Le Marxiste-Léniniste

Numéro 109 - 11 août 2016

Célébration du 90e anniversaire de Fidel Castro

¡Fidel 90 y más! Un legs révolutionnaire

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Célébration du 90e anniversaire de Fidel Castro
¡Fidel 90 y más! Un legs révolutionnaire - Isaac Saney, porte-parole, Réseau canadien pour Cuba
Cent images de la révolution cubaine -- 1953-1996 - Préface d'Abel Prieto


Célébration du 90e anniversaire de Fidel Castro

¡Fidel 90 y más! Un legs révolutionnaire

« Il y a des hommes qui luttent un jour et qui sont bons. Il y en a d'autres qui luttent un an et qui sont meilleurs. Il y en a qui luttent pendant des années et qui sont excellents. Et il y a ceux qui luttent toute une vie : ceux-là sont indispensables. »
- Bertolt Brecht

« Fidel ! Fidel ! Que tiene Fidel que los americanos no pueden con él ! »
(Fidel ! Fidel ! Pourquoi donc les Américains ne peuvent-ils rien contre lui !)
- Chant révolutionnaire cubain


Fidel Castro mène l'armée rebelle victorieuse aux acclamations des résidents de La Havane le 8 janvier 1959.

Le 13 août, Fidel Castro, le leader historique de la Révolution cubaine, aura 90 ans. Les forces progressistes, antiguerre et éprises de justice sociale du monde entier célébreront la vie et l'œuvre d'un des leaders les plus influents et les plus importants du monde. Il sera surtout important, et nécessaire, de mettre en valeur la vie et l'époque d'un homme qui a survécu sans fléchir un instant à plus de 600 attentats orchestrés par l'impérialisme américain.

La vie et l'œuvre de Fidel occupent une grande place dans l'histoire et le développement du monde. Fidel est issu de la vague de luttes anticoloniales, pour la libération nationale et l'émancipation sociale qui a déferlé sur l'Afrique, l'Asie, l'Amérique latine et les Caraïbes durant la deuxième moitié du XXe siècle. Fidel s'inscrit dans la tradition, la théorie et la pratique révolutionnaires et anti-impérialistes cubaines et internationales du chef Taïno Hatuey, Toussaint Louverture, Simon Bolivar, José Marti, Karl Marx, Vladimir Lénine, Mao Zédong et Ho Chi Minh, pour ne nommer que ceux-là.

Fidel ne transcende pas Cuba et l'histoire, comme certains le croient, il est organiquement et intrinsèquement lié aux aspirations profondes du peuple cubain et aux grandes revendications de l'époque. Fidel appartient au monde. Il n'est pas au-dessus ou à côté de la vie. En chair et en os, dans le cerveau et la moelle, il personnifie les meilleures traditions de l'humanité.

Sa vie incarne la lutte des exploités et des opprimés et illustre, comme le dit si bien le prisonnier politique américain Mumia Abu Jamal, « leur pouvoir historique de transformer nos plates réalités ».

La signification de Fidel s'étend au-delà des frontières géographiques de Cuba. La Révolution cubaine a dès le début fait une contribution inestimable à la lutte mondiale pour la justice, le développement social et la dignité humaine. Sous la direction de Fidel, Cuba a créé un patrimoine sans pareil d'internationalisme et d'humanitarisme suivant les paroles immortelles de José Marti : « La patrie est l'humanité. L'humanité est la patrie. » En Afrique australe, par exemple, plus de 2000 Cubains ont donné leur vie pour vaincre le régime raciste de l'Apartheid. Mandela ne l'a jamais oublié. Lorsqu'il fut libéré de prison, Cuba fut un des premiers pays à l'extérieur de l'Afrique et le premier en Amérique latine qu'il a voulu visiter.


En 1991, Nelson Mandela s'est rendu à Cuba pour remercier Fidel et le peuple cubain pour
leur aide pour vaincre l'apartheid.

Aujourd'hui l'engagement de Fidel envers l'humanité trouve son expression dans la présence de dizaines de milliers de professionnels de la santé et d'éducateurs cubains qui sont au service du monde. Ils sont dans les tranchées de la lutte contre la maladie et l'analphabétisme, qu'il s'agisse de l'épidémie de l'Ébola en Afrique de l'Ouest ou des menaces à la santé publique surgies en Afrique australe. C'est sans compter la formation à Cuba de professionnels de la santé provenant d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et des Caraïbes et même d'Amérique du Nord, notamment ceux issus des nombreuses communautés afro-américaines des plus grandes villes des États-Unis.

Fidel n'avait que 26 ans le 26 juillet 1953 lorsqu'il a pris d'assaut avec avec un groupe de courageux jeunes hommes et jeunes femmes les casernes de Moncada à Santiago de Cuba et de Carlos Manuel de Cespedes à Bayamo. Malgré qu'il n'ait pas réussi, cet assaut fut néanmoins un vaillant effort pour renverser le dictateur Fulgencio Batista qui était soutenu par les États-Unis. Moncada fut un catalyseur de la lutte révolutionnaire pour soustraire Cuba à la tutelle américaine et conquérir l'indépendance véritable. Fidel a personnifié l'engagement inébranlable envers la justice, la dignité et l'indépendance qui caractérise Cuba depuis le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959 et qui est aujourd'hui au cœur de la résistance de Cuba au blocus économique, commercial et financier injuste et génocidaire imposé par Washington.

Les mots ne peuvent exprimer la signification de Fidel. En tenant haut levés les drapeaux du socialisme, de la justice, de la paix, de l'internationalisme et de la dignité humaine, la Révolution cubaine sous la direction de Fidel a démontré qu'un monde meilleur est possible. Le 16 octobre 1953, lors de son procès suivant l'assaut de Moncada, Fidel exposa sa vision de l'indépendance nationale et de la justice sociale : « Condamnez-moi, ça n'a pas d'importance. L'histoire m'acquittera. » Depuis ces paroles prophétiques, avec tout ce qui s'est produit et les immenses défis et dangers du monde actuel, non seulement l'histoire a-t-elle acquitté Fidel, elle a fait ressortir la signification de sa vie et de son legs.

¡Viva Fidel ! ¡ Fidel 90 y más ! !


Fidel avec le président du Venezuela d'alors Hugo Chavez (gauche) et le président de
la Bolivie Evo Morales en 2005.

