Le Nicaragua poursuit l'Allemagne devant la Cour internationale de justice

Le 9 avril, la Cour internationale de justice (CIJ) a conclu deux jours d'audience sur la demande de mesures conservatoires présentée par le Nicaragua pour contraindre l'Allemagne à remplir ses obligations en matière de droit humanitaire et de participation au « génocide plausible » perpétré par Israël contre les Palestiniens de Gaza et des territoires occupés, conformément à l'arrêt antérieur de la Cour.

Les mesures conservatoires demandées par le Nicaragua sont les suivantes :

1) L'Allemagne doit suspendre immédiatement son aide à Israël, notamment son assistance militaire ainsi que l'exportation et les autorisations d'exportation de matériel militaire et d'armes de guerre, dans la mesure où cette aide sert ou pourrait servir à commettre ou à faciliter des violations graves de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d'autres normes impératives du droit international général.

2) L'Allemagne doit immédiatement veiller à ce que le matériel militaire, les armes de guerre et les autres équipements utilisés à des fins militaires qui ont déjà été livrés à Israël par l'État allemand ou des entités allemandes ne servent pas à commettre ou à faciliter des violations graves de la convention sur le génocide, du droit international humanitaire ou d'autres normes impératives du droit international général.

3) L'Allemagne doit rétablir son soutien et son financement de l'UNRWA en ce qui concerne les opérations de celui-ci à Gaza.

La République fédérale d'Allemagne a présenté sa réponse et a demandé à la Cour de :

1) rejeter la demande d'indication de mesures conservatoires présentée par la République du Nicaragua; et

2) se désister entièrement de l'affaire.

L'importance de la requête du Nicaragua est examinée par Abdel Ghany Sayed dans un article intitulé « The juridical breakthrough in Nicaragua's case against Germany at the World Court » (L'avancée juridique dans l'affaire du Nicaragua contre l'Allemagne à la Cour mondiale), publié par l'organisation médiatique indépendante Madamasr.com, basée en Égypte.

L'auteur souligne que dans sa requête, le Nicaragua accuse l'Allemagne d'avoir manqué à ses obligations de prévention du génocide et des crimes de guerre, ainsi que d'avoir facilité ces crimes et d'y avoir participé. La portée de la plainte contre l'Allemagne est étendue, puisqu'elle porte non seulement sur son rôle dans les actes commis à Gaza, qui relèvent de la Convention sur le génocide, mais aussi sur les crimes de guerre commis dans tous les territoires occupés de la Palestine, conformément au Protocol additionnel (I) aux Conventions de Genève.

Le Nicaragua affirme que la fourniture par l'Allemagne d'un « soutien politique, financier et militaire à Israël », en connaissance des crimes commis, notamment par l'utilisation d'équipements militaires allemands, constitue un crime.

Le Nicaragua a identifié deux fondements juridiques qui criminalisent les actions de l'Allemagne. Premièrement, il cite la convention sur le génocide de 1948, accusant l'Allemagne d'avoir manqué à ses obligations en vertu de la convention en apportant un soutien politique, financier et militaire à Israël. Outre la fourniture d'armes à Israël, le Nicaragua accuse l'Allemagne de faciliter le génocide en pratique en cessant de financer l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Le Nicaragua considère l'arrêt du financement de l'UNRWA, qui joue un rôle crucial dans les efforts de secours et la documentation de la situation sur le terrain, comme un niveau plus élevé de complicité dans les crimes commis. La deuxième base juridique qui distingue l'affaire du Nicaragua de celle de l'Afrique du Sud est le droit humanitaire international, en particulier les Conventions de Genève de 1949 et leur Protocole additionnel (I) de 1977, ce qui donne à sa plainte une portée plus étendue que celle de l'Afrique du Sud, puisqu'elle concerne la commission de nombreux crimes de guerre dans tous les territoires palestiniens occupés depuis 1967, et pas seulement le génocide à Gaza.

L'article explique que, normalement, un État ne peut être contraint de comparaître devant la CIJ à moins qu'un différend entre deux ou plusieurs États ne soit soumis à la Cour avec le consentement des États. Sachant qu'Israël ne donnera jamais son consentement, dans sa requête en justice l'Afrique du Sud n'a pas invoqué une disposition juridique spécifique qui accorde à la CIJ la compétence sans le consentement des parties tant que le litige est lié à la Convention sur le génocide (article 9). En raison de ce geste stratégique, l'Afrique du Sud a été contrainte de limiter sa plainte contre Israël à l'accusation de génocide.

