- Isaac Saney, porte-parole,
Réseau canadien pour Cuba -
« Il y a des hommes
qui luttent un
jour et qui sont bons. Il y en a d'autres qui luttent un an et qui sont
meilleurs. Il y en a qui luttent pendant des années et qui sont
excellents. Et il y a ceux qui luttent toute une vie :
ceux-là sont
indispensables. »
- Bertolt Brecht
« Fidel !
Fidel ! Que tiene Fidel que los americanos no pueden con
él ! » (Fidel ! Fidel ! Pourquoi donc les
Américains ne peuvent-ils rien contre lui !) - Chant révolutionnaire cubain
Fidel Castro mène l'armée rebelle victorieuse aux
acclamations des
résidents de La Havane le 8 janvier 1959.
Le 13 août, Fidel Castro, le leader
historique de la Révolution cubaine, aura 90 ans. Les
forces progressistes, antiguerre et éprises de justice sociale
du monde entier célébreront la vie et l'œuvre d'un des
leaders les plus influents et les plus importants du monde. Il sera
surtout important, et nécessaire, de mettre en valeur la vie
et l'époque d'un homme qui a survécu sans fléchir
un instant à plus de 600 attentats orchestrés par
l'impérialisme américain.
La vie et l'œuvre de Fidel
occupent une grande place dans l'histoire et le développement du
monde. Fidel est issu de la vague de luttes anticoloniales, pour la
libération nationale et l'émancipation sociale qui a
déferlé sur l'Afrique, l'Asie, l'Amérique latine
et les Caraïbes durant la deuxième moitié du XXe
siècle. Fidel s'inscrit dans la tradition, la
théorie et la pratique révolutionnaires et
anti-impérialistes cubaines et internationales du chef
Taïno Hatuey, Toussaint Louverture, Simon Bolivar, José
Marti, Karl Marx, Vladimir Lénine, Mao Zédong et Ho Chi
Minh, pour ne nommer que ceux-là.
Fidel ne transcende pas Cuba et l'histoire, comme
certains le croient, il est organiquement et intrinsèquement
lié aux aspirations profondes du peuple cubain et aux grandes
revendications de l'époque. Fidel appartient au monde. Il n'est
pas au-dessus ou à côté de la vie. En chair et en
os, dans le cerveau et la moelle, il personnifie les meilleures
traditions de l'humanité.
Sa vie incarne la lutte des exploités et des
opprimés et illustre, comme le dit si bien le prisonnier
politique américain Mumia Abu Jamal, « leur pouvoir
historique de transformer nos plates
réalités ».
La signification de Fidel s'étend au-delà
des frontières géographiques de Cuba. La
Révolution cubaine a dès le début fait une
contribution inestimable à la lutte mondiale pour la justice, le
développement social et la dignité humaine. Sous la
direction de Fidel, Cuba a créé un patrimoine sans pareil
d'internationalisme et d'humanitarisme suivant
les paroles immortelles de José Marti : « La patrie
est l'humanité. L'humanité est la patrie. » En
Afrique australe, par exemple, plus de 2000 Cubains ont
donné
leur vie pour vaincre le régime raciste de l'Apartheid. Mandela
ne l'a jamais oublié. Lorsqu'il fut libéré de
prison, Cuba fut un des premiers pays à l'extérieur de
l'Afrique et le premier en Amérique latine qu'il a voulu visiter.
En 1991, Nelson Mandela s'est rendu à Cuba pour remercier Fidel
et le peuple cubain pour
leur aide pour vaincre l'apartheid.
Aujourd'hui l'engagement de Fidel envers
l'humanité trouve son expression dans la présence de
dizaines de milliers de professionnels de la santé et
d'éducateurs cubains qui sont au service du monde. Ils sont dans
les tranchées de la lutte contre la maladie et
l'analphabétisme, qu'il s'agisse de l'épidémie de
l'Ébola en Afrique de l'Ouest ou des
menaces à la santé publique surgies en Afrique australe.
C'est sans compter la formation à Cuba de professionnels de la
santé provenant d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et
des Caraïbes et même d'Amérique du Nord, notamment
ceux
issus des nombreuses communautés afro-américaines des
plus grandes villes des États-Unis.
Fidel n'avait que 26 ans le 26
juillet 1953 lorsqu'il a pris d'assaut avec avec un groupe de
courageux jeunes
hommes et jeunes femmes les casernes de Moncada à
Santiago de Cuba et de Carlos Manuel de Cespedes à Bayamo.
Malgré qu'il n'ait pas réussi, cet assaut fut
néanmoins un vaillant effort pour renverser le dictateur
Fulgencio Batista qui était soutenu par les États-Unis.
Moncada fut un catalyseur de la lutte révolutionnaire pour
soustraire Cuba à la tutelle américaine et
conquérir l'indépendance véritable. Fidel a
personnifié l'engagement inébranlable envers la justice,
la dignité et l'indépendance qui caractérise Cuba
depuis le triomphe de la Révolution
le 1er janvier 1959 et qui est aujourd'hui au cœur de la
résistance de Cuba au blocus économique, commercial et
financier injuste et génocidaire imposé par Washington.
Les mots ne peuvent exprimer la signification de Fidel.
En tenant haut levés les drapeaux du socialisme, de la justice,
de la paix, de l'internationalisme et de la dignité humaine, la
Révolution cubaine sous la direction de Fidel a
démontré qu'un monde meilleur est possible. Le 16
octobre 1953, lors de son procès suivant l'assaut de
Moncada, Fidel exposa sa vision de l'indépendance nationale et
de la justice sociale : « Condamnez-moi, ça n'a pas
d'importance. L'histoire m'acquittera. » Depuis ces paroles
prophétiques, avec tout ce qui s'est produit et les immenses
défis et dangers du monde actuel, non seulement l'histoire
a-t-elle acquitté Fidel, elle a fait ressortir la
signification de sa vie et de son legs.
¡Viva Fidel ! ¡
Fidel 90 y más ! !
Fidel avec le président du Venezuela d'alors Hugo Chavez
(gauche) et le
président de
la Bolivie Evo Morales en 2005.
Cent images de la révolution cubaine
-- 1953-1996
- Préface d'Abel Prieto -
La photographie de Fidel, Raúl Castro et Che Guevara qui figure
sur la couverture de Cien Imagenes de
la Revolucion Cubana
Cet ouvrage s'ouvre sur une photographie d'une forte
intensité : le 1er août 1953, un jeune
Fidel Castro au vivac, la
prison de Santiago de Cuba et
derrière lui sur le mur, par une coïncidence
inexpliquée que ses geôliers n'ont pu éviter, se
trouve un portrait de Marti. La dernière photographie,
du 1er mai 1996, s'étend en un flash lumineux sur la foule
rassemblée à la Place de la Révolution de La
Havane, comme si l'énergie contenue de la première image
jaillissait et se révélait sur cet espace public.