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Cent images de la révolution cubaine -- 1953-1996


La photographie de Fidel, Raúl Castro et Che Guevara qui figure sur la couverture de Cien Imagenes de la Revolucion Cubana

Cet ouvrage s'ouvre sur une photographie d'une forte intensité : le 1er août 1953, un jeune Fidel Castro au vivac, la prison de Santiago de Cuba et derrière lui sur le mur, par une coïncidence inexpliquée que ses geôliers n'ont pu éviter, se trouve un portrait de Marti. La dernière photographie, du 1er mai 1996, s'étend en un flash lumineux sur la foule rassemblée à la Place de la Révolution de La Havane, comme si l'énergie contenue de la première image jaillissait et se révélait sur cet espace public.


Sous le signe de Marti, Fidel Castro au vivac de Santiago de Cuba, 1953

L'ensemble de ces photographies couvrent quatre décennies de l'histoire de Cuba au cours desquelles celle-ci semble se densifier et avancer bien plus rapidement avec des symboles et des légendes qui en marquent chaque instant : quatre décennies où les Cubains se sont donnés corps et âme, sans aucune mesquinerie, à cette aventure de transformation, de combat et de création, où le parcours personnel de chacun s'est intégré à ce voyage collectif et tous et chacun ont fait face à l'impossible sans crainte et, encore et toujours, ont conquis leurs nombreux démons et investi dans cette vie dure, grisante et complète, dans cette vie unique, le meilleur d'eux-mêmes.

En janvier 1960, Nicolás Guillén confiait être sidéré par la qualité étonnante que le temps a donnée à cette première année de la révolution victorieuse : 1959 est passé « aussi vite que l'éclair », mais était composé de jours « annonciateurs » et « denses ». En seulement douze mois, quelque chose d'essentiel a changé dans l'air, sur la terre de l'île, en particulier son peuple : « Nous assistons à la naissance d'une nouvelle sensibilité, enracinée dans une conception rare de devoir civique, nous dit le poète, et c'est une sensibilité qui se manifeste par une autre manière de pratiquer l'identité cubaine, de comprendre le patriotisme, de faire preuve d'honnêteté privée et publique. »

Les gens que nous découvrons dans ces photographies, dans les tranchées, aux moissons, au travail volontaire, dans les marches et les rassemblements, apportent avec eux (et c'est un privilège secret que les photographes parviennent à capturer) une conscience très précise et bien définie de l'importance de leurs actes, de la cohérence plus grande que chaque personne, ses idéaux et son travail assument lorsqu'on entreprend une véritable révolution. Ils ont changé le destin d'une île qui semblait vouée à l'avilissement et à la désintégration, en même temps qu'ils comprennent qu'il s'agit d'une guerre importante, d'un duel avec l'impossible qui dépasse les frontières de l'île. « Chaque homme , souligne Nicolás, chaque femme et même chaque enfant sait ce qu'il a dans ses mains et n'est pas disposé à se le laisser arracher. » [1]

Une curieuse synthèse entre engagement politique et d'autres aspects de l'humanité est externalisée dans les nombreuses photographies que contient notre livre : les protagonistes de ces images se montrent dans leurs multiples dimensions, dans leur intégralité. Vous avez (pour l'expliquer mieux et avec plus d'éloquence) la milicienne en uniforme, portant son fils avec la plus grande tendresse que l'on puisse imaginer et le mariage du milicien, souriant aux plaisanteries de ses compañeros, aux risques et aux difficultés qui l'attendent dans un camp et à l'Histoire avec un H majuscule ainsi qu'a son histoire personnelle (ou sont-elles les mêmes ?) lorsqu'il passe au bras de son épouse sous une haie de canons.

Le Cubain des années 1960 devient meilleur et plus complet et est rempli de bonheur devant sa condition. Sur ces photographies, on le voit se développer, pas seulement sur le plan politique ; on le voit atteindre une dimension digne et humaine, qu'il n'avait pas connue auparavant. Nous voyons l'étincelle dans ses yeux (cette étincelle d'émotion, d'espièglerie, de perspicacité rapide) devenir plus claire, plus pure et plus noble. Nous ne trouverons pas de héros figés, de papier mâché dans nos centaines de photos : à chaque étape, nous sommes frappés par leur authenticité, leur force, le frémissement qui vient de l'intérieur et monte à la surface, du plus profond à l'action.


La Première déclaration de La Havane, discours de Fidel Castro, Place de la Révolution,
2 septembre 1960

Dans cet ouvrage, le développement du Cubain se présente à nous de deux façons : dans les expressions, les gestes, le comportement des personnages anonymes capturés par l'appareil photo et les innombrables actes qui donnent du poids et un sens à un nouvel espace symbolique né en 1959 : ce qui était la Place civique à l'époque coloniale de farce, de criminalité et de négation de l'esprit public est rebaptisée Place de la Révolution José Marti et devient un lieu exceptionnel d'échanges entre les masses populaires et leurs dirigeants. Le Che nous a laissé une description de cette « méthode presque intuitive » de communication :

« Le maître de celle-ci est Fidel, dont le mode particulier d'intégration avec le peuple peut être apprécié en le voyant en action. Dans les grands rassemblements publics, vous pouvez observer quelque chose comme le dialogue de deux diapasons dont les vibrations en induisent d'autres, nouvelles, dans l'autre. Fidel et la masse populaire commencent à vibrer dans un dialogue d'intensité croissante jusqu'à ce qu'il atteigne un point culminant dans une fin abrupte couronnée de nos cris de guerre et de nos cris de victoire. » [2]

La photographie de Korda intitulée El Quijote de la farola [Don Quichotte du lampadaire] capture une scène du 26 juillet 1959 et nous dit quelque chose de plus. Environ deux mois plus tôt, à La Plata, dans la Sierra Maestra, Fidel et le Conseil des ministres avaient signé la Loi sur la réforme agraire, et ce jour-là se tenait le premier rassemblement de masse pour commémorer l'assaut de la Moncada, et La Havane et la Place de la Révolution étaient remplies de campesinos venus de toute l'île. Comme dans la meilleure de nos cent photographies, le Don Quichotte au chapeau de paille qui règne sur la foule, avec sa silhouette longiligne et dégingandée, un cigare fumé à moitié et l'expression de celui qui vit en harmonie avec lui-même et avec son destin, nous attire vers les circonstances spécifiques (le rassemblement des paysans, la réforme agraire) et en même temps, évoque une métaphore qui va au-delà de la situation et des personnages photographiés.

