Victoire pour les Chagossiens

Il y a des moments où une tragédie nous enseigne comment fonctionne tout un système derrière sa façade démocratique et nous aide à comprendre à quel point une grande partie du monde est gérée pour le bien des puissants et comment les gouvernements justifient souvent leurs actions avec des mensonges.

À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le gouvernement britannique de Harold Wilson a expulsé l'entière population des îles Chagos, une colonie de la couronne britannique dans l'océan Indien, pour y installer une base militaire des États-Unis à Diego Garcia, la plus grande île. Dans le plus grand secret, les Américains ont offert un sous-marin nucléaire Polaris à prix réduit comme paiement pour l'utilisation des îles.

La vérité de cette conspiration n'a pas émergé pendant un autre 20 ans avant que les dossiers officiels secrets ne soient révélés au Bureau des archives publiques à Londres par des avocats agissant au nom des anciens habitants de l'archipel corallien. L'historien Mark Curtis a décrit la dépopulation forcée dans son livre de 2003 Web of Deceit sur la politique étrangère britannique d'après-guerre. Les médias britanniques ont simplement ignoré l'éviction de sa population ; le Washington Post l'a qualifiée de « kidnapping de masse ».

J'ai entendu parler du sort des Chagossiens la première fois en 1983, pendant la guerre des Falklands. La Grande-Bretagne avait alors envoyé une flotte pour aider les 2 000 insulaires de Falkland à l'autre bout du monde alors que 2 000 autres citoyens britanniques des îles de l'océan Indien avaient été expulsés par les gouvernements britanniques et que personne ou presque n'en savait rien.

La différence était que les habitants des Falklands étaient blancs et que les Chagossiens étaient noirs et que les États-Unis convoitaient les îles, surtout Diego Garcia, pour en faire une base militaire importante à partir de laquelle ils pouvaient commander l'océan Indien.

Les îles Chagos étaient un paradis naturel. Ses 1 500 habitants étaient autosuffisants, ayant des produits naturels en abondance, et les températures extrêmes y étaient rares. Les villages étaient vibrants, dotés d'une école, d'un hôpital, d'une église, d'un chemin de fer et jouissant d'un mode de vie non perturbé, jusqu'à ce qu'un relevé secret anglo-américain de Diego Garcia en 1961 ne mène à la déportation de l'entière population.

Les expulsions ont commencé en 1965. Les habitants ont été massés sur un navire rouillé et les femmes et les enfants forcés de dormir sur une cargaison d'excréments d'oiseaux. Ils ont été abandonnés aux Seychelles où ils ont habité dans des cellules de prison, puis expédiés à l'île Maurice, où ils ont été amenés dans une zone d'habitation à l'abandon, sans eau ni électricité.

Vingt-six familles y sont mortes dans une pauvreté abjecte et il y a eu neuf suicides ; les filles ont dû se prostituer pour survivre.

J'ai interviewé plusieurs Chagossiens. Une femme a rappelé comment elle et son mari ont amené leur bébé à l'île Maurice pour y être traités pour des soins de santé et se sont fait dire qu'ils ne pouvaient pas revenir chez eux. Le choc a été si grand que son mari a eu une crise cardiaque et est mort. D'autres ont décrit comment les Britanniques et les Américains ont gazé leurs chiens, les animaux domestiques bien-aimés des insulaires, pour les intimider pour qu'ils fassent leurs affaires et quittent leur île. Lizette Talate m'a confié comment ses enfants sont « morts de tristesse ». Elle-même est morte depuis.

La dépopulation de l'archipel a été complétée en 10 ans et Diego Garcia est devenue le site d'une des plus grandes bases des États-Unis, avec plus de 2 000 soldats, deux pistes pour les bombardiers, 30 navires de guerre, des installations pour des sous-marins équipés d'armes nucléaires et une station pour des satellites-espions. L'Irak et l'Afghanistan ont été bombardés à partir de cet ancien paradis. À la suite du 11 septembre 2001, les ennemis perçus des États-Unis ont été « remis » à la base et il y a des preuves qu'ils y ont été torturés.

Pendant ce temps, les îles Chagos sont demeurées possession britannique et son peuple sous responsabilité britannique. Après avoir manifesté à l'île Maurice en 1982, les habitants des îles en exil ont reçu une compensation dérisoire de moins de 3 000 livres chacun du gouvernement britannique.

Lorsque les filières déclassifiées du Foreign Office britannique ont été découvertes, toute cette sordide histoire a été révélée. Une filière portait le titre « Maintenir la fiction » où des directives étaient données aux hauts représentants britanniques de mentir en disant que les insulaires étaient des travailleurs itinérants et non une population indigène stable. De hauts fonctionnaires britanniques ont reconnu en secret qu'ils s'exposaient à des « accusations de malhonnêteté » parce qu'ils se préparaient à « trafiquer les faits », à mentir.

En 2000, la Haute Cour de justice de Londres a déclaré illégales les expulsions. En réponse, le gouvernement travailliste de Tony Blair a invoqué la prérogative royale, un pouvoir archaïque dont est investi le « Conseil privé de la reine » en vertu duquel le gouvernement peut contourner le Parlement et les tribunaux. De cette façon, espérait le gouvernement, les habitants des îles seraient empêchés pour toujours de retourner chez eux.

La Haute Cour de justice a statué une fois de plus que les Chagossiens avaient le droit de retourner dans leurs foyers et, en 2008, le Foreign Office a interjeté appel auprès de la Cour suprême. Bien que ne présentant aucune preuve nouvelle, l'appel a été accepté.

Je me trouvais au Parlement, alors que la haute cour siégeait à la Chambre des Lords, le jour du jugement. Je n'ai jamais vu des juges avec des visages aussi marqués par la honte dans ce qui était manifestement une décision politique.

En 2010, le gouvernement britannique a cherché à renforcer cette décision en établissant une réserve marine naturelle autour des îles Chagos. La ruse a été révélée par WikiLeaks, qui a publié un câble diplomatique de l'ambassade des États-Unis datant de 2009 qui se lisait ainsi : « Établir une réserve marine pourrait bien, comme l'a dit le représentant du Foreign and Commonwealth Office [Colin] Roberts, être la façon la plus efficace à long terme d'empêcher les anciens habitants des îles Chagos ou leurs descendants de revenir vivre sur l'île ».

Maintenant, la Cour internationale de justice a décidé que le gouvernement britannique de l'époque n'avait aucun droit juridique de séparer les îles Chagos de l'île Maurice lorsqu'il a accordé son indépendance à celle-ci. La Cour, dont le rôle est consultatif, a dit que la Grande-Bretagne doit mettre fin à son autorité sur les îles. Par extension, cela signifie presque certainement que la base américaine est illégale.

Bien sûr, la campagne infatigable des Chagossiens et de leurs supporters ne va pas s'arrêter là : pas avant, à tout le moins, que le premier habitant de l'ile revienne chez lui.

(johnpilger.com, le 25 février 2019. Traduction: LML)


Cet article est paru dans

Volume 49 Numéro 11 - 23 mars 2019

Lien de l'article:
Victoire pour les Chagossiens - John Pilger


    

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