Sous le signe de Marti, Fidel Castro au vivac de
Santiago de Cuba, 1953
L'ensemble de ces photographies couvrent quatre
décennies de l'histoire de Cuba au cours desquelles celle-ci
semble se densifier et avancer bien plus rapidement avec des symboles
et des légendes qui en marquent chaque instant : quatre
décennies où les Cubains se sont donnés corps et
âme, sans aucune mesquinerie, à cette aventure de
transformation, de combat et de création, où le parcours
personnel de chacun s'est intégré à ce voyage
collectif et tous et chacun ont fait face à l'impossible sans
crainte et, encore et toujours, ont conquis leurs nombreux
démons et investi dans cette vie dure, grisante et
complète, dans cette vie unique, le meilleur d'eux-mêmes.
En janvier 1960, Nicolás Guillén
confiait être sidéré par la qualité
étonnante que le temps a donnée à cette
première année de la révolution
victorieuse : 1959 est passé « aussi vite que
l'éclair », mais était composé de jours
« annonciateurs » et « denses ». En
seulement douze mois, quelque chose
d'essentiel a changé dans l'air, sur la terre de l'île, en
particulier son peuple : « Nous assistons à la
naissance d'une nouvelle sensibilité, enracinée dans une
conception rare de devoir civique, nous dit le poète, et c'est
une sensibilité qui se manifeste par une autre manière de
pratiquer l'identité cubaine, de comprendre le patriotisme, de
faire
preuve d'honnêteté privée et publique. »
Les gens que nous découvrons dans ces
photographies, dans les tranchées, aux moissons, au travail
volontaire, dans les marches et les rassemblements, apportent avec eux
(et c'est un privilège secret que les photographes parviennent
à capturer) une conscience très précise et bien
définie de l'importance de leurs actes, de la cohérence
plus
grande que chaque personne, ses idéaux et son travail assument
lorsqu'on entreprend une véritable révolution. Ils ont
changé le destin d'une île qui semblait vouée
à l'avilissement et à la désintégration, en
même temps qu'ils comprennent qu'il s'agit d'une guerre
importante, d'un duel avec l'impossible qui dépasse les
frontières de l'île. « Chaque
homme , souligne Nicolás, chaque femme et même chaque
enfant sait ce qu'il a dans ses mains et n'est pas disposé
à se le laisser arracher. » [1]
Une curieuse synthèse entre engagement politique
et d'autres aspects de l'humanité est externalisée dans
les nombreuses photographies que contient notre livre : les
protagonistes de ces images se montrent dans leurs multiples
dimensions, dans leur intégralité. Vous avez (pour
l'expliquer mieux et avec plus d'éloquence) la milicienne en
uniforme, portant son fils avec la plus grande tendresse que l'on
puisse imaginer et le mariage du milicien, souriant aux plaisanteries
de ses compañeros, aux risques et aux difficultés qui
l'attendent dans un camp et à l'Histoire avec un H majuscule
ainsi qu'a son histoire personnelle (ou sont-elles les
mêmes ?) lorsqu'il passe au bras de son
épouse sous une haie de canons.
Le Cubain des années 1960 devient meilleur
et plus complet et est rempli de bonheur devant sa condition. Sur ces
photographies, on le voit se développer, pas seulement sur le
plan politique ; on le voit atteindre une dimension digne et
humaine, qu'il n'avait pas connue auparavant. Nous voyons
l'étincelle dans ses yeux (cette
étincelle d'émotion, d'espièglerie, de
perspicacité rapide) devenir plus claire, plus pure et plus
noble. Nous ne trouverons pas de héros figés, de papier
mâché dans nos centaines de photos : à chaque
étape, nous sommes frappés par leur authenticité,
leur force, le frémissement qui vient de l'intérieur et
monte à la surface, du plus profond à
l'action.
La Première déclaration de La Havane, discours de Fidel
Castro, Place de la Révolution,
2 septembre 1960
Dans cet ouvrage, le développement du Cubain se
présente à nous de deux façons : dans les
expressions, les gestes, le comportement des personnages anonymes
capturés par l'appareil photo et les innombrables actes qui
donnent du poids et un sens à un nouvel espace symbolique
né en 1959 : ce qui était la Place civique
à
l'époque coloniale de farce, de criminalité et de
négation de l'esprit public est rebaptisée Place de la
Révolution José Marti et devient un lieu exceptionnel
d'échanges entre les masses populaires et leurs dirigeants. Le
Che nous a laissé une description de cette «
méthode presque intuitive » de communication :
« Le maître de
celle-ci est Fidel, dont le mode particulier d'intégration avec
le peuple peut être apprécié en le voyant en
action. Dans les grands rassemblements publics, vous pouvez observer
quelque chose comme le dialogue de deux diapasons dont les vibrations
en induisent d'autres, nouvelles, dans l'autre. Fidel et la masse
populaire
commencent à vibrer dans un dialogue d'intensité
croissante jusqu'à ce qu'il atteigne un point culminant dans une
fin abrupte couronnée de nos cris de guerre et de nos cris de
victoire. » [2]
La photographie de Korda intitulée El Quijote
de la farola [Don Quichotte du lampadaire] capture une scène
du 26 juillet 1959 et nous dit quelque chose de plus. Environ
deux mois plus tôt, à La Plata, dans la Sierra Maestra,
Fidel et le Conseil des ministres avaient signé la Loi sur la
réforme agraire, et ce jour-là se tenait
le premier rassemblement de masse pour commémorer l'assaut de la
Moncada, et La Havane et la Place de la Révolution
étaient remplies de campesinos venus de toute l'île. Comme
dans la meilleure de nos cent photographies, le Don Quichotte au
chapeau de paille qui règne sur la foule, avec sa silhouette
longiligne et dégingandée, un cigare fumé
à moitié et l'expression de celui qui vit en harmonie
avec lui-même et avec son destin, nous attire vers les
circonstances spécifiques (le rassemblement des paysans, la
réforme agraire) et en même temps, évoque une
métaphore qui va au-delà de la situation et des
personnages photographiés.