Avec ce campesino donquichottesque perché pour l'éternité au sommet d'un lampadaire, le noble des utopies, le chevalier sur une rosse efflanquée et affreuse qui attaque l'injustice et l'impossible dans une lutte inégale avec les armes de ses ancêtres et une armure en carton, entre dans le livre et doit défaire les intrigues des nombreux prêtres, barbiers et bacheliers qui veulent le lier (nous lier) au conformisme, à la philosophie de la soumission, à la sagesse médiocre des benêts et des esprits bornés.

Il y a beaucoup de donquichottisme non conformiste et combatif dans le Cuba qui défend ses droits contre toute attente. La Presse nationale, fondée en 1960, a été inaugurée avec la publication de 400 000 exemplaires de L'Ingénieux Noble Don Quichotte de la Manche , en quatre volumes, qui ont été vendus (vingt-cinq cents) dans les kiosques à journaux. De cette façon, les gens qui ont réussi à surmonter un autre impossible, l'analphabétisme, pouvaient lire l'immortel roman de Cervantes, et le dernier chevalier errant est devenu une présence familière parmi nous. Rarement, une grande œuvre littéraire a reçu un accueil aussi riche, prolifique et massif. « Une fois de plus, je sens les côtes de Rossinante sous mes talons, je reprends la route avec mon bouclier au bras », a annoncé le Che à ses parents avant de partir pour le Congo.[3]


Fidel signe, le 17 mai 1959, dans la Sierra Maestra, la Loi de la réforme agraire.

Si pour le bœuf docile qui tous les matins accepte paisiblement le joug et l'avoine délicieuse abondante, si pour le gros bon sens de la bourgeoisie être un « Don Quichotte » est considéré comme la pire des insultes, la révolution assume ce symbole naturellement, dans son sens le plus noble et le plus créatif. Dans la force du Non qui revient sans cesse dans la tradition éthique cubaine, dans le Non qui refuse de renoncer face aux circonstances les plus difficiles et rejette l'impossible à sa simple mention, il y a un donquichottisme obstiné et fertile présent. En retraçant la tradition éthique cubaine, Cintio Vitier interprète la Protestation de Baraguá à la lumière du Non qui brille dans le meilleur de l'identité cubaine. Lorsqu'en 1878, les possibilités de poursuivre la lutte pour l'indépendance semblaient avoir été épuisées,

« l' 'impossible' a surgi devant Cuba et a provoqué une possibilité plus profonde et plus créative : le Non d'Antonio Maceo, la négation de la négation, aux Manguiers de Baraguá. Son refus d'accepter les faits objectifs qui semblaient fermer définitivement la porte à la révolution lui a permis de donner un nouveau souffle à la patrie. Tous les exploits militaires légendaires de Maceo sont bien pâles face à la majesté morale pure de la Protestation de Baraguá, une image cimentée dans la fierté et l'espoir du peuple, une fondation nouvelle de Cuba par un acte de foi révolutionnaire. » [4]

« Pour notre peuple, rien n'est impossible », a dit Fidel, devant le palais présidentiel, le 20 janvier 1961, en saluant les miliciens à leur retour à la vie civile après une mobilisation massive. Le même jour, à Santiago de Cuba, lors d'un rassemblement similaire, Raúl a déclaré : « Nous avons détruit le mythe que sans les Américains, nous mourrions de faim. » [5] Tandis que ces événements sont célébrés à La Havane et à Santiago, les derniers diplomates américains repartent chez eux après la rupture des relations diplomatiques, leur retrait venant confirmer qu'en effet rien n'est impossible, que les mythes maléfiques ont été fracassés : le fatalisme géographique, les lois de la gravitation annexionniste, les « sorts infernaux ».

Avec Moncada, selon José Lezama Lima, ces « sorts » qui immobilisaient les Cubains ont commencé à se dissiper. La révolution a conféré le potens (« ce qui est infiniment possible ») qui est la potentialité illimitée de l'homme, sa capacité d'une création poétique et historique d'une ampleur encore inexplorée :

« Maintenant que le possible, que le potens a été acquis par le Cubain [...]. La révolution cubaine signifie que tous les sorts négatifs ont été détruits. L'anneau qui est tombé dans l'étang, comme dans les mythologies anciennes, a été retrouvé. » [6]

Un des sorts qu'il fallait détruire, le sort le plus diabolique et paralysant de l'impossible, a été résumé dans la phrase souvent répétée sous la république néocoloniale : « Les Américains ne vont pas permettre cela ». C'est le syndrome de l'Amendement Platt, l'épée de Damoclès de l'intervention, qui a survécu à l'amendement constitutionnel odieux et est devenu une partie essentielle d'une culture dépendante et imbécile. La philosophie plattiste de « ils-ne-vont-pas-le-permettre » avait été sérieusement ébranlée par la réforme agraire, la nationalisation des sociétés yankee et les autres mesures révolutionnaires, mais elle a été défaite définitivement lors des journées de Girón, qui apparaissent ici avec la puissance et la chronologie rapide d'une série de photographies : le 15 avril, les bombardements et le sang abondant du combattant de la milice Eduardo García Delgado [7], le 16, l'événement à l'angle de la 23e et de la 12e, aux funérailles de ceux qui sont tombés quelques heures avant et les mitrailleuses et les fusils pris pour défendre maintenant le socialisme et, le 17 avril, Fidel sur le champ de bataille à la Playa Girón.


Voici comment l'Empire a goûté à la défaite dans son arrière-cour, l'Amérique latine a été un peu plus libre et un mot maudit comme le socialisme (quelque chose que jamais, au grand jamais, en aucune circonstance, les « Américains » n'auraient permis) s'est implanté profondément dans la conscience du peuple avec la notion d'indépendance (« acceptable » seulement, bien sûr, dans des manifestations de façade), et personne sur l'île n'a plus jamais regardé vers le Nord pour se demander jusqu'où nous pouvions aller ou ce que « les Américains » penseraient de nous.

