Les gardiens du secret d'État

Soumettre les dirigeants de partis politiques et les « hauts fonctionnaires désignés » à une évaluation de sécurité représente une direction dangereuse pour le corps politique. Pour se qualifier, l'individu censé représenter un parti politique doit accepter de garder ce qu'on appelle des secrets d'État. Cela signifie qu'il est redevable à l'État et non aux membres de son parti. S'il révèle ce qui est considéré comme un secret d'État aux membres de son parti ou au corps politique, il sera réputé avoir commis un acte de trahison.

Bien qu'il ne soit pas étonnant que dans un pays comme le Canada, les services de renseignement de sécurité de l'État veuillent enquêter tout chef de parti ou tout haut responsable désigné avant de partager des renseignements secrets avec eux, cela pose effectivement problème. Ce nouveau processus de partage des renseignements de sécurité avec certains chefs de parti pendant la période électorale représente un élargissement du rôle des agences de renseignement de l'État dans le déroulement des campagnes électorales et les informations mises à la disposition des citoyens au cours du processus de sélection de leurs représentants. Cela évoque la création d'un corps d'opinion officiellement sanctionné par la police et de partis politiques défendant des opinions politiques conformes à la conception de l'État en matière de sécurité nationale.[1] Bref, c'est un pas en avant vers la création d'un État policier, au nom de la sécurité nationale mais dans l'intérêt d'un régime de classe bien défini et d'une rivalité inter-monopole et inter-impérialiste pour les zones d'exportation de capitaux, les ressources et la main-d'oeuvre bon marché.

Accepter de compromettre sa conscience de cette manière et qualifier cela de démocratique dépasse l'entendement. La conception d'une attestation de loyauté est enracinée dans un système de représentation censé représenter le peuple, mais qui en réalité représente un État. Au Canada, la personne d'État s'appelle « la Couronne » et elle est synonyme d'intérêt public. La destruction des organisations et des arrangements de la société civile comprend la cartellisation des partis politiques, qui n'ont plus pour fonction d'agir comme organisations politiques primaires liant le peuple à la gouvernance. De plus, pendant la guerre froide les impérialistes anglo-américains ont créé une catégorie d'individus et d'organisations appelés « ennemis de l'État » et, depuis le 11 septembre, le pouvoir d'exception de l'exécutif est devenu la nouvelle normalité.

Dans ses évaluations de la menace pesant sur le processus électoral et politique, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) parle d'« acteurs étatiques » et mentionne « les profiteurs, les personnes en quête d'un statut, les entreprises du spectacle et les vrais croyants » en tant qu'ennemis potentiels. Il n'y aurait pas de citoyens et résidents du Canada qui exercent leur droit à la liberté de parole, d'expression et de pensée. Les « acteurs indépendants » et les « vrais croyants » sont ceux qui représentent un danger pour l'État, car ils deviendraient les dupes d'« acteurs étatiques ». Le SCRS décrit les communications dans les médias sociaux et sur Internet comme un « système complexe » dans lequel « il est difficile de savoir dans quelle mesure et par qui les activités sont orchestrées ».[2] La ministre des Institutions démocratiques, Karina Gould, a repris le même thème dans son entrevue avec CPAC lorsqu'elle a dit que l'ingérence étrangère est difficile à détecter, car « ce qui semble être des acteurs nationaux légitimes est en fait des acteurs étrangers se faisant passer pour des acteurs nationaux" »[3]

Tout cela vise à justifier la soumission des partis politiques et l'opinion politique à des contrôles de sécurité et à des évaluations. C'est un anathème pour une société qui défend la liberté de conviction et de conscience politiques. L'expérience des autorisations de sécurité du SCRS depuis les attentats du 11 septembre a exposé l'injustice du régime de preuve secrète dans le cas des certificats de sécurité. Le droit de connaître les accusations portées contre soi a été violé impunément et cela a eu des conséquences graves desquelles les responsables n'ont jamais été forcés de répondre.