Avec ce campesino donquichottesque perché pour
l'éternité au sommet d'un lampadaire, le noble des
utopies, le chevalier sur une rosse efflanquée et affreuse qui
attaque l'injustice et l'impossible dans une lutte inégale avec
les armes de ses ancêtres et une armure en carton, entre dans le
livre et doit défaire les intrigues des nombreux prêtres,
barbiers et bacheliers qui veulent le lier (nous lier) au conformisme,
à la philosophie de la soumission, à la sagesse
médiocre des benêts et des esprits bornés.
Il y a beaucoup de donquichottisme non conformiste et
combatif dans le Cuba qui défend ses droits contre toute
attente. La Presse nationale, fondée en 1960, a
été inaugurée avec la publication
de 400 000 exemplaires de L'Ingénieux Noble Don
Quichotte de la Manche , en quatre volumes, qui ont
été vendus
(vingt-cinq cents) dans les kiosques à journaux. De cette
façon, les gens qui ont réussi à surmonter un
autre impossible, l'analphabétisme, pouvaient lire l'immortel
roman de Cervantes, et le dernier chevalier errant est devenu une
présence familière parmi nous. Rarement, une grande
œuvre littéraire a reçu un accueil aussi riche,
prolifique et massif.
« Une fois de plus, je sens les côtes de Rossinante sous
mes talons, je reprends la route avec mon bouclier au
bras », a annoncé le Che à ses parents avant
de partir pour le Congo.[3]
Fidel signe, le 17 mai 1959, dans la Sierra Maestra, la Loi de la
réforme agraire.
Si pour le bœuf docile qui tous les matins accepte
paisiblement le joug et l'avoine délicieuse abondante, si pour
le
gros bon sens de la bourgeoisie être un « Don
Quichotte » est considéré comme la pire des
insultes, la révolution assume ce symbole naturellement, dans
son sens le plus noble et le plus créatif. Dans la force du Non
qui
revient sans cesse dans la tradition éthique cubaine, dans le
Non qui refuse de renoncer face aux circonstances les plus
difficiles et rejette l'impossible à sa simple mention, il y a
un donquichottisme obstiné et fertile présent. En
retraçant la tradition éthique cubaine, Cintio Vitier
interprète la Protestation de Baraguá à la
lumière du Non qui brille
dans le meilleur de l'identité cubaine. Lorsqu'en 1878, les
possibilités de poursuivre la lutte pour l'indépendance
semblaient avoir été épuisées,
«
l' 'impossible' a surgi devant Cuba et a provoqué une
possibilité plus profonde et plus créative : le Non
d'Antonio Maceo, la négation de la négation, aux
Manguiers de Baraguá. Son
refus d'accepter les faits objectifs qui semblaient fermer
définitivement la porte à la révolution lui a
permis de donner un nouveau souffle à la patrie. Tous les
exploits militaires légendaires de Maceo sont bien pâles
face à la majesté morale pure de la Protestation de
Baraguá, une image cimentée dans la fierté et
l'espoir du peuple, une fondation
nouvelle de Cuba par un acte de foi
révolutionnaire. » [4]
« Pour notre peuple, rien n'est
impossible », a dit Fidel, devant le palais
présidentiel, le 20 janvier 1961, en saluant les
miliciens à leur retour à la vie civile après une
mobilisation massive. Le même jour, à Santiago de Cuba,
lors d'un rassemblement similaire, Raúl a
déclaré : « Nous avons détruit le mythe
que sans
les Américains, nous mourrions de faim. » [5] Tandis que ces événements
sont célébrés à La Havane et à
Santiago, les derniers diplomates américains repartent chez eux
après la rupture des relations diplomatiques, leur retrait
venant confirmer qu'en effet rien n'est impossible, que les mythes
maléfiques ont été fracassés : le
fatalisme géographique, les lois de la gravitation
annexionniste, les « sorts infernaux ».
Avec Moncada, selon José Lezama Lima, ces
« sorts » qui immobilisaient les Cubains ont
commencé à se dissiper. La révolution a
conféré le potens (« ce qui est
infiniment possible ») qui est la potentialité
illimitée de l'homme, sa capacité d'une création
poétique et historique d'une ampleur encore
inexplorée :
« Maintenant que le
possible, que le potens a été acquis par le
Cubain [...]. La révolution cubaine signifie que tous les sorts
négatifs ont été détruits. L'anneau qui est
tombé dans l'étang, comme dans les mythologies anciennes,
a été retrouvé. » [6]
Un des sorts qu'il fallait détruire, le sort le
plus diabolique et paralysant de l'impossible, a été
résumé dans la phrase souvent
répétée sous la république
néocoloniale : « Les Américains ne vont pas
permettre cela ». C'est le syndrome de l'Amendement Platt,
l'épée de Damoclès de l'intervention, qui a
survécu à l'amendement
constitutionnel odieux et est devenu une partie essentielle d'une
culture dépendante et imbécile. La philosophie plattiste
de « ils-ne-vont-pas-le-permettre » avait
été sérieusement ébranlée par la
réforme agraire, la nationalisation des sociétés
yankee et les autres mesures révolutionnaires, mais elle a
été défaite définitivement lors des
journées
de Girón, qui apparaissent ici avec la puissance et la
chronologie rapide d'une série de photographies :
le 15 avril, les bombardements et le sang abondant du combattant
de la milice Eduardo García Delgado [7],
le 16,
l'événement
à
l'angle
de
la 23e
et
de la 12e, aux
funérailles de ceux qui sont tombés quelques heures avant
et les mitrailleuses et les fusils pris pour défendre maintenant
le socialisme et, le 17 avril, Fidel sur le champ de bataille
à la Playa Girón.
Voici comment l'Empire a goûté à la
défaite dans son arrière-cour, l'Amérique latine a
été un peu plus libre et un mot maudit comme le
socialisme (quelque chose que jamais, au grand jamais, en aucune
circonstance, les « Américains » n'auraient
permis) s'est implanté profondément dans la conscience du
peuple avec la notion
d'indépendance (« acceptable » seulement, bien
sûr, dans des manifestations de façade), et personne sur
l'île n'a plus jamais regardé vers le Nord pour se
demander jusqu'où nous pouvions aller ou ce que « les
Américains » penseraient de nous.