Bien sûr, la philosophie qu'ils-ne-vont-pas-permettre-cela... tire son origine et a été maintenue par l'appétit impérial pour l'île, né à l'époque de Thomas Jefferson et demeuré inchangé jusqu'à Torricelli et Helms. La représentation géopolitique qui imagine Cuba comme une sorte d' « île fruitière » déterminée par le sort ou le destin ou quelque chose du genre pour servir de nourriture pour « le géant des sept lieues » a été un des piliers de l'impossible, et les Cubains ont pu observer l'ombre d'un voisinage aussi dangereux dès leurs premières aspirations à l'indépendance. Le 1er janvier 1959, l'« île-fruitière » a radicalement renoncé à sa condition ; elle est devenue « le fruit défendu », empoisonné, et dès ce jour-là, avec un gouvernement Eisenhower qui a accueilli les assassins et les tortionnaires qui fuyaient la justice populaire, une politique d'hostilité a été mise en place qui a eu recours au répertoire d'attaques le plus diversifié : Giron, La Coubre, les complots pour assassiner Fidel et d'autres dirigeants, les infiltrations, l'appui aux bandes armées, la guerre bactériologique, les stations de radio et de télévision aux missions subversives, les diffamations, les pressions diplomatiques, le blocus, les lois infâmes comme la loi Helms-Burton. Autrement dit, « les Américains » ont pris au sérieux qu'il y avait des choses qu'ils « ne pouvaient pas permettre », et ont utilisé tout leur pouvoir pour ne pas le permettre et ont échoué.

Le 23 octobre 1962, les grands titres de la presse déclaraient que « la nation s'est levée armes à la main, prête à repousser toute attaque ». La mémoire collective des Cubains est restée marquée par ces heures où ce peuple, selon le témoignage de Roberto Fernández Retamar, entre les bombes qui allaient presque certainement pleuvoir / et les missiles qui ont finalement été renvoyés / [...] a mis son uniforme de milicien / pour faire ce qu'il avait à faire . [8] Quelque 300 000 réservistes et soldats ont été mobilisés : des hommes et des femmes de tous âges se sont enrôlés dans la milice, ont rejoint les brigades sanitaires, fait des dons de sang dans les hôpitaux, remplacé ceux qui avaient été mobilisés dans les industries et les autres endroits de travail, et sont devenus un exemple collectif de courage et de force morale, en se tenant debout au milieu du jeu d'échecs calculé joué par les grandes puissances qu'a été « la guerre froide ». Dans ses adieux à Fidel, le Che a une pensée spéciale pour ce moment « de dangers et de principes » :

« À tes côtés, j'ai senti la fierté d'appartenir à notre peuple durant les jours ensoleillés et tristes de la crise caribéenne. Rarement un homme d'État a-t-il brillé autant que toi durant ces jours-là ; je suis fier également de t'avoir suivi sans vacillation, de n'avoir fait qu'un avec ta façon de penser, de voir et d'apprécier les dangers et les principes. [9]


Un bataillon de miliciens marche le long du Malecón à La Havane.

Il y a une photographie emblématique de Corrales qui évoque l'atmosphère au jour le jour de la crise d'octobre : ce qu'on pourrait appeler « le danger au quotidien » qui s'accompagne « des principes au quotidien » . Un bataillon de miliciens le long du Malecón, à La Havane, avec leurs vieux fusils et leurs vestes usées alors que « le Nord » les punit et qu'ils sont frappés par les rafales de pluie et les vagues de la mer déchaînée. En regardant l'image, vous pouvez presque toucher la bise glaciale qui fait s'agiter le drapeau et transperce leurs corps humides comme un couteau. Partout sur l'île, planent sur ces hommes et leurs familles les plus terribles menaces impériales, celles d'un blocus naval, des attaques aériennes massives et même d'un recours aux armes nucléaires. Ces fusils et la marche sombre du bataillon vers qui sait quel endroit sur la côte peuvent sembler « donFs » sinon inutiles devant l'énormité de l'ennemi. De la photo elle-même, si on l'examine attentivement, émerge lentement, contre toute attente, le Non de Baraguá. Cela commence à évoquer Don Quichotte écrasant le bachelier Samson Carrasco, et nous assistons à une autre « fondation de Cuba par un acte de foi révolutionnaire » et réalisons qu'un bataillon comme celui-là, même s'il devait être décimé et rayé de la carte, donnerait « un nouveau souffle à la patrie ».

Ce serait facile de décrire les objectifs de Martí comme étant « donquichottesques » lorsqu'il a préparé sans relâche le soulèvement de 1895. Non seulement proposait-il d'arracher Cuba aux griffes de l'Espagne coloniale, prêt à mettre à contribution « jusqu'au dernier homme et la dernière peseta » de l'île et à édifier une république indépendante « avec tous et pour le bien de tous », mais il voulait aussi arrêter la progression de l'Empire du nord, jeter les bases d'une Amérique latine libre et unie et contribuer à l'équilibre mondial « encore chancelant ». Le « donquichottisme » de Marti a été repris par la Révolution de 1959 et plusieurs de ses objectifs doivent leur réalisation et leur expression à la marque laissée sur l'île, sur le monde et son équilibre par les Cubains qui peuplent nos cents images.


Des volontaires cubains luttent aux côtés des Angolais dans leur guerre de libération contre l'Afrique du sud.


Fidel en territoire libéré au Vietnam en 1973

Le caractère internationaliste et la vocation de « la guerre nécessaire » et de la République qu'elle laissait entrevoir semblent encore aujourd'hui, par des voies mystérieuses, former le sang et la substance de cette « sensibilité nouvelle » que Nicolás a découverte pour nous en 1960. Lorsque les sentiments patriotiques et la défense des valeurs nationales sont renforcés, il n'y a pas de place pour le chauvinisme ou pour une vision étroite de nos efforts dans « cette conception hors du commun du devoir civique ». Au contraire, l'identification avec « les pauvres de la terre » se renforce de jour en jour, pas seulement parmi l'avant-garde mais au sein des masses. Ce peuple reconnaît sa cause dans la cause de beaucoup d'autres peuples et la solidarité prend forme dans cette façon nouvelle de « pratiquer la cubanité ».

