiée pour prendre l'initiative de créer le
Conseil. Il a déclaré qu'« à mesure que les
alignements et les priorités de la guerre froide cèdent
la place à une nouvelle architecture de coopération
régionale et mondiale, les États
nordiques se voient offrir une opportunité vraiment
extraordinaire pour la mise en place d'institutions dans
l'Arctique ».
La vision de l'Arctique par le groupe d'experts
n'était pas une frontière « mais un
élément du foyer commun des nations
circumpolaires ». Cette vision reconnaît « que
les ressources exceptionnelles de l'Arctique sont sa population, et non
ses ressources pétrolières et gazières, ses
minéraux ou son espace à des fins d'opérations
militaires ». En outre, le groupe d'experts a estimé
que le nouveau Conseil romprait avec le passé « en donnant
une nouvelle voix aux résidents du Nord » et en
offrant de nouvelles possibilités de collaboration et de
coopération.
Selon le rapport, « de considérer
l'Arctique principalement sous l'angle de la souveraineté et de
sa défense contre l'intrusion étrangère revient
à ne pas suivre la marche du temps », en particulier
à la lumière « d'innombrables passages frontaliers
silencieux [qui] se produisent quotidiennement dans une région
où l'environnement forme
un tout ». Plus loin on y déclare que l'Arctique est
un domaine distinct, qu'une nouvelle coopération entre
États est nécessaire et que, pour concevoir l'objectif du
Conseil en matière d'Arctique, « essentiellement en termes
de ce qui pourrait être accompli derrière les juridictions
nationales, ne serait plus adéquat ».
Parlant du soutien du Canada à la collaboration
civile, le rapport indique que le Canada a appliqué « des
mesures bilatérales dans l'Arctique avec l'Union
soviétique depuis les années 1970 » et a
favorisé des « accords multilatéraux qui, dans
certains cas, ont plus en commun avec la pensée de l'Union
soviétique que celle des États
Unis ». Toutefois, il a également souligné que
« pour le moment, le Canada adhère néanmoins
à l'opinion de l'OTAN selon laquelle les questions militaires
dans l'Arctique doivent être négociées
exclusivement sur une base Est-Ouest plutôt que sur une base
circumpolaire ».
Le rapport note que la militarisation accrue de
l'Arctique jusqu'à cette date, c'est-à-dire 1990,
n'est probablement pas contrôlée par les moyens actuels de
maîtrise des armements et que la région est «
sujette à une militarisation continue alors même que la
démilitarisation devient la règle en Europe et dans les
relations
américano-soviétiques. » Cela revenait
à être traité « de manière
préjudiciable par les décideurs en matière de
sécurité nationale ».
De l'avis des membres du groupe d'experts, les huit
États membres du Conseil de l'Arctique proposé auraient
« l'obligation de discuter des problèmes militaires de
l'Arctique et de poursuivre tout consensus lors des négociations
extrarégionales pertinentes », et que « plus
importante est la rivalité militaire dans l'Arctique entre les
forces
en présence et leur approche qui l'accompagne, plus difficile
est la collaboration civile qui est essentielle à la gestion
rationnelle d'une région interdépendante ». La
conclusion était que l'Arctique « ne peut pas rester le
foyer de la concurrence militaire de plus en plus vue comme
intolérable ailleurs » et qu'il était
nécessaire de disposer
d'un instrument international tel que le Conseil de l'Arctique qui
« permette à toutes les parties concernées de
générer et de mettre en oeuvre une vision commune de
l'avenir de la région ».
En ce qui a trait aux inévitables critiques
formulées par certains milieux au sujet d'inclure des questions
militaires dans l'ordre du jour du Conseil, le rapport affirmait qu'il
n'y avait pas de « rideau de fer » entre les affaires
civiles et militaires et que « seule une institution arctique
à vocation générale peut se mesurer aux
responsabilités
partagées des États de l'Arctique et à
l'opportunité d'un nouveau départ à une
époque de transition fondamentale dans les affaires
internationales ». En outre, « contraindre [le Conseil
de l'Arctique] à un ordre du jour non militaire reviendrait en
fait à affirmer que la mentalité d'un utilisateur du Sud
jouit d'un soutien officiel non réduit parmi
les huit de l'Arctique ».
Au début, « ni les Américains ni
les Soviétiques n'ont accepté les efforts initiaux visant
à créer ce conseil ».[6]
Au fil du temps, le Groupe d'experts a
vu ses recommandations diluées ou éliminées.
Différents États ont « exprimé une
opposition tacite unanime aux négociations entre États de
l'Arctique sur des questions militaires » et ont
indiqué que ces questions « étaient mieux
traitées dans des enceintes telles que l'OTAN ou le processus
d'Helsinki (CSCE) ». En revanche, les peuples autochtones et
les gouvernements territoriaux étaient plus susceptibles de
vouloir que ces questions soient à l'ordre du jour.[7]
Outre le problème des questions militaires, les
États-Unis s'opposaient également « à
l'accent mis par le Canada sur les questions autochtones »
au détriment de l'environnement, ainsi que sur l'insistance du
Canada sur « la souveraineté sur les eaux couvertes de
glace où les Inuits du Canada chassaient et où les
États-Unis souhaitaient
établir des routes de navigation ».