Bien sûr, la philosophie
qu'ils-ne-vont-pas-permettre-cela... tire son origine et a
été maintenue par l'appétit impérial pour
l'île, né à l'époque de Thomas Jefferson et
demeuré inchangé jusqu'à Torricelli et Helms. La
représentation géopolitique qui imagine Cuba comme une
sorte d' « île fruitière »
déterminée par le sort ou le destin ou
quelque chose du genre pour servir de nourriture pour « le
géant des sept lieues » a été un des
piliers de l'impossible, et les Cubains ont pu observer l'ombre d'un
voisinage aussi dangereux dès leurs premières aspirations
à l'indépendance. Le 1er janvier 1959,
l'« île-fruitière » a radicalement
renoncé à sa condition ;
elle est devenue « le fruit défendu »,
empoisonné, et dès ce jour-là, avec un
gouvernement Eisenhower qui a accueilli les assassins et les
tortionnaires qui fuyaient la justice populaire, une politique
d'hostilité a été mise en place qui a eu recours
au répertoire d'attaques le plus diversifié : Giron,
La Coubre, les complots pour
assassiner Fidel et d'autres dirigeants, les infiltrations, l'appui aux
bandes armées, la guerre bactériologique, les stations de
radio et de télévision aux missions subversives, les
diffamations, les pressions diplomatiques, le blocus, les lois
infâmes comme la loi Helms-Burton. Autrement dit, « les
Américains » ont pris au sérieux qu'il y avait
des
choses qu'ils « ne pouvaient pas permettre », et ont
utilisé tout leur pouvoir pour ne pas le permettre et ont
échoué.
Le 23 octobre 1962, les grands titres de la
presse déclaraient que « la nation s'est levée
armes à la main, prête à repousser toute
attaque ». La mémoire collective des Cubains est
restée marquée par ces heures où ce peuple, selon
le témoignage de Roberto Fernández Retamar, entre les
bombes qui allaient presque
certainement pleuvoir / et les missiles qui ont finalement
été renvoyés / [...] a mis son uniforme de
milicien / pour faire ce qu'il avait à faire . [8] Quelque 300 000
réservistes et soldats ont été
mobilisés : des hommes et des femmes de tous âges se
sont enrôlés dans la milice, ont
rejoint les brigades sanitaires, fait des dons de sang dans les
hôpitaux, remplacé ceux qui avaient été
mobilisés dans les industries et les autres endroits de travail,
et sont devenus un exemple collectif de courage et de force morale, en
se tenant debout au milieu du jeu d'échecs calculé
joué par les grandes puissances qu'a été «
la guerre
froide ». Dans ses adieux à Fidel, le Che a une
pensée spéciale pour ce moment « de dangers et de
principes » :
« À tes
côtés, j'ai senti la fierté d'appartenir à
notre peuple durant les jours ensoleillés et tristes de la crise
caribéenne. Rarement un homme d'État a-t-il brillé
autant que toi durant ces jours-là ; je suis fier
également de t'avoir suivi sans vacillation, de n'avoir fait
qu'un avec ta façon de penser, de voir et d'apprécier les
dangers et les
principes. [9]
Un bataillon de miliciens marche le long du Malecón à La
Havane.
Il y a une photographie emblématique de Corrales
qui
évoque l'atmosphère au jour le jour de la crise
d'octobre : ce qu'on pourrait appeler « le danger au
quotidien » qui s'accompagne « des principes au
quotidien » . Un bataillon de miliciens le long du
Malecón, à La Havane, avec leurs vieux fusils et leurs
vestes usées alors que
« le Nord » les punit et qu'ils sont frappés
par les rafales de pluie et les vagues de la mer
déchaînée. En regardant l'image, vous pouvez
presque toucher la bise glaciale qui fait s'agiter le drapeau et
transperce leurs corps humides comme un couteau. Partout sur
l'île, planent sur ces hommes et leurs familles les plus
terribles menaces
impériales, celles d'un blocus naval, des attaques
aériennes massives et même d'un recours aux armes
nucléaires. Ces fusils et la marche sombre du bataillon vers qui
sait quel endroit sur la côte peuvent sembler «
donFs » sinon inutiles devant
l'énormité de l'ennemi. De la photo elle-même, si
on l'examine attentivement, émerge
lentement, contre toute attente, le Non de Baraguá. Cela
commence à évoquer Don Quichotte écrasant le
bachelier Samson Carrasco, et nous assistons à une autre «
fondation de Cuba par un acte de foi
révolutionnaire » et réalisons qu'un bataillon
comme celui-là, même s'il devait être
décimé et rayé de la carte, donnerait « un
nouveau
souffle à la patrie ».
Ce serait facile de décrire les objectifs de
Martí comme étant « donquichottesques »
lorsqu'il a préparé sans relâche le
soulèvement de 1895. Non seulement proposait-il d'arracher
Cuba aux griffes de l'Espagne coloniale, prêt à mettre
à contribution « jusqu'au dernier homme et la
dernière peseta » de l'île et à
édifier une république indépendante « avec
tous et pour le bien de tous », mais il voulait aussi
arrêter la progression de l'Empire du nord, jeter les bases d'une
Amérique latine libre et unie et contribuer à
l'équilibre mondial « encore chancelant ». Le
« donquichottisme » de Marti a été
repris par la Révolution de 1959 et
plusieurs de ses objectifs doivent leur réalisation et leur
expression à la marque laissée sur l'île, sur le
monde et son équilibre par les Cubains qui peuplent nos
cents images.
Des volontaires cubains luttent aux côtés des Angolais
dans leur guerre de libération contre l'Afrique du sud.
Fidel en territoire libéré au Vietnam en 1973
Le caractère internationaliste et la vocation de
« la guerre nécessaire » et de la
République qu'elle laissait entrevoir semblent encore
aujourd'hui, par des voies mystérieuses, former le sang et la
substance de cette « sensibilité nouvelle » que
Nicolás a découverte pour nous en 1960. Lorsque les
sentiments patriotiques et la
défense des valeurs nationales sont renforcés, il n'y a
pas de place pour le chauvinisme ou pour une vision étroite de
nos efforts dans « cette conception hors du commun du devoir
civique ». Au contraire, l'identification avec « les
pauvres de la terre » se renforce de jour en jour, pas
seulement parmi l'avant-garde mais au sein des
masses. Ce peuple reconnaît sa cause dans la cause de beaucoup
d'autres peuples et la solidarité prend forme dans cette
façon nouvelle de « pratiquer la
cubanité ».
Plusieurs images de l'internationalisme d'un Cuba
révolutionnaire nous interpellent : le Che, nos combattants
en Angola, nos médecins et enseignants, les enfants de
Tchernobyl, Fidel dans le territoire libéré du Vietnam du
Sud, avec Salvador Allende ou Mandela. Des photographies plus
récentes
(Fidel à Cartagena de Indias, à La Paz, à
Montevideo, alors qu'il est reçu par des milliers d'hommes et de
femmes qui saluent en lui la plus haute expression de la dignité
latino-américaine) nous présentent l'autre
côté de l'internationalisme pratiqué par les
Cubains : la solidarité que la Révolution a
reçue tout au long de son existence et qui est devenue beaucoup
plus large et plus
efficace depuis l'effondrement du « socialisme
véritable » européen. En 1995, la
manifestation populaire à Montevideo répond de
manière symbolique, après plus de trente ans, à la
réunion de janvier 1962 à Punta del Este, en
Uruguay, des ministres des Affaires étrangères qui avait
expulsé Cuba de l'OÉA.