Plusieurs images de l'internationalisme d'un Cuba révolutionnaire nous interpellent : le Che, nos combattants en Angola, nos médecins et enseignants, les enfants de Tchernobyl, Fidel dans le territoire libéré du Vietnam du Sud, avec Salvador Allende ou Mandela. Des photographies plus récentes (Fidel à Cartagena de Indias, à La Paz, à Montevideo, alors qu'il est reçu par des milliers d'hommes et de femmes qui saluent en lui la plus haute expression de la dignité latino-américaine) nous présentent l'autre côté de l'internationalisme pratiqué par les Cubains : la solidarité que la Révolution a reçue tout au long de son existence et qui est devenue beaucoup plus large et plus efficace depuis l'effondrement du « socialisme véritable » européen. En 1995, la manifestation populaire à Montevideo répond de manière symbolique, après plus de trente ans, à la réunion de janvier 1962 à Punta del Este, en Uruguay, des ministres des Affaires étrangères qui avait expulsé Cuba de l'OÉA.

Il y a des photographies qui touchent à différents aspects de l'œuvre de la Révolution : la santé, l'éducation, la culture, les sports. D'autres nous rappellent des moments d'une importance particulière : le 1er mai 1980, par exemple, avec la marche le long du Malecón de plus d'un million de Cubains devant l'ancienne ambassade des États-Unis, connue sous le nom de Seconde marche du peuple combattant.


Seconde marche du peuple combattant, le 1er mai 1980

Deux photographies (l'inauguration d'une garderie et la relance des micro-brigades) évoquent le processus de rectification qui a été initié en 1986. Le pays intensifiait les préparatifs pour se défendre, seul, face aux menaces de Reagan qui, trois ans plus tôt, avait envahi la Grenade et déclaré sa détermination à contenir « l'expansion communiste en Amérique centrale » par le fer et le feu alors qu'il affûtait sa rhétorique belliciste contre Cuba et le Nicaragua. Dans cette conjoncture, Fidel dénonce un ennemi intérieur qui essentiellement est aussi dangereux que l'ennemi extérieur. La société cubaine réalise qu'en son sein, dans sa structure officielle et son tissu social, existent des « mécanismes diaboliques », des « erreurs et des tendances négatives » qui, en fait, peuvent endommager irrémédiablement les fondements mêmes de la Révolution : « il ne s'agit pas ici d'une campagne ; c'est une grande bataille, un grand processus, une grande lutte ininterrompue », une « contre-offensive stratégique » qui fait appel à la « richesse morale » et à « l'esprit critique » du peuple pour faire face aux distorsions, à la corruption, à l'irrationalisme qui existent dans « la logique » des technocrates, « la tendance créole vers le chaos, l'anarchie et le manque de respect de la loi », la démoralisation, le « copismo » [ attitude visant à copier les modèles des autres - note de la rédaction], l'attitude d'éviter la controverse et ce « genre de mysticisme, de rêve [...] à l'effet que les mécanismes allaient résoudre tous les problèmes ».


À gauche : Fidel ouvre une garderie ; à droite, les micro-brigades sont relancées.

Avec ce processus, avec la volonté de rectifier et l'autocritique sans détour et courageuse qui l'accompagne, la Révolution cubaine démontre une nouvelle fois ses réserves morales, son esprit antibureaucratique, sa capacité d'autorenouvellement intelligent et de combattre et surmonter les formes de l'impossible qui pourrait surgir (et ressurgir) en son sein. En fait, lorsque nous exorcisons à partir de positions révolutionnaires les démons « créoles » et ceux qui se sont développés dans d'autres expériences socialistes, nous n'œuvrons pas seulement pour Cuba « mais pour la cause du socialisme en général ».

« C'est un long combat qui je crois ne concerne pas uniquement notre Révolution. Il a été prouvé que ce problème a surgi à d'autres endroits. C'est prouvé. Ici des privilèges, ailleurs quelque chose d'autre, ici et là la démoralisation, et on en arrive à un point où les masses, confuses, démoralisées, deviennent les victimes de quiconque leur raconte des contes de fées, démagogue, pseudo-révolutionnaire ou pseudo-démocrate.[10]

Deux de ces centaines d'images ont été prises lors d'une cérémonie à Camagüey : la célébration en 1989 du 26 juillet. Il y avait une bruine qui ne s'arrêtait pas (on voit des gouttes sur l'uniforme de Fidel et quelques parapluies dépassent de la foule silencieuse, debout en rangs, écoutant attentivement le discours), et en arrière-plan, une fois encore, sur un panneau, un portrait de Marti, et une citation sur «notre moralité et notre honneur ». Ce n'est pas simplement une cérémonie de plus : elle a été tenue à un moment décisif dans l'histoire du siècle. Bush venait d'effectuer une tournée triomphale en visitant la Pologne et la Hongrie où les forces de la restauration capitaliste jouissaient déjà d'un poids décisif ; en URSS les soi-disant réformateurs consolidaient leurs positions tandis que les contradictions nationales et interethniques s'aiguisaient en même temps que d'autres tensions internes ; l'Empire et la réaction organisaient les funérailles du socialisme, au milieu d'une chorale assourdissante à laquelle s'étaient joints les opportunistes et les repentis.

En ce jour de pluie, devant une foule silencieuse qui devenait de plus en plus consciente des défis sans précédent qui attendent Cuba, Fidel a évoqué les « missiles moraux » qui ont été installés parmi nous durant la Crise d'octobre et qui n'ont pas quitté l'île :

« Nous devons mettre en garde l'impérialisme de ne pas avoir tant d'illusions à propos de notre Révolution et contre l'idée que notre Révolution ne serait pas en mesure de résister si une débâcle se produisait dans la communauté socialiste ... »


Célébration du 26 juillet 1989, la Journée de la rébellion, à Camagüey

Même s'il arrivait que l'URSS se désintègre, « si demain ou un autre jour nous nous réveillons [...] avec la nouvelle que l'URSS s'est désintégrée [...], même dans ces circonstances, Cuba et la Révolution cubaine continueront de combattre et continueront de résister ! » De plus, « lorsqu'il est question de la défense, nous avons appris depuis longtemps à compter uniquement sur nos propres forces [...] Même les pires situations ne nous effraient pas, ni la pire prémisse ou la pire hypothèse ! » [11]


