L'infamie appelée «parc Canada»

Une histoire de dépossession et de souffrances

- Dr Ismail Zayid -


Parc Canada est un parc national construit sur trois villages palestiniens ayant fait l'objet
d'un nettoyage ethnique.

Je suis né en 1933 dans le village de Beit Nouba en Palestine, où j'ai été élevé et où j'ai vécu heureux avec ma famille et mes amis. Le village de Beit Nouba existait depuis des milliers d'années, comme en témoignent les archives historiques. Cependant, les guerres d'agression et les crimes de guerre israéliens ont entaché de douleur et de tragédie son histoire récente.

En mai 1948, l'armée israélienne a lancé une attaque afin d'occuper les villages de Imwas [Emmaüs], Yalu et Beit Nouba, sans réussir à les conquérir. Ailleurs, en Palestine, les gangs sionistes terroristes et l'armée israélienne commettaient des massacres contre une population palestinienne sans armes et menaient leur campagne planifiée de longue date de nettoyage ethnique pour chasser le peuple palestinien de sa patrie. Un jour parmi tant d'autres dans ce conflit m'afflige de souvenirs pénibles. C'est le 10 juillet 1948 que les troupes armées israéliennes, dirigées par Yitzhak Rabin, ont occupé les villes palestiniennes de Lydda et de Ramleh. Rabin et ses officiers ont chassé de 50 000 à 60 000 habitants civils de ces deux villes, les éloignant de leurs maisons dans la terreur, utilisant des avions à basse altitude qui volaient au-dessus d'eux, tirant sur des gens au hasard et les forçant de se sauver. Le souvenir de ces hommes, femmes et enfants terrorisés, affamés et assoiffés, prenant la fuite sous un soleil de plomb de midi, et ayant couru près de vingt-cinq kilomètres au village de Beit Nouba où moi, jeune garçon de 15 ans, je les ai, de mes propres yeux, vu arriver, est un souvenir qui ne s'effacera jamais.

La défaite de l'armée israélienne et son incapacité à occuper ces trois villages en mai 1948 ont engendré une revanche brutale 19 ans plus tard dans la guerre d'agression qu'Israël a planifiée et mise en oeuvre le 5 juin 1967 contre ses voisins arabes. Le 6 juin, ces trois villages furent occupés, sans un seul coup de fusil, dynamités et rasés par bulldozer sur les ordres directs de Yitzhak Rabin, qui était alors chef de l'état-major de l'armée israélienne. Les villageois, plus de 10 000, ont été expulsés de leur terre. Dans le village de Beit Nouba, 18 personnes ont été enterrées vivantes sous les ruines de leurs maisons parce qu'elles étaient trop âgées ou infirmes et incapables de sortir de leur maison avant qu'elle ne soit démolie. L'un d'eux, Mohammad Ali Baker, était l'oncle de ma mère. Il était vieux et noué d'arthrite, et lent à se déplacer. Tandis qu'ils démolissaient la partie ouest de notre maison, les soldats israéliens lui ont dit qu'il serait enseveli vivant s'il ne fuyait pas lorsque la partie est de la maison serait démolie. Il a été rapidement sorti. La douleur et la souffrance que ma mère a vécues sont incommensurables et elles sont restées jusqu'à son dernier souffle. Ma mère, mon frère, mes soeurs et mon oncle ont été chassés de leur terre, on ne leur a jamais permis d'y retourner, et je continue de porter cette douleur en moi.

Imwas en 1958 (à gauche) et en 1968 (à droite), après avoir été rasée par les sionistes

Les Palestiniens sont expulsés d'Imwas par l'armée israélienne, qui détruit leurs maisons au bulldozer.

La destruction de ces trois villages en juin 1967 a été décrite dans le documentaire de CBC mentionné plus bas comme étant un acte de vengeance, selon le général Narkiss, le commandant des forces israéliennes qui ont démoli ces villages.

La destruction de ces villages a été couverte et décrite par le journaliste israélien Amos Kenan, qui était un soldat réserviste dans la force d'occupation à Beit Nouba. Il a relaté les faits suivants au quotidien israélien Ha'Olam Hazeh, qui fut interdit par la censure de publier l'article. Celui-ci a été envoyé à tous les membres du Knesset, au premier ministre israélien ainsi qu'au ministre de la Défense, mais n'a suscité aucune réponse.