Il y a des photographies qui touchent à
différents aspects de l'œuvre de la Révolution : la
santé, l'éducation, la culture, les sports. D'autres nous
rappellent des moments d'une importance particulière :
le 1er mai 1980, par exemple, avec la marche le long du
Malecón de plus d'un million de Cubains devant l'ancienne
ambassade des États-Unis, connue sous le nom de Seconde marche
du peuple combattant.
Seconde marche du peuple combattant, le 1er mai 1980
Deux photographies (l'inauguration d'une garderie et la
relance des micro-brigades) évoquent le processus
de rectification qui a été initié en 1986. Le
pays intensifiait les préparatifs pour se défendre, seul,
face aux menaces de Reagan qui, trois ans plus tôt, avait envahi
la Grenade et déclaré sa détermination à
contenir «
l'expansion communiste en Amérique centrale » par le
fer et le feu alors qu'il affûtait sa rhétorique
belliciste contre Cuba et le Nicaragua. Dans cette conjoncture, Fidel
dénonce un ennemi intérieur qui essentiellement est aussi
dangereux que l'ennemi extérieur. La société
cubaine
réalise qu'en son sein, dans sa structure officielle et son
tissu
social, existent des « mécanismes
diaboliques », des « erreurs et des tendances
négatives » qui, en fait, peuvent endommager
irrémédiablement les fondements mêmes de la
Révolution : « il ne s'agit pas ici d'une
campagne ; c'est une grande bataille, un grand processus, une
grande lutte ininterrompue », une «
contre-offensive stratégique » qui fait appel
à la « richesse morale » et à «
l'esprit critique » du peuple pour faire face aux
distorsions, à la corruption, à l'irrationalisme qui
existent dans « la logique » des technocrates, «
la tendance créole vers le chaos, l'anarchie et le manque de
respect de la loi », la démoralisation,
le « copismo » [ attitude visant à copier
les modèles des autres - note de la rédaction],
l'attitude d'éviter la controverse et ce « genre de
mysticisme, de rêve [...] à l'effet que les
mécanismes allaient résoudre tous les
problèmes ».
À gauche : Fidel ouvre une garderie ; à droite, les
micro-brigades sont relancées.
Avec ce processus, avec la volonté de rectifier
et l'autocritique sans détour et courageuse qui l'accompagne,
la Révolution cubaine démontre une nouvelle fois ses
réserves morales, son esprit antibureaucratique, sa
capacité d'autorenouvellement intelligent et de combattre et
surmonter les formes de l'impossible qui pourrait surgir (et ressurgir)
en son sein. En fait, lorsque nous exorcisons à partir de
positions révolutionnaires les démons «
créoles » et ceux qui se sont
développés dans d'autres expériences socialistes,
nous n'œuvrons pas seulement pour Cuba « mais pour la cause du
socialisme en général ».
« C'est un long combat
qui je crois ne concerne pas uniquement notre Révolution. Il a
été prouvé que ce problème a surgi à
d'autres endroits. C'est prouvé. Ici des privilèges,
ailleurs quelque chose d'autre, ici et là la
démoralisation, et on en arrive à un point où les
masses, confuses, démoralisées, deviennent les victimes
de quiconque leur
raconte des contes de fées, démagogue,
pseudo-révolutionnaire ou pseudo-démocrate.[10]
Deux de ces centaines d'images ont été
prises lors d'une cérémonie à Camagüey :
la célébration en 1989 du 26 juillet. Il y
avait une bruine qui ne s'arrêtait pas (on voit des gouttes sur
l'uniforme de Fidel et quelques parapluies dépassent de la foule
silencieuse, debout en rangs, écoutant attentivement le
discours), et en
arrière-plan, une fois encore, sur un panneau, un portrait de
Marti, et une citation sur «notre moralité et
notre honneur ». Ce n'est pas simplement une
cérémonie de plus : elle a été tenue
à un moment décisif dans l'histoire du siècle.
Bush venait d'effectuer une tournée triomphale en visitant la
Pologne et la Hongrie où les forces de la
restauration capitaliste jouissaient déjà d'un poids
décisif ; en URSS les soi-disant réformateurs
consolidaient leurs positions tandis que les contradictions nationales
et interethniques s'aiguisaient en même temps que d'autres
tensions internes ; l'Empire et la réaction organisaient
les funérailles du socialisme, au milieu d'une chorale
assourdissante à laquelle s'étaient joints les
opportunistes et les repentis.
En ce jour de pluie, devant une foule silencieuse qui
devenait de plus en plus consciente des défis sans
précédent qui attendent Cuba, Fidel a
évoqué les « missiles moraux » qui ont
été installés parmi nous durant la Crise d'octobre
et qui n'ont pas quitté l'île :
« Nous devons mettre
en garde l'impérialisme de ne pas avoir tant d'illusions
à propos de notre Révolution et contre l'idée que
notre Révolution ne serait pas en mesure de résister si
une débâcle se produisait dans la communauté
socialiste ... »
Célébration du 26 juillet 1989, la Journée de la
rébellion, à Camagüey
Même s'il arrivait que l'URSS se
désintègre, « si demain ou un autre jour nous nous
réveillons [...] avec la nouvelle que l'URSS s'est
désintégrée [...], même dans ces
circonstances, Cuba et la Révolution cubaine continueront de
combattre et continueront de résister ! » De
plus, « lorsqu'il est question de la défense, nous avons
appris depuis longtemps à compter uniquement sur nos propres
forces [...] Même les pires situations ne nous effraient pas, ni
la pire prémisse ou la pire hypothèse ! »
[11]
Fidel avec de jeunes étudiants qui étudient Lénine
À partir de 1989, la Révolution
cubaine se heurte à nouveau à l'impossible. Trois ou
quatre mois après la cérémonie immortalisée
par la photo, voilà qu'on célèbre la chute du mur
de Berlin. Certains se mettent à théoriser sur un «
effet domino » par lequel tous les pays socialistes se
mettraient à tomber un après l'autre. Les
évènements en Europe de l'Est semblent confirmer ces
prophéties : l'avènement annoncé avec fanfare
d'un monde unipolaire et d'un quatrième Reich beaucoup plus
puissant et totalitaire que celui dont rêvait Hitler ; le
capitalisme et le marché sont portés aux nues d'un bout
à l'autre de la planète comme étant le
système conçu par la
providence pour sauver l'humanité ; toute objection au
capitalisme, aussi timide soit-elle, est immédiatement
disqualifiée comme étant un moment de folie
déplorable, une spéculation absurde, malsaine et contre
nature, une illusion donquichottesque fiévreuse. À
certains
endroits, les statues de Marx et Lénine sont remplacées
par celles de Scrooge
McDuck, l'oncle millionnaire de Donald Duck. Des partis communistes
changent de nom, disparaissent ou se fractionnent tandis que d'autres
éléments de la gauche ne savent plus à quel saint
se vouer et sombrent dans la confusion la plus totale, alors que
d'autres s'écroulent, comme le mur lui-même, et tentent
d'enterrer leur passé rouge »
par l'autoflagellation et l'autocritique et se bousculent pour saluer
les vainqueurs et leur veau d'or.