Fidel avec de jeunes étudiants qui étudient Lénine

À partir de 1989, la Révolution cubaine se heurte à nouveau à l'impossible. Trois ou quatre mois après la cérémonie immortalisée par la photo, voilà qu'on célèbre la chute du mur de Berlin. Certains se mettent à théoriser sur un « effet domino » par lequel tous les pays socialistes se mettraient à tomber un après l'autre. Les évènements en Europe de l'Est semblent confirmer ces prophéties : l'avènement annoncé avec fanfare d'un monde unipolaire et d'un quatrième Reich beaucoup plus puissant et totalitaire que celui dont rêvait Hitler ; le capitalisme et le marché sont portés aux nues d'un bout à l'autre de la planète comme étant le système conçu par la providence pour sauver l'humanité ; toute objection au capitalisme, aussi timide soit-elle, est immédiatement disqualifiée comme étant un moment de folie déplorable, une spéculation absurde, malsaine et contre nature, une illusion donquichottesque fiévreuse. À certains endroits, les statues de Marx et Lénine sont remplacées par celles de Scrooge McDuck, l'oncle millionnaire de Donald Duck. Des partis communistes changent de nom, disparaissent ou se fractionnent tandis que d'autres éléments de la gauche ne savent plus à quel saint se vouer et sombrent dans la confusion la plus totale, alors que d'autres s'écroulent, comme le mur lui-même, et tentent d'enterrer leur passé rouge » par l'autoflagellation et l'autocritique et se bousculent pour saluer les vainqueurs et leur veau d'or.

En décembre 1989, les Yankees envahissent le Panama, bombardent le pays et enterrent les gens tués avec des bulldozers. En février 1990, le Front sandiniste perd ses élections sous la pression des États-Unis et de « contras » armés jusqu'aux dents, instrument ignominieux du chantage impérial. En janvier 1991 a lieu la première mondiale télévisée (diffusée sur une plus vaste échelle que la Soirée des Oscars) du spectacle de guerre, la Guerre du Golfe, où la Rome étasunienne affiche son impunité et les technologies modernes de sa puissance destructrice. En février, suite à un débat sur une loi d'exportation, le Sénat des États-Unis approuve l'amendement Mack, prélude à la « loi Torricelli ». Aussi, en septembre de la même année, on annonce l'effondrement officiel de l'Union soviétique. À Cuba, le peuple et ses dirigeants ainsi que le Parti qui défend sans broncher son nom et ses idéaux réitèrent le Non ! de Maceo et commencent leur longue et pénible lutte d'endurance.


À la défense de Cuba révolutionnaire, en 1990

Il y a des photographies, bien qu'en nombre insuffisant, qui traitent des exploits tranquilles des Cubains dans la vie quotidienne extrêmement difficile de la Période spéciale. Un jour, il faudra un ouvrage rempli de photographies consacrées uniquement à ces années au cours desquelles le peuple a lutté avec toute son énergie, son imagination, sa force et sa créativité pour exprimer le Non ! qui était requis par un impossible aussi colossal. Bien sûr, on trouvera dans ce receuil de photographies, pour la même raison qu’elle figure dans cet ouvrage, Fidel avec son peuple le 5 août 1994, aux premières lignes, au moment où des éléments lumpen (non patriotiques par définition) font cadeau à l'empire d'un soi-disant « conflit interne ». Cet ouvrage devra aussi comprendre une prise de la foule rassemblée un an plus tard, en 1995, devant le Castillo de La Punta : à ce moment-là, des centaines de milliers de résident de La Havane remplissent l'esplanade du Malecon, Prado, San Lazaro, pour déclarer que le 5 août est et sera toujours le jour de la Révolution, une de ces dates non réclamées que nous avons décidé de nous approprier et de faire briller. [12]


Fidel aux premières lignes avec le peuple cubain, le 5 août 1994

Un jour, cette affiche, sans vie et vide comme les cérémonies organisées par Batista pour le Centenaire de Marti, s'est aussi animée de signification et s'est mise à briller. Un simple portrait accroché dans le bureau du chef de la prison comme un geste stérile, formel et offensant, prend une signification inattendue dans la première photographie du livre. Une autre photographie, prise le 11 avril 1995, cent ans après l'arrivée de Marti, représente l'hommage personnel de Fidel dans l'environnement escarpé et rocheux de La Playita de Cajobabo. La pensée de Marti et l'homme lui-même sont présents dans la première déclaration de la Havane en septembre 1960, et dans la deuxième de février 1962, ainsi qu'à la Moncada et dans « L'Histoire m'acquittera », et dans chaque digne Cubain du 26 juillet 1989, et dans les « masses mestizos, industrieuses et inspirantes du pays », cette « masse intelligente et créatrice de blancs et de noirs » [13] qui continuent de surmonter les épreuves et les obstacles des dernières années.

La relation de Fidel avec l'Histoire (qu'on voit si bien dans les photos de Playitas et d'autres de l'ouvrage) n'est pas celle, froide et cérébrale, d'un académicien, bien qu'elle soit fondée sur une mine d'informations qui vont souvent dans les moindres détails. Elle n'est pas non plus celle du politicien traditionnel qui se réfère au passé pour appuyer son programme actuel sur d'illustres antécédents, ni un simple exercice rhétorique. Fidel traite de l'histoire pour la comprendre intellectuellement, en analyser les tours et les détours, ses évènements et ses personnalités, et en extraire les leçons essentielles. Mais il vit cette histoire avec « l'âme d'un guérilléro » et y cherche de la matière pour planifier ce Cuba qui est « possible », ce Cuba qui recevra la reconnaissance unanime uniquement de la « postérité ». De la prison Isla de Pinos, dans une lettre du 3 mars 1954, il parle de l'influence qu'a exercée le livre « Chroniques de la guerre » de Miro Argenter sur ceux qui ont pris d'assaut la Moncada. « C'était pour nous une véritable bible », dit-il.

