Victoire pour les Chagossiens
- John Pilger -
Il y a des moments
où une tragédie nous enseigne comment fonctionne tout un
système derrière sa façade démocratique et
nous aide à comprendre à quel point une grande partie du
monde est gérée pour le bien des puissants et comment les
gouvernements justifient souvent leurs actions avec des mensonges.
À la fin des années 1960 et au
début des années 1970, le gouvernement britannique
de Harold Wilson a expulsé l'entière population des
îles Chagos, une colonie de la couronne britannique dans
l'océan Indien, pour y installer une base militaire des
États-Unis à Diego Garcia, la plus grande île. Dans
le plus grand secret, les
Américains ont offert un sous-marin nucléaire Polaris
à prix réduit comme paiement pour l'utilisation des
îles.
La vérité de cette conspiration n'a pas
émergé pendant un autre 20 ans avant que les
dossiers officiels secrets ne soient révélés au
Bureau des archives publiques à Londres par des avocats agissant
au nom des anciens habitants de l'archipel corallien. L'historien Mark
Curtis a décrit la dépopulation forcée dans son
livre de 2003 Web of Deceit sur la politique
étrangère britannique d'après-guerre. Les
médias britanniques ont simplement ignoré
l'éviction de sa population ; le Washington Post l'a
qualifiée
de
«
kidnapping
de
masse ».
J'ai entendu parler du sort des Chagossiens la
première fois en 1983, pendant la guerre des Falklands. La
Grande-Bretagne avait alors envoyé une flotte pour aider
les 2 000 insulaires de Falkland à l'autre bout du
monde alors que 2 000 autres citoyens britanniques des îles
de l'océan Indien avaient été expulsés par
les
gouvernements britanniques et que personne ou presque n'en savait rien.
La différence était que les habitants des
Falklands étaient blancs et que les Chagossiens étaient
noirs et que les États-Unis convoitaient les îles, surtout
Diego Garcia, pour en faire une base militaire importante à
partir de laquelle ils pouvaient commander l'océan Indien.
Les îles Chagos étaient un paradis
naturel. Ses 1 500 habitants étaient autosuffisants,
ayant des produits naturels en abondance, et les températures
extrêmes y étaient rares. Les villages étaient
vibrants, dotés d'une école, d'un hôpital, d'une
église, d'un chemin de fer et jouissant d'un mode de vie non
perturbé, jusqu'à ce qu'un
relevé secret anglo-américain de Diego Garcia
en 1961 ne mène à la déportation de
l'entière population.
Les expulsions ont commencé en 1965. Les
habitants ont été massés sur un navire
rouillé et les femmes et les enfants forcés de dormir sur
une cargaison d'excréments d'oiseaux. Ils ont été
abandonnés aux Seychelles où ils ont habité dans
des cellules de prison, puis expédiés à
l'île Maurice, où ils ont été amenés
dans une zone
d'habitation à l'abandon, sans eau ni électricité.
Vingt-six familles y sont mortes dans une
pauvreté abjecte et il y a eu neuf suicides ; les filles
ont dû se prostituer pour survivre.
J'ai interviewé plusieurs Chagossiens. Une femme
a rappelé comment elle et son mari ont amené leur
bébé à l'île Maurice pour y être
traités pour des soins de santé et se sont fait dire
qu'ils ne pouvaient pas revenir chez eux. Le choc a été
si grand que son mari a eu une crise cardiaque et est mort. D'autres
ont décrit comment les Britanniques
et les Américains ont gazé leurs chiens, les animaux
domestiques bien-aimés des insulaires, pour les intimider pour
qu'ils fassent leurs affaires et quittent leur île. Lizette
Talate m'a confié comment ses enfants sont « morts de
tristesse ». Elle-même est morte depuis.
La dépopulation de l'archipel a
été complétée en 10 ans et Diego
Garcia est devenue le site d'une des plus grandes bases des
États-Unis, avec plus de 2 000 soldats, deux pistes
pour les bombardiers, 30 navires de guerre, des installations pour
des sous-marins équipés d'armes nucléaires et une
station pour des satellites-espions. L'Irak et l'Afghanistan ont
été bombardés
à partir de cet ancien paradis. À la suite du 11
septembre 2001, les ennemis perçus des États-Unis
ont été « remis » à la base et il
y a des preuves qu'ils y ont été torturés.
Pendant ce temps, les
îles Chagos sont demeurées possession britannique et son
peuple sous responsabilité britannique. Après avoir
manifesté à l'île Maurice en 1982, les
habitants des îles en exil ont reçu une compensation
dérisoire de moins de 3 000 livres chacun du
gouvernement britannique.
Lorsque les filières déclassifiées
du Foreign Office britannique ont été découvertes,
toute cette sordide histoire a été
révélée. Une filière portait le titre
« Maintenir la fiction » où des directives
étaient données aux hauts représentants
britanniques de mentir en disant que les insulaires étaient des
travailleurs itinérants et non une population
indigène stable. De hauts fonctionnaires britanniques ont
reconnu en secret qu'ils s'exposaient à des « accusations
de malhonnêteté » parce qu'ils se
préparaient à « trafiquer les faits »,
à mentir.
En 2000, la Haute Cour de justice de Londres a
déclaré illégales les expulsions. En
réponse, le gouvernement travailliste de Tony Blair a
invoqué la prérogative royale, un pouvoir archaïque
dont est investi le « Conseil privé de la
reine » en vertu duquel le gouvernement peut contourner le
Parlement et les tribunaux. De cette façon, espérait le
gouvernement, les habitants des îles seraient
empêchés pour toujours de retourner chez eux.
La Haute Cour de justice a statué une fois de
plus que les Chagossiens avaient le droit de retourner dans leurs
foyers et, en 2008, le Foreign Office a interjeté appel
auprès de la Cour suprême. Bien que ne présentant
aucune preuve nouvelle, l'appel a été accepté.
Je me trouvais au Parlement, alors que la haute cour
siégeait à la Chambre des Lords, le jour du jugement. Je
n'ai jamais vu des juges avec des visages aussi marqués par la
honte dans ce qui était manifestement une décision
politique.
En 2010, le gouvernement britannique a
cherché à renforcer cette décision en
établissant une réserve marine naturelle autour des
îles Chagos. La ruse a été
révélée par WikiLeaks, qui a publié un
câble diplomatique de l'ambassade des États-Unis datant
de 2009 qui se lisait ainsi : « Établir une
réserve marine pourrait bien,
comme l'a dit le représentant du Foreign and Commonwealth Office
[Colin] Roberts, être la façon la plus efficace à
long terme d'empêcher les anciens habitants des îles Chagos
ou leurs descendants de revenir vivre sur l'île ».
Maintenant, la Cour internationale de justice a
décidé que le gouvernement britannique de l'époque
n'avait aucun droit juridique de séparer les îles Chagos
de l'île Maurice lorsqu'il a accordé son
indépendance à celle-ci. La Cour, dont le rôle est
consultatif, a dit que la Grande-Bretagne doit mettre fin à son
autorité sur les îles. Par extension,
cela signifie presque certainement que la base américaine est
illégale.
Bien sûr, la campagne infatigable des Chagossiens
et de
leurs supporters ne va pas s'arrêter là : pas avant,
à tout le moins, que le premier habitant de l'ile revienne chez
lui.
(johnpilger.com,
le 25 février 2019. Traduction: LML)
Cet article est paru dans
Volume 49 Numéro 11 - 23 mars 2019
Lien de l'article:
Victoire pour les Chagossiens - John Pilger
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