En décembre 1989, les Yankees envahissent
le Panama, bombardent le pays et enterrent les gens tués avec
des bulldozers. En février 1990, le Front sandiniste perd
ses élections sous la pression des États-Unis et de
« contras » armés jusqu'aux dents, instrument
ignominieux du chantage impérial. En janvier 1991 a lieu
la première mondiale télévisée
(diffusée sur une plus vaste échelle que la Soirée
des Oscars) du spectacle de guerre, la Guerre du Golfe, où la
Rome étasunienne affiche son impunité et les technologies
modernes de sa puissance destructrice. En février,
suite à un débat sur une loi d'exportation, le
Sénat des États-Unis approuve l'amendement
Mack, prélude à la « loi Torricelli ».
Aussi, en septembre de la même année, on annonce
l'effondrement officiel de l'Union soviétique. À Cuba, le
peuple et ses dirigeants ainsi que le Parti qui défend sans
broncher son nom et ses idéaux réitèrent le
Non ! de Maceo et commencent leur longue et pénible lutte
d'endurance.
À la défense de Cuba révolutionnaire, en 1990
Il y a des photographies, bien qu'en nombre
insuffisant, qui traitent des exploits tranquilles des Cubains dans la
vie quotidienne extrêmement difficile de la Période
spéciale. Un jour, il faudra un ouvrage rempli de photographies
consacrées uniquement à ces années au cours
desquelles le peuple a lutté avec toute son énergie, son
imagination, sa force et sa créativité pour exprimer le
Non ! qui était requis par un impossible aussi colossal. Bien
sûr, on trouvera dans ce receuil de photographies, pour la
même raison qu’elle figure dans cet ouvrage, Fidel avec son
peuple le 5 août 1994, aux premières lignes, au moment
où
des éléments lumpen (non patriotiques par
définition) font cadeau à l'empire d'un soi-disant
« conflit
interne ». Cet ouvrage devra aussi comprendre une prise de
la foule rassemblée un an plus tard, en 1995, devant le
Castillo de La Punta : à ce moment-là, des centaines
de milliers de résident de La Havane remplissent l'esplanade du
Malecon, Prado, San
Lazaro, pour déclarer que le 5 août est et sera
toujours le jour de la Révolution,
une de ces dates non réclamées que nous avons
décidé de nous approprier et de faire briller. [12]
Fidel aux premières lignes avec le peuple cubain, le 5
août 1994
Un jour, cette affiche, sans vie et vide comme les
cérémonies organisées par Batista pour le
Centenaire de Marti, s'est aussi animée de signification et
s'est mise à briller. Un simple portrait accroché dans le
bureau du chef de la prison comme un geste stérile, formel et
offensant, prend une signification inattendue dans la première
photographie du
livre. Une autre photographie, prise le 11 avril 1995, cent
ans
après l'arrivée de Marti, représente l'hommage
personnel de Fidel dans l'environnement escarpé et rocheux de La
Playita de Cajobabo. La pensée de Marti et l'homme
lui-même sont présents dans la première
déclaration de la Havane en septembre 1960, et dans la
deuxième
de février 1962, ainsi qu'à la Moncada et dans
« L'Histoire m'acquittera », et dans chaque digne
Cubain du 26 juillet 1989, et dans les « masses
mestizos, industrieuses et inspirantes du pays », cette
« masse intelligente et créatrice de blancs et de
noirs » [13] qui
continuent de surmonter les épreuves et les obstacles des
dernières années.
La relation de Fidel avec l'Histoire (qu'on voit si
bien dans les photos de Playitas et d'autres de l'ouvrage) n'est pas
celle, froide et cérébrale, d'un académicien, bien
qu'elle soit fondée sur une mine d'informations qui vont souvent
dans les moindres détails. Elle n'est pas non plus celle du
politicien traditionnel qui se réfère au passé
pour
appuyer son programme actuel sur d'illustres antécédents,
ni un simple exercice rhétorique. Fidel traite de l'histoire
pour la comprendre intellectuellement, en analyser les tours et les
détours, ses évènements et ses
personnalités, et en extraire les leçons essentielles.
Mais il vit cette histoire avec « l'âme d'un
guérilléro » et y cherche de la
matière pour planifier ce Cuba qui est «
possible », ce Cuba qui recevra la reconnaissance unanime
uniquement de la « postérité ». De la
prison Isla de Pinos, dans une lettre du 3 mars 1954, il
parle de l'influence qu'a exercée le livre « Chroniques de
la guerre » de Miro Argenter sur ceux qui ont pris d'assaut
la
Moncada. « C'était pour nous une véritable
bible », dit-il.