« À maintes reprises, dira Fidel, il nous a accompagnés dans nos réflexions sur la marche immortelle de l'Armée d'invasion, faisant revivre chaque bataille avec émotion et essayant d'en extraire autant de détails tactiques et stratégiques que possible. Et même lorsque les temps ont changé, et avec eux l'art du combat, tous ces gestes partent d'un sentiment immuable, le seul qui rende possible l'impossible et force la postérité à croire de façon unanime ce que plusieurs contemporains considéraient impossible à croire. Les pages de « Chroniques de la guerre » regorgent de ce sentiment, et si quelqu'un peut lire ces pages sans sentir son sang bouillir, sans partager cette foi, sans que son âme ne brûle d'un désir d'émulation et que son visage ne devienne rouge de colère devant l'affront, alors cette personne n'est pas née avec l'âme d'un guerillero. » [14]


Fidel Castro à la plage de Playitas en 1995

Des années plus tard, alors que « ce que plusieurs contemporains considéraient impossible à croire » s'est déjà produit, que la Révolution a triomphé et a été consolidée, Fidel reprend une des idées centrales de cette lettre. Cintio Vitier nous le rappelle lorsqu'il évoque « cette confiance nourrie d'analyse, contagieuse, qui irradie et attire par le magnétisme moral de son héroïsme », qui donne naissance au miracle renouvelé de l'unité et fait en sorte que « tout ce qui semblait impossible, comme Fidel l'a dit lui-même le 26 juillet 1971, devient possible ». [15]

Foi et analyse, histoire et avenir : l'insistance de Fidel à ne pas perdre le fil, la continuité, le dialogue avec les fondateurs de la nation, oui, un regard vers le passé, certes, mais une orientation de tous les instants vers l'avenir. Le Cuba imaginé, qui est anticipé ou esquissé, entre les revers et les succès, qui est perçu avec plus ou moins de clarté mais n'en est pas moins toujours là, dans le flux et le reflux, comme dans la potens de Lezama. Les poètes en général captent / le passé / vague et nostalgique / ou le présent immédiat avec ses feux et ses réverbérations subtils , nous rappelle le poète Miguel Barnet dans son poème « Fidel ». Combien c'est difficile cependant de capter l'avenir / et de lui trouver une place à jamais / dans la vie des poètes / de tous les humains. [16]

L'histoire et son influence sur ce qui est créé, les réverbérations du présent, le façonnement laborieux de l'avenir : autant de références qui dans une révolution sont juxtaposées et, contre toute attente, s'entremêlent, se nourrissent l'une l'autre et engendrent la légende qui crée un autre espace et une autre temporalité. Voici des photographies qui nous font découvrir la transfiguration de la réalité en mythologie. Ces photographies sont miraculeuses parce qu'elles captent un moment clé de ce parcours indéfinissable : l'environnement et les personnages y prennent un relief qui n'est plus conforme à l'objectivité historique mais à un moment autre, où les contours sont troubles et la scène se déroule au-delà des dates et des calendriers et commence à entrer dans un temps mythique. Nous voyons le visage du Che, avec son béret et ses cheveux longs, qui regarde dans le vide, ou peut-être vers l'avenir, un cliché de Korda capté pendant un évènement en 1960, qui occupe une place d'honneur parmi les images essentielles du 20e siècle, se joignant à celles sur lesquelles devront se pencher les érudits du nouveau millénaire pour comprendre même un peu ce siècle ébranlé. C'est une des contributions qu'ont faites les photographes cubains à l'héritage symbolique universel, à la mémoire de tous ceux et celles qui, d'une façon ou d'une autre, se sont agrippés à l'idée de l'émancipation.

La silhouette de Celia Sanchez, accentuée par un rayon de lumière, et coupée de façon à ce qu'elle apparaisse en surimpression d'une autre photo en arrière-plan, une photo du Che, une image portant le sceau de la mort, appartient à cette catégorie où fusionnent saga et histoire. L'héroïne qui vit et travaille parmi nous, la légende vivante, est surimposée à celle du héros légendaire assassiné en Bolivie quelques mois avant qu'Osvaldo Salas ne crée ce double hommage avec ses lentilles. Cela faisait longtemps que Celia Sanchez était devenue « Celia » pour le peuple ; « Celia », simplement. Elle était déjà mythe et réalité, mythe et création palpable, et le peuple la voyait comme l'ange gardien de Cuba, de Fidel, de la Révolution. Athées et croyants priaient pour elle, chacun à sa façon, et la sentaient très proche de leurs problèmes, grands et petits, comme une grande sœur, ou une amie irremplaçable qui soigne et nourrit les malades et les enfants. Ce cliché de Celia par Salas dit tout cela et plus encore, sans que les mots soient nécessaires et mieux que les mots pourraient le faire.

Camilo Cienfuegos, simplement « Camilo », comme « Celia » était un autre des mythes qui se sont immédiatement enracinés dans la conscience populaire. Le 28 octobre 1959, seulement dix mois après le triomphe révolutionnaire, il a soudainement disparu en mer, et nous a laissé un vide, une cicatrice. Il est là, dans certaines des photographies les plus légendaires : en mai 1957 dans la Sierra avec Fidel, Raúl, Celia, Almeida ; puis le 8 janvier 1959, la seule année où il a été connu et aimé par tous les Cubains, lors de l'arrivée de Fidel à La Havane ; le même 8 janvier, quelques heures plus tard, présidant la cérémonie à Columbia [ l'ancien camp Columbia, un complexe militaire établi d'abord en tant que base américaine en 1899 - note de la rédaction ] durant laquelle plusieurs pigeons ont survolé le podium et dont un s'est perché sur l'épaule de Fidel, qui en tant qu'athée a vu cela comme un symbole et les croyants comme un signe de Dieu ou des dieux ; et le 10 mars, détruisant les murs militaires de Colombia, et en septembre, avec Raúl et Hart lors de la remise de l'installation militaire convertie en école au ministère de l'Éducation ; à la tête de la cavalerie le 26 juillet, faisant un commentaire drôle, entre les cavaliers et les drapeaux, à l'homme barbu chevauchant à sa droite. Avec ce commentaire et les sourires de Camilo et de « l'homme barbu » , nous détectons dans l'œuvre épique la présence de la plaisanterie, de l'humour, le sourire cubain, le sourire du milicien lors de son mariage, du coupeur de cannes noires (plus noires encore parce qu'il coupait la canne brûlée), qui devient tout à coup ce rire chaleureux, sans retenue et purificateur qui nous a si bien servi contre l'impossible.