On veut maintenant reprendre cette approche pour décider quelle opinion est légitime et laquelle ne l'est pas dans une campagne électorale, c'est-à-dire sur la base du secret d'État, et quels partis politiques sont légitimes et lesquels ne le sont pas. Cela rappelle le refus du gouvernement Trudeau d'appliquer la réforme électorale suivant les recommandations du Comité parlementaire pour un scrutin de représentation proportionnelle. Trudeau a dit que cela ne ferait qu'amplifier les voix extrémistes.[4]

Et maintenant il impose ce contrôle des pouvoirs de police. L'ensemble du processus est de plus en plus circonscrit par un ordre émanant de l'OTAN et subordonné à celle-ci, et supervisé par les agences de sécurité de l'État et la police politique au Canada. Les raisons invoquées par la ministre des Institutions démocratiques, Katrina Gould, pour justifier l'application de ces dernières mesures sont des raisons intéressées. Elles ne sont pas un argument démocratique sérieux. Rien de tout cela n'est décidé par le peuple, pendant que tout favorise de la façon la plus intéressée qui soit des intérêts privés qui rivalisent pour la domination. On dit que les critères utilisés sont dépourvus d'idéologie, mais ce n'est bien sûr pas le cas. C'est l'idéologie d'une caste dirigeante dirigée par l'OTAN et les agences de renseignement des impérialistes anglo-américains, au service de leur rivalité interimpérialiste pour la domination du monde. Appeler cela démocratie et état de droit équivaut à une duperie criminelle.[5]

Faire accepter un État policier au nom de la démocratie est la fraude du XXIe siècle. La classe dirigeante manipule et déforme en toute impunité le sens de concepts tels que consultation, respect, démocratie, adhésion aux traités, état de droit, paix et protection. Dire que, puisque nous n'avons pas accès au secret d'État, nous devons faire confiance à ceux qui l'ont mène droit au gouffre dans lequel les libéraux et les autres qui font la promotion de cette approche veulent nous faire sombrer à jamais. Voilà le fond de cette affaire et c'est un sujet qui doit préoccuper le corps politique.

Notes

1. L'article 2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité définit les « menaces envers la sécurité du Canada » comme suite :

« a) l'espionnage ou le sabotage visant le Canada ou préjudiciables à ses intérêts, ainsi que les activités tendant à favoriser ce genre d'espionnage ou de sabotage ;

« b) les activités influencées par l'étranger qui touchent le Canada ou s'y déroulent et sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d'une nature clandestine ou trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque ;

« c) les activités qui touchent le Canada ou s'y déroulent et visent à favoriser l'usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d'atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique au Canada ou dans un État étranger ;

« d) les activités qui, par des actions cachées et illicites, visent à saper le régime de gouvernement constitutionnellement établi au Canada ou dont le but immédiat ou ultime est sa destruction ou son renversement, par la violence.

« La présente définition ne vise toutefois pas les activités licites de défense d'une cause, de protestation ou de manifestation d'un désaccord qui n'ont aucun lien avec les activités mentionnées aux alinéas a) à d). » (Notre souligné) 

2. « Qui dit quoi ? Défis sécuritaires découlant de la désinformation aujourd'hui », Service canadien du renseignement de sécurité, Publication no. 2018-02-01 de la série Regards sur le monde : avis d'experts.

3. Entrevue avec CPAC, 30 janvier 2019

4. Le 1er février 2017, répondant à une question de la chef du Parti vert Elizabeth May, le premier ministre Justin Trudeau a justifié la décision de son parti de renoncer à sa promesse électorale en disant : « Je comprends avec quelle passion et intensité la députée d'en face croit à cela, et bien des Canadiens sont tout aussi passionnés à ce sujet, mais il n'y a pas de consensus. Il ne se dégage aucun moyen de faire les choses de la meilleure façon possible et, bien franchement, un référendum qui diviserait la population et ferait s'élever les opinions extrémistes à la Chambre serait bien malvenu en ce moment et ne servirait pas les intérêts du Canada. » (Journal des débats)

5. La Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité définit l'« évaluation de sécurité » comme étant « l'évaluation de la loyauté d'un individu envers le Canada et, à cet égard, de sa fiabilité ».

Il y a plusieurs types de « cotes de sécurité », dont quatre qui nécessitent une évaluation de sécurité du SCRS :

- Accès à un site
- Secret (niveau II)
- Très secret (niveau III)
- Très secret avec filtrage approfondi (niveau III)

Le site Web du SCRS nous informe que « la Loi fédérale sur la responsabilité confère aux ministères et à des organismes le pouvoir exclusif de demander, d'accorder, de révoquer et de suspendre les cotes de sécurité et les autorisations d'accès à un site. Ainsi, l'évaluation du SCRS n'est qu'un des éléments du processus de filtrage de sécurité. Pour connaître l'avancement d'une demande de cote de sécurité, il convient donc de s'adresser au ministère ou à l'organisme qui parraine la demande. »