« À maintes reprises, dira Fidel, il nous a
accompagnés dans nos réflexions sur la marche immortelle
de l'Armée d'invasion, faisant revivre chaque bataille avec
émotion et essayant d'en extraire autant de détails
tactiques et stratégiques que possible. Et même lorsque
les temps ont
changé, et avec eux l'art du combat, tous ces gestes partent
d'un sentiment immuable, le seul qui rende possible l'impossible et
force la postérité à croire de façon
unanime ce que plusieurs contemporains considéraient impossible
à croire. Les pages de « Chroniques de la
guerre » regorgent de ce sentiment, et si quelqu'un peut
lire ces pages
sans sentir son sang bouillir, sans partager cette foi, sans que son
âme ne brûle d'un désir d'émulation et que
son visage ne devienne rouge de colère devant l'affront, alors
cette personne n'est pas née avec l'âme d'un
guerillero. » [14]
Fidel Castro à la plage de Playitas en 1995
Des années plus tard, alors que « ce que
plusieurs contemporains considéraient impossible à
croire » s'est déjà produit, que la
Révolution a triomphé et a été
consolidée, Fidel reprend une des idées centrales de
cette lettre. Cintio Vitier nous le rappelle lorsqu'il évoque
« cette confiance nourrie d'analyse, contagieuse, qui irradie et
attire
par le magnétisme moral de son
héroïsme », qui donne naissance au miracle
renouvelé de l'unité et fait en sorte que « tout ce
qui semblait impossible, comme Fidel l'a dit lui-même le 26
juillet 1971, devient possible ». [15]
Foi et analyse, histoire et avenir : l'insistance
de Fidel à ne pas perdre le fil, la continuité, le
dialogue avec les fondateurs de la nation, oui, un regard vers le
passé, certes, mais une orientation de tous les instants vers
l'avenir. Le Cuba imaginé, qui est anticipé ou
esquissé, entre les revers et les succès, qui est
perçu avec plus ou moins de
clarté mais n'en est pas moins toujours là, dans le flux
et le reflux, comme dans la potens de Lezama. Les
poètes en général captent / le passé /
vague et nostalgique / ou le présent immédiat avec ses
feux et ses réverbérations subtils , nous rappelle le
poète Miguel Barnet dans son poème «
Fidel ». Combien c'est
difficile cependant de capter l'avenir / et de lui trouver une place
à jamais / dans la vie des poètes / de tous les humains.
[16]
L'histoire et son influence sur ce qui est
créé, les réverbérations du présent,
le façonnement laborieux de l'avenir : autant de
références qui dans une révolution sont
juxtaposées et, contre toute attente, s'entremêlent, se
nourrissent l'une l'autre et engendrent la légende qui
crée un autre espace et une autre temporalité. Voici des
photographies qui
nous font découvrir la transfiguration de la
réalité en mythologie. Ces photographies sont
miraculeuses parce qu'elles captent un moment clé de ce parcours
indéfinissable : l'environnement et les personnages y
prennent un relief qui n'est plus conforme à
l'objectivité historique mais à un moment autre,
où les contours sont troubles et la scène se
déroule au-delà des dates et des calendriers et commence
à entrer dans un temps mythique. Nous voyons le visage du Che,
avec son béret et ses cheveux longs, qui regarde dans le vide,
ou peut-être vers l'avenir, un cliché de Korda
capté pendant un évènement en 1960, qui
occupe une place d'honneur parmi les images essentielles
du 20e siècle, se joignant à celles sur lesquelles
devront se pencher les érudits du nouveau millénaire pour
comprendre même un peu ce siècle ébranlé.
C'est une des contributions qu'ont faites les photographes cubains
à l'héritage symbolique universel, à la
mémoire de tous ceux et celles qui, d'une façon ou d'une
autre, se sont agrippés à
l'idée de l'émancipation.
La silhouette de Celia Sanchez, accentuée par un
rayon de lumière, et coupée de façon à ce
qu'elle
apparaisse en surimpression d'une autre photo en arrière-plan,
une photo du Che, une image portant le sceau de la mort, appartient
à cette catégorie où fusionnent saga et histoire.
L'héroïne qui vit et travaille parmi nous, la
légende vivante, est
surimposée à celle du héros légendaire
assassiné en Bolivie quelques mois avant qu'Osvaldo Salas ne
crée ce double hommage avec ses lentilles. Cela faisait
longtemps que Celia Sanchez était devenue «
Celia » pour le peuple ; « Celia »,
simplement. Elle était déjà mythe et
réalité, mythe et création palpable, et le peuple
la
voyait comme l'ange gardien de Cuba, de Fidel, de la Révolution.
Athées et croyants priaient pour elle, chacun à sa
façon, et la sentaient très proche de leurs
problèmes, grands et petits, comme une grande sœur, ou une amie
irremplaçable qui soigne et nourrit les malades et les enfants.
Ce cliché de Celia par Salas dit tout cela et plus encore, sans
que les mots soient nécessaires et mieux que les mots pourraient
le faire.
Camilo Cienfuegos, simplement «
Camilo », comme « Celia » était un autre
des mythes qui se sont immédiatement enracinés dans la
conscience populaire. Le 28 octobre 1959, seulement dix mois
après le triomphe révolutionnaire, il a soudainement
disparu en mer, et nous a laissé un vide, une cicatrice. Il est
là, dans
certaines des photographies les plus légendaires : en
mai 1957 dans la Sierra avec Fidel, Raúl, Celia,
Almeida ; puis le 8 janvier 1959, la seule année
où il a été connu et aimé par tous les
Cubains, lors de l'arrivée de Fidel à La Havane ; le
même 8 janvier, quelques heures plus tard, présidant
la
cérémonie à Columbia [ l'ancien camp Columbia,
un complexe militaire établi d'abord en tant que base
américaine en 1899 - note de la rédaction ]
durant laquelle plusieurs pigeons ont survolé le podium et dont
un
s'est perché sur l'épaule de Fidel, qui en tant
qu'athée a vu cela comme un symbole et les croyants comme un
signe de Dieu
ou des dieux ; et le 10 mars, détruisant les murs
militaires de Colombia, et en septembre, avec Raúl et Hart lors
de la remise de l'installation militaire convertie en école au
ministère de l'Éducation ; à la tête de
la cavalerie le 26 juillet, faisant un commentaire drôle,
entre les cavaliers et les drapeaux, à l'homme barbu
chevauchant à sa droite. Avec ce commentaire et les sourires de
Camilo et de « l'homme barbu » , nous détectons dans
l'œuvre épique la présence de la plaisanterie, de
l'humour, le sourire cubain, le sourire du milicien lors de son
mariage, du coupeur de cannes noires (plus noires encore parce
qu'il coupait la canne brûlée), qui devient tout à
coup
ce rire chaleureux, sans retenue et purificateur qui nous a si bien
servi contre l'impossible.
Camilo, Celia, Che, Roa, Haydée, Fidel,
Raúl et les personnages innombrables, inconnus et vibrants
qui habitent ce livre : l'histoire, le mythe, les jours
chargés et intenses, joyeux et tristes, les sorts
décapités, les dangers, les principes et le rire cubain,
le dialogue dans la Plaza des deux diapasons, un donquichottisme tenace
qui continue et
ne faiblit pas et donne un nouveau souffle à la patrie et aux
« autres terres ». Le sentiment immuable qui rend
possible l'impossible, la foi
nourrie par une analyse qui ne prend pas
de repos, et se propage, rayonne, attire par le magnétisme moral
de l'héroïsme, et sauve la situation qui semblait
perdue.