« Le commandant de l'unité nous a dit qu'il avait été décidé de faire sauter les trois villages dans notre secteur ; il s'agissait de Beit Nouba, Imwas et Yalu.[...] Nous avons reçu l'ordre de bloquer les entrées des villages et d'empêcher les habitants d'y retourner. [...] L'ordre était de tirer des coups de feu au-dessus de leur tête et de leur dire de ne pas entrer au village.

« Beit Nouba a été érigé sur de fines roches de carrière ; certaines des maisons sont magnifiques. Chaque maison est entourée d'un verger, d'oliviers, d'abricots, de vignes et de cyprès. Elles sont bien entretenues. Parmi les arbres se trouvent des potagers bien entretenus.

« À midi, le premier bulldozer est arrivé et a démoli la première maison au bout du village. En moins de dix minutes, la maison était réduite en cendres. Les oliviers et les cyprès ont tous été déracinés. Après la destruction de trois maisons, la première colonne de réfugiés est arrivée en provenance de Ramallah. Nous n'avons pas tiré des coups de fusil dans les airs. Il y avait des personnes âgées qui pouvaient à peine marcher, des femmes âgées qui murmuraient, des mères portant leurs bébés, des petits enfants. Les enfants pleuraient et demandaient de l'eau. Ils arboraient tous un drapeau blanc.

« Nous leur avons dit de se rendre à Beit Sira. Ils nous ont dit qu'ils en avaient été chassés. Ils erraient ainsi depuis quatre jours, sans nourriture, certains rendant l'âme en chemin. Ils demandaient de retourner à leur village. [...] Certains avaient une chèvre, un agneau, un âne ou un chameau. Un père broyait du blé à la main pour nourrir ses quatre enfants. [...] Les enfants pleuraient. Certains de nos soldats se sont aussi mis à pleurer.

« Nous sommes allés chercher de l'eau pour les Arabes. Nous avons arrêté une auto transportant un major, deux capitaines et une femme. [...] Nous avons demandé aux officiers pourquoi ces réfugiés avaient été chassés d'un endroit à l'autre et chassés de force de partout. Ils ont répondu que c'était bon pour eux, qu'ils devaient partir. ‘De plus', ont dit les officiers, ‘en quoi devrions-nous être préoccupés par le sort d'Arabes de toutes façons ?'

« Nous les avons chassés. Ils errent comme du bétail perdu. Les faibles meurent. Notre unité était scandalisée. Les réfugiés grinçaient des dents en voyant les bulldozers arracher les arbres. Nous ne comprenions pas comment des Juifs pouvaient agir ainsi. Personne ne comprenait pourquoi on empêchait ces fellahins [villageois] de se prendre des couvertures et de la nourriture.

« Les poules et les colombes étaient ensevelies dans les débris. Les champs étaient transformés en terrains vagues sous nos yeux. Les enfants qu'on a vu pleurer sur la route seront des fedayin dans dix-neuf ans, lors de la prochaine ronde. Ainsi, nous avons perdu la victoire. » (Extraits de Israel Imperial News, mars 1968)

Uri Avnery, alors un membre du Knesset, a dit de la destruction de ces villages qu'il s'agissait d'un crime de guerre définitif. Ce crime a été perpétré suivant les ordres directs de Yitzhak Rabin, chef d'état-major des forces armées israéliennes à l'époque. Ces actes sont une violation flagrante de la Quatrième Convention de Genève, 1949, dont Israël est signataire. L'article 53 de la convention stipule : « Il est interdit à la Puissance occupante de détruire des biens mobiliers ou immobiliers, appartenant individuellement ou collectivement à des personnes privées, à l'État ou à des collectivités publiques, à des organisations sociales ou coopératives, sauf dans les cas où ces destructions seraient rendues absolument nécessaires par les opérations militaires. »

Il est désormais difficile de déceler les ruines et les décombres. Aujourd'hui est érigé, sur les décombres de ces trois villages, Imwas [le village biblique d'Émmaüs, où Jésus-Christ est apparu suite à sa résurrection pour rencontrer ses apôtres], Yalu et Beit Nouba, est érigé cette infamie nommée ‘parc Canada', un endroit de pique-niques pour Israéliens, bâti à même des dollars déductibles d'impôt fournis par le Fonds national juif (FNJ), une oeuvre de charité canadienne enregistrée. [Notre souligné – ndlr]

C'est en 1973 que Bernard Bloomfield de Montréal, alors président du FNJ au Canada, a été le fer de lance d'une campagne au sein de la communauté juive canadienne visant à recueillir 15 millions de dollars pour ériger parc Canada, afin de fournir une aire de pique-nique pour les Israéliens de Jérusalem et de Tel Aviv.