La « loyauté envers le Canada » permet de déterminer qu'« un particulier n'a pas participé, ne participe pas, ni ne participera vraisemblablement à des activités qui constituent une menace à la sécurité du Canada au sens de l'article 2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité . »

Le SCRS utilise différents mécanismes pour évaluer la loyauté d'un individu. Une « entrevue de sécurité » par exemple peut servir à « évaluer l'honnêteté et la fiabilité d'un particulier » en posant des questions sur « le comportement, les idéologies ou les associations passés et actuels pouvant être vérifiés ». (Notre souligné)

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Concurrence inter-monopole et inter-impérialiste
et allégations d'«ingérence étrangère»

Les libéraux ont noyé leur engagement de promulguer des réformes démocratiques dans un discours sur l'ingérence étrangère. Mis à part tout le reste, cela n'a rien à voir avec la démocratie et tout à voir avec les cyberattaques menées par des gangs rivales qui cherchent à dominer et à contrôler les produits de l'intelligence artificielle telle que la technologie sans fil G5.

Radio-Canada rapportait le 24 janvier que le ministre de l'Innovation, Navdeep Bains, à Davos, en Suisse, pour le Forum économique mondial, a finalisé un accord de 40 millions de dollars avec la société de haute technologie finlandaise Nokia pour des recherches sur la technologie sans fil de classe 5G au Canada. C'est l'un des événements en cours qui coïncide avec l'arrestation de Meng Wanzhou, directrice financière de Huawei, la plus importante société 5G au monde, que les États-Unis tentent d'interdire sur le marché canadien. L'arrestation de Meng sur mandat d'extradition a eu lieu sur ordre des États-Unis et dans le contexte où le réseau d'agences de renseignement des Cinq Yeux exerçait des pressions sur le Canada pour qu'il ne permette pas à Huawei de pénétrer le marché canadien. Tout cela indiquerait que là où les intérêts nationaux se terminent et commencent les intérêts internationaux, la démarcation n'est pas claire. Mais surtout, cela indique que les rivalités entre monopoles et entre impérialistes pour les sphères d'influence sont très vives. Les tentatives de l'OTAN et d'agences internationales d'espionnage, telles que les Cinq Yeux, d'inciter le gouvernement du Canada et ses propres services de sécurité à contrôler cette rivalité en faveur d'une partie au lieu d'une autre ne peuvent que provoquer plus de ravages. Cependant, intervenir dans cette rivalité au nom de la protection de la démocratie est pour le moins inapproprié.

L'analyse de sécurité contre l'« ingérence étrangère », dans laquelle la Russie et la Chine seraient les principaux coupables, est le mantra d'une démocratie prise dans une compétition inter-impérialiste et inter-monopole. Que ceux au pouvoir qui sont redevables à la demande de l'OTAN et de l'impérialisme américain de demander impérativement au public canadien de consentir à confier à la police le pouvoir d'intervenir dans les campagnes politiques et de remettre les fonds du trésor public au « bon côté », c'est fomenter des guerres civiles, comme celle que nous voyons aux États-Unis. Maintenant que l'économie canadienne est intégrée à l'économie américaine et à la machine de guerre, elle est entraînée ipso facto dans la guerre civile.

Qu'est-ce qui, selon les agences de sécurité, ne devrait pas être révélé publiquement lorsqu'ils découvrent qu'un « acteur étatique » étranger s'immisce dans les élections au Canada ? S'il s'agit de la concurrence inter-impérialiste sur la technologie dans le domaine de l'intelligence artificielle, fournir cette information uniquement aux « privilégiés » dans le contexte d'une campagne politique constitue une intervention injustifiée dans les affaires du corps politique. Étant donné la concurrence entre monopoles dans le secteur de la haute technologie, où est la responsabilité lorsqu'un côté de la concurrence est privilégié par rapport à un autre ? La politique devrait-elle suivre un scénario de guerre civile en fonction de tels intérêts concurrents au nom de la protection de la démocratie ? Aujourd'hui, ce qui est national et ce qui est international est difficile à séparer. Cela ne favorise en rien le peuple que le corps politique soit amené à prendre parti dans cette concurrence entre monopoles et entre impérialistes.


Cet article est paru dans

Volume 49 Numéro 4 - 9 février 2019

Lien de l'article:
Les gardiens du secret d'État - Pauline Easton


    

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