L'avenir attrapé et
installé à jamais dans
la vie de tous les humains, et les nombreuses dates vides que nous
allons faire briller. Dans une centaine d'images, nous voyageons
à travers une révolution qui a démenti
tous les manuels, les schémas dessinés d'avance et les
dogmes, qui a fait mentir les plattistes, les théoriciens des
« conditions objectives et subjectives », les
prophètes de malheur, les neveux de Scrooge McDuck, ceux qui ont
accusé Marti d'être « fou » et «
utopique », ceux chez qui « l'habitude de la
servilité » est tellement enracinée que cela
les conduit à « présumer que l'impuissance qu'ils
reconnaissent en eux-mêmes existe chez nous ». [17]
Pedro Álvarez Tabio doit être
félicité pour son travail de recherche et de
sélection, pour nous offrir un panorama visuel aussi percutant
de notre grande histoire et en même temps (peut-on faire
autrement ?) de notre histoire personnelle, qui ont
été et sont une et même chose. Dans ce livre, les
Cubains de tous les âges retrouveront ce qui
est le plus pur et le plus digne de nous-mêmes. Pour beaucoup,
des souvenirs de moments forts du passé seront
enclenchés, et les plus jeunes pourront partager les souvenirs
des autres et se les approprier. Ils sentiront « leur sang
bouillir, pleins de foi en l'humanité » s'ils
examinent ces images « avec l'âme d'un
guerillero », et
regardent ces cent images comme les combattants du 26 juillet
lisent les Chroniques de Miró Argenter. Merci aussi bien
sûr aux artistes comme Korda, Corrales et Salas, qui ont
admirablement combiné leurs talents et leur vocation pour les
témoignages pour produire les meilleures œuvres
rassemblées ici, et à tous les photographes cubains
qui ont préservé ces fragments vigoureux de la vie,
réalité et légende. Grâce à eux, nous
pouvons regarder ce recueil de photographies à partir du
présent et admirer sans se lasser la dimension épique de
la lutte cubaine contre l'impossible, la stature de nos héros,
et de tant d'hommes et de femmes, de trois ou quatre
générations, qui ensemble ont porté
plus haut la résistance de l'île, son
intégrité morale, sa ténacité et sa
capacité à répéter le Non de Maceo, de
Marti, de Fidel.
La Havane,
juillet 1996
Notes
1. Nicolas Guillen : «
Tiempos de victoria y lucha », Lunes de
Revolución, 4 janvier 1960. Prosa de prisa, Editorial Arte y
Literatura, Havana, 1975, t. II, p. 265.
2. Ernesto Che Guevara : « El socialismo y
el hombre en Cuba » (lettre de 1965 à Carlos
Quijano, éditeur de Marcha, Montevideo). Revolución, letras, arte, Editorial
Letras Cubanas, Havana,, 1980, p. 36.
3. Ernesto Che Guevara : « Carta a sus
padres ». Obras 1957-1967,
Casa
de
las
Américas,
Havana,, 1970,
t.
II, p. 693.
4. Cintio Vitier : Ese sol del mundo moral, Siglo XXI
Editores, México, 1975, p. 67.
5. Cronología : 25
años de Revolución (1959-1983), Editora
Política, Havana,, 1987, p. 24.
6. Jose Lezama Lima : «
A partir de la poesía » (1960). La cantidad hechizada, Ediciones
Unión, Havana, 1970, pp. 50-51. Dans «
El 26 de Julio : imagen y posibilidad » (La Gaceta de Cuba,
novembre-décembre 1968), il déclare que l'assaut de
la Moncada « n'était pas un échec,
c'était un test décisif de la possibilité et de
l'image de notre contrepoint historique, proche de la mort, le plus
grand test, tel qu'il doit être ». Les Cubains, a-t-il
dit, « avaient perdu le sens profond de leurs symboles [...].
Mais le 26 juillet a brisé les sorts infernaux
apporté la joie, puis déclenché le temps de
l'image comme un polyèdre
dans la lumière, ». Imagen y posibilidad, Editorial Letras Cubanas,
Havana, 1981, pp. 20-21.
7. Nicolas Guillen : «
La sangre numerosa ». Dans : Poesía completa, Editorial
Letras Cubanas, Havana, 1973, t. II, p. 143 : Cuando con
sangre escribe / FIDEL este soldado que por la Patria muere...
8. Roberto Fernandez Retamar : "Sonata para
pasar esos días y piano" (Poesia reunida, 1966).
Dans : Palabra de mi pueblo,
Editorial Letras Cubanas, Havana, 1989, p. 87.
9. Ernesto Che Guevara : "Carta a Fidel."
Dans : Obras..., ed.
cit., pp. 697-698.
10. Déclaration de Fidel à la 10e
session régulière de l'Assemblée nationale du
Pouvoir populaire, le 3 juillet 1986. Version publiée
dans Granma , le 4 juillet et reproduite dans Cuba
Socialista de septembre-octobre 1986, page 124. Les
citations sont
prises du numéro de Cuba Socialista, dans lequel sont
rassemblées les interventions importantes de Fidel «
relatives au processus de rectification des erreurs et des tendances
négatives faites aux réunions et aux
événements tenus entre le 19 avril et le 26
juillet ».
11. Fidel Castro : Socialismo, ciencia del ejemplo
(booklet), Editora Política, Havana, 1989, p. 30.
12. Roberto Fernandez Retamar : "Que veremos arder"
(1970). Dans : Palabra de mi
pueblo, ed. cit., p. 122. Les héros de Moncada et de
Sierra n'avaient pas de nom / Personne ne savait leur nom. Les dates /
étaient vides comme l'est une maison vide.../Maintenant, ceux
qui n'ont pas
de nom / ou dont les noms sont inconnus / préparent les flammes
dans l'ombre / des dates vides qui vont bientôt s'enflammer.
13. José Martí : "Carta a Manuel
Mercado," 18 mai 1895. Dans : Obras completas, Editorial
Nacional de Cuba, Havana, 1963, t. XX, p. 162.
14. Lettre citée par Mario Menda : La prisión fecunda, Editora
Política, Havana, 1980, p. 34.
15. Cintio Vitier : Ese sol..., ed. cit.,
pp. 180-181.
16. Miguel Barnet : "Fidel" (Carta de
noche 1983). Dans : Con
pies de gato, Ediciones Unión, La Havane, 1993,
p. 159.
17. José Martí : "El remedio
anexionista," Patria, New York, 2 juillet 1892. Dans : Obras completas, ed. cit.,
t. 11, p. 49.
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