À l'entrée de parc Canada, au bout de la promenade John Diefenbaker (inaugurée par Diefenbaker lui-même en 1975), il y a une pancarte où on peut lire : « Bienvenu au parc Canada dans la vallée Ayalon – un projet du Fonds national juif du Canada. »

Le FNJ, responsable de l'entretien du parc, a éliminé des alentours tout signe des villages et de leurs habitants. Il semblerait que seulement les donateurs canadiens méritent qu'on se souviennent d'eux ; leurs noms sont gravés dans des plaques de bronze qui couvrent tout un mur. Il est intéressant de noter que ces donateurs ne sont pas directement informés que le parc a été érigé sur le site de villages démolis. Le directeur du FNJ américain a déclaré : « La situation est délicate, et on ne peut s'attendre à ce qu'une institution [telle que le FNJ canadien], qui recueille de l'argent à l'étranger, rende publique cette question [de la démolition de ces villages]. ( « Canada Park : A Case Study », par Ehud Meltz et Michal Selah, Kol Hair, 31 août 1984)

Une page entière du guide touristique sous forme de magazine, publié par le FNJ du Canada, est consacrée à l'histoire de la région. Elle relate des périodes bibliques, romaines, des Croisades et britanniques, sans jamais mentionner ces villages ou leur destruction. Un autre aspect de l'éradication de ces villages de la mémoire est qu'ils brillent par leur absence sur les cartes israéliennes.

En tant que nouveau Canadien, ma douleur s'est accrue lorsque j'ai lu dans notre quotidien local, le Halifax Herald, du 4 décembre 1978, qu'on rendait hommage à Peter Herschorn, un homme d'affaires bien en vue de Halifax et ancien président de la branche atlantique du FNJ, pour son oeuvre humanitaire, parce qu'il aurait fait « le bon choix » en participant à la construction du parc Canada. Le lieutenant-général de la Nouvelle-Écosse, le premier ministre de la Nouvelle-Écosse et le maire de Halifax ont tous participé à cet évènement et y ont fait leurs salutations. J'ai été abasourdi de constater que les dirigeants politiques de mon nouveau pays, le Canada, envisageraient que la construction de centres récréatifs sur le site des décombres de villages pacifiques qui avaient été détruites de main criminelle et occupés illégalement serait un acte humanitaire.

Lorsqu'on m'a invité à venir au Canada enseigner à l'École de médecine de l'Université de Dalhousie, j'ai accepté avec enthousiasme, puisque j'avais une perception d'un Canada aux valeurs libérales défendant les droits humains et le droit international. Cependant, l'histoire de notre gouvernement, qui a permis que l'argent de nos impôts serve à construire ce déshonneur qu'est le parc Canada, un crime de guerre, a toujours été pour moi une source de tourment et de douleur. Au cours des années, j'ai écrit à répétition, appuyé par des politiciens honorables comme le sénateur Heath Macquarrie et M. R.A. Corbett, député, aux ministres successifs de Revenu Canada, pour exprimer mon inquiétude à ce sujet, mais je n'ai reçu que des réponses vagues et de peu d'utilité. C'est au beau milieu de tout cela que l'émission Fifth Estate de la CBC a préparé et diffusé un documentaire sur le parc Canada, intitulé : « Un parc sans paix », diffusé le 21 octobre 1991. Il mérite d'être regardé et étudié par tous et toutes.

Au final, je suis devant vous aujourd'hui pour exprimer ma gratitude au Musée canadien des droits de la personne qui a accepté d'écouter mon histoire, laquelle expose la violation de mes droits humains, et de pouvoir exprimer la douleur des Palestiniens, qui ont été systématiquement expulsés de leur patrie et qui continuent de vivre comme des réfugiés à qui on refuse le droit fondamental de regagner leurs maisons, un droit clairement stipulé dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et réitéré dans des résolutions de l'ONU. Alors qu'Israël continue de défier le droit international et d'exacerber notre agonie, nous constatons le lourd silence de pays comme le Canada, qui prétend défendre la Charte de l'ONU et les droits humains universels. Ce qui complique encore les choses, c'est qu'en tant que citoyen canadien je ressens la honte et la douleur devant la complicité de mon pays, qui continue de subventionner ce crime de guerre, qu'on nomme tristement parc Canada, déshonorant ainsi le nom du Canada.

Parc Canada – « Un parc sans paix »


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Volume 54 Numéro 33 - 15 mai 2024

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