Camilo, Celia, Che, Roa, Haydée, Fidel, Raúl et les personnages innombrables, inconnus et vibrants qui habitent ce livre : l'histoire, le mythe, les jours chargés et intenses, joyeux et tristes, les sorts décapités, les dangers, les principes et le rire cubain, le dialogue dans la Plaza des deux diapasons, un donquichottisme tenace qui continue et ne faiblit pas et donne un nouveau souffle à la patrie et aux « autres terres ». Le sentiment immuable qui rend possible l'impossible, la foi nourrie par une analyse qui ne prend pas de repos, et se propage, rayonne, attire par le magnétisme moral de l'héroïsme, et sauve la situation qui semblait perdue. L'avenir attrapé et installé à jamais dans la vie de tous les humains, et les nombreuses dates vides que nous allons faire briller. Dans une centaine d'images, nous voyageons à travers une révolution qui a démenti tous les manuels, les schémas dessinés d'avance et les dogmes, qui a fait mentir les plattistes, les théoriciens des « conditions objectives et subjectives », les prophètes de malheur, les neveux de Scrooge McDuck, ceux qui ont accusé Marti d'être « fou » et « utopique », ceux chez qui « l'habitude de la servilité » est tellement enracinée que cela les conduit à « présumer que l'impuissance qu'ils reconnaissent en eux-mêmes existe chez nous ». [17]

Pedro Álvarez Tabio doit être félicité pour son travail de recherche et de sélection, pour nous offrir un panorama visuel aussi percutant de notre grande histoire et en même temps (peut-on faire autrement ?) de notre histoire personnelle, qui ont été et sont une et même chose. Dans ce livre, les Cubains de tous les âges retrouveront ce qui est le plus pur et le plus digne de nous-mêmes. Pour beaucoup, des souvenirs de moments forts du passé seront enclenchés, et les plus jeunes pourront partager les souvenirs des autres et se les approprier. Ils sentiront « leur sang bouillir, pleins de foi en l'humanité » s'ils examinent ces images « avec l'âme d'un guerillero », et regardent ces cent images comme les combattants du 26 juillet lisent les Chroniques de Miró Argenter. Merci aussi bien sûr aux artistes comme Korda, Corrales et Salas, qui ont admirablement combiné leurs talents et leur vocation pour les témoignages pour produire les meilleures œuvres rassemblées ici, et à tous les photographes cubains qui ont préservé ces fragments vigoureux de la vie, réalité et légende. Grâce à eux, nous pouvons regarder ce recueil de photographies à partir du présent et admirer sans se lasser la dimension épique de la lutte cubaine contre l'impossible, la stature de nos héros, et de tant d'hommes et de femmes, de trois ou quatre générations, qui ensemble ont porté plus haut la résistance de l'île, son intégrité morale, sa ténacité et sa capacité à répéter le Non de Maceo, de Marti, de Fidel.

La Havane, juillet 1996

Notes

1. Nicolas Guillen : « Tiempos de victoria y lucha », Lunes de Revolución, 4 janvier 1960. Prosa de prisa, Editorial Arte y Literatura, Havana, 1975, t. II, p. 265.

2. Ernesto Che Guevara : « El socialismo y el hombre en Cuba » (lettre de 1965 à Carlos Quijano, éditeur de Marcha, Montevideo). Revolución, letras, arte, Editorial Letras Cubanas, Havana,, 1980, p. 36.

3. Ernesto Che Guevara : « Carta a sus padres ». Obras 1957-1967, Casa de las Américas, Havana,, 1970, t. II, p. 693.

4. Cintio Vitier : Ese sol del mundo moral, Siglo XXI Editores, México, 1975, p. 67.

5. Cronología : 25 años de Revolución (1959-1983), Editora Política, Havana,, 1987, p. 24.

6. Jose Lezama Lima : « A partir de la poesía » (1960). La cantidad hechizada, Ediciones Unión, Havana, 1970, pp. 50-51. Dans « El 26 de Julio : imagen y posibilidad » (La Gaceta de Cuba, novembre-décembre 1968), il déclare que l'assaut de la Moncada « n'était pas un échec, c'était un test décisif de la possibilité et de l'image de notre contrepoint historique, proche de la mort, le plus grand test, tel qu'il doit être ». Les Cubains, a-t-il dit, « avaient perdu le sens profond de leurs symboles [...]. Mais le 26 juillet a brisé les sorts infernaux apporté la joie, puis déclenché le temps de l'image comme un polyèdre dans la lumière, ». Imagen y posibilidad, Editorial Letras Cubanas, Havana, 1981, pp. 20-21.

7. Nicolas Guillen : « La sangre numerosa ». Dans : Poesía completa, Editorial Letras Cubanas, Havana, 1973, t. II, p. 143 : Cuando con sangre escribe / FIDEL este soldado que por la Patria muere...

 8. Roberto Fernandez Retamar : "Sonata para pasar esos días y piano" (Poesia reunida, 1966). Dans : Palabra de mi pueblo, Editorial Letras Cubanas, Havana, 1989, p. 87.

 9. Ernesto Che Guevara : "Carta a Fidel." Dans : Obras..., ed. cit., pp. 697-698.

10. Déclaration de Fidel à la 10e session régulière de l'Assemblée nationale du Pouvoir populaire, le 3 juillet 1986. Version publiée dans Granma , le 4 juillet et reproduite dans Cuba Socialista de septembre-octobre 1986, page 124. Les citations sont prises du numéro de Cuba Socialista, dans lequel sont rassemblées les interventions importantes de Fidel « relatives au processus de rectification des erreurs et des tendances négatives faites aux réunions et aux événements tenus entre le 19 avril et le 26 juillet ».

11. Fidel Castro : Socialismo, ciencia del ejemplo (booklet), Editora Política, Havana, 1989, p. 30.

12. Roberto Fernandez Retamar : "Que veremos arder" (1970). Dans : Palabra de mi pueblo, ed. cit., p. 122. Les héros de Moncada et de Sierra n'avaient pas de nom / Personne ne savait leur nom. Les dates / étaient vides comme l'est une maison vide.../Maintenant, ceux qui n'ont pas de nom / ou dont les noms sont inconnus / préparent les flammes dans l'ombre / des dates vides qui vont bientôt s'enflammer.

13. José Martí : "Carta a Manuel Mercado," 18 mai 1895. Dans : Obras completas, Editorial Nacional de Cuba, Havana, 1963, t. XX, p. 162.

14. Lettre citée par Mario Menda : La prisión fecunda, Editora Política, Havana, 1980, p. 34.

15. Cintio Vitier : Ese sol..., ed. cit., pp. 180-181.

16. Miguel Barnet : "Fidel" (Carta de noche 1983). Dans : Con pies de gato, Ediciones Unión, La Havane, 1993, p. 159.

17. José Martí : "El remedio anexionista," Patria, New York, 2 juillet 1892. Dans : Obras completas, ed. cit., t. 11, p. 49.

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