Les Américains ont finalement rejoint le
Conseil, mais à contrecoeur. Le prix à payer pour
persuader les Américains d'adhérer était «
leur détermination à maintenir le Conseil aussi faible
que possible ». En conséquence, les responsables
canadiens ont été incapables de donner au Conseil de
l'Arctique les pouvoirs dont ils estimaient
avoir besoin pour servir de forum efficace pour le monde
circumpolaire. »[8]
Depuis 1996, le Conseil de l'Arctique se
réunit régulièrement et a pris un certain nombre
d'initiatives environnementales, écologiques et sociales. En
outre, bien que le Conseil n'ait pas de pouvoir d'exécution, il
a également fourni une tribune pour la négociation
"d'importants accords juridiquement contraignants entre les huit
États de
l'Arctique", notamment en matière de recherche et de sauvetage
dans l'Arctique, de préparation et de lutte contre la pollution
marine par les hydrocarbures, et de coopération scientifique
dans
l'Arctique.
Cependant, le mandat du Conseil continue d'exclure
explicitement les questions de « sécurité
militaire » ou de militarisation de l'Arctique. Mais ces
dernières années, cette position de longue date a
été remise en question. L'ironie est que
l'inquiétude provient maintenant de sources américaines.
Par exemple, en 2016, sous
l'administration Obama, le groupe de réflexion « Centre
d'études stratégiques et internationales
(CSIS) » de Washington, a appelé à la
refonte du Conseil de l'Arctique afin d'inclure une « dimension
de sécurité ». Et il existe d'autres voix
américaines qui souhaitent également élargir le
mandat du Conseil. La raison de cette
expansion semble provenir de ce que certains perçoivent comme
une menace militaire croissante de la part de l'armée russe dans
la région et ailleurs.[9]
D'autres encore considèrent l'inclusion des
questions militaires à l'ordre du jour du Conseil comme une
« politisation » de l'organisation qui « risque
de nuire à la coopération et à la coordination
actuelles entre les États de l'Arctique et les
communautés autochtones ». À cet égard,
le boycott d'une réunion du Conseil de
l'Arctique en Russie en 2014 par le Canada et les
États-Unis au sujet de la crise Ukraine/Crimée est
considéré par certains comme un exemple de cette
politisation. Une telle politisation pourrait «
paralyser » l'organisation, affirment-ils. Au lieu de cela,
on dit que la structure de gouvernance du Conseil « fonctionne
très bien, en grande
partie non affectée par les crises majeures de
sécurité ».[10]
Cependant, en 2019, compte tenu des
préoccupations de l'administration Trump à propos de sa
participation à des structures multilatérales, il reste
à savoir quelle sera sa position à l'égard de tout
élargissement proposé du mandat du Conseil de l'Arctique
afin d'inclure les questions militaires ou, en l'occurrence, sa
participation au
Conseil pourrait prendre quelle forme à l'avenir.
Notes
1. « The Arctic Council »
2. « To establish an
international Arctic Council : A framework report ».
Interim Report of the Arctic Council Panel. Canadian Arctic Resources
Committee, novembre1990
3. Keskitalo, Eva. «
Negotiating the Arctic : The construction of an international
regime », New York : Rutledge, 2004
4. Gorbachev, Mikhail. « Speech
in Murmansk at the ceremonial meeting on the occasion of
the presentation of the order of Lenin and the gold star to the
city of Murmansk », octobre 1987
5. « To establish an
international Arctic Council : A framework report. »
Interim Report of the Arctic Council Panel. Canadian Arctic Resources
Committee. novembre 1990
6. Huebert, Rob, «
Canadian Arctic sovereignty and security in a transforming circumpolar
world », Canada and the changing Arctic : Sovereignty,
security and stewardship. Wilfred Laurier University Press. 2011
7. Scrivener (1996) in
Keskitalo, Eva. « Negotiating the Arctic : The construction
of an international regime », New York :
Rutledge, 2004
8. Huebert, Rob, «
Canadian Arctic sovereignty and security in a transforming circumpolar
world. » Canada and the changing Arctic : Sovereignty,
security and stewardship. Wilfred Laurier University Press. 2011
9. Groenning, Ragnhild. « Why
military
security
should
be
kept
out
of
the
Arctic
Council », The Arctic Institute. Le 2 juin 2016
10. Stephen, Kathrin. « An
Arctic
security
forum?
Please,
no! », The Arctic Institute. Le 26 mai 2016
Cet article est paru dans
Volume 49 Numéro 13 - 6 avril 2019
Lien de l'article:
Le conseil de l'Arctique et la question militaire
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