En revanche, la requête du Nicaragua est fondée sur le fait que le Nicaragua et l'Allemagne ont tous deux signé une déclaration reconnaissant la compétence de la Cour « comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale » (article 36 du Statut de la Cour internationale de justice). L'Allemagne a déposé cette déclaration en 2008, rendant la juridiction de la CIJ obligatoire à son égard sans avoir besoin de son consentement préalable. Israël et les États-Unis n'ont pas fait une telle déclaration, car ils craignent d'être soumis à la juridiction de la CIJ, ce qui est précisément la raison pour laquelle le Nicaragua a déposé sa plainte contre l'Allemagne plutôt que contre les États-Unis.

La requête du Nicaragua auprès de la CIJ porte sur une question cruciale, à savoir que le soutien politique, financier et militaire de l'Allemagne à Israël constitue une violation de son obligation de veiller au respect du droit humanitaire international (article 1er commun aux conventions de Genève) et des règles coutumières qui dictent que les États « ne peuvent encourager les violations du droit humanitaire international par les parties à un conflit armé. Ils doivent exercer leur influence, dans la mesure du possible, pour faire cesser les violations du droit international humanitaire. » (Paragraphes 17 et 18 de la demande du Nicaragua; règle 144, base de données du Comité international de la Croix-Rouge sur le droit humanitaire international)

L'importance de la demande du Nicaragua réside dans sa capacité à créer un précédent juridique qui dissuaderait les pays de soutenir des opérations militaires impliquant des crimes internationaux graves. Cette affaire pourrait conduire à une mise en oeuvre sans précédent de l'obligation des États de s'abstenir d'actions telles que le commerce d'armes et les exportations vers des pays commettant des crimes internationaux graves. Dans le cas de la guerre actuelle, cette dissuasion s'étend non seulement aux pays qui soutiennent les actions d'Israël à Gaza depuis octobre 2023, mais aussi dans les territoires occupés depuis 1967.

Le mouvement de résistance palestinien Hamas a publié une déclaration saluant l'intervention du Nicaragua à la CIJ et a appelé les pays du monde « à suivre l'exemple du Nicaragua, de l'Afrique du Sud et d'autres pays qui ont refusé de fermer les yeux sur le crime commis par l'entité d'occupation sioniste à Gaza, avec le soutien manifeste des gouvernements occidentaux ». Le Hamas a également appelé la CIJ à rendre « des décisions fermes qui conduiraient à l'arrêt du génocide en cours à Gaza, en dépit de ses décisions antérieures, que l'ennemi sioniste a ignorées, comme toutes les décisions, tous les accords et toutes les lois internationales ».

La cause du Nicaragua

Le Nicaragua a fait valoir que les responsables allemands au plus haut niveau « ont reconnu que la situation à Gaza soulève des doutes quant au respect des règles élémentaires du droit international et que ces questions doivent être abordées » et « pourtant, en ce moment-même, l'exportation d'armes et d'équipements militaires allemands vers Israël, susceptibles d'être utilisés pour commettre ces graves violations du droit international, se poursuit ».

Dans son allocution d'ouverture, l'ambassadeur du Nicaragua aux Pays-Bas, Carlos José Arguello Gomez, a expliqué que « de graves violations du droit humanitaire international, y compris un génocide, ont lieu en Palestine » et qu'elles sont « commises ouvertement ». Lorsqu'une situation de cette nature se produit ou risque de se produire, les obligations de tous les États sont claires : non seulement les États ne doivent pas favoriser la situation en aidant ou en assistant l'auteur, mais ils doivent faire tout leur possible pour empêcher ces violations. « L'Allemagne a manqué à ces obligations imposées à tous les États », a déclaré l'ambassadeur.

En ce qui concerne l'arrêt de la CIJ du 26 janvier, selon lequel il est plausible qu'Israël commette des actes de génocide à Gaza, l'Allemagne avait l'obligation de cesser d'aider Israël. « L'obligation de prévenir un génocide naît lorsqu'il devient clair qu'un génocide est en train d'être commis », a déclaré l'ambassadeur nicaraguayen. Or, l'Allemagne « continue à ce jour de fournir une assistance militaire à Israël ». Il a ajouté :

« L'Allemagne est responsable dans la mesure où ces infractions ont rendu possible ou facilité ces graves violations des normes juridiques internationales générales visant le peuple palestinien, non seulement dans la bande de Gaza, mais aussi dans les territoires occupés et en Israël même. C'est ce qui justifie à la fois la demande du Nicaragua adressée à l'Allemagne et la demande de mesures conservatoires.

« L'Allemagne ne peut qu'être consciente que les munitions, l'équipement militaire et les armes de guerre qu'elle fournit à Israël soutiennent le génocide à Gaza. [...] Le fait est que l'assurance de l'approvisionnement et du remplacement des armements est cruciale pour la poursuite des attaques d'Israël à Gaza. »

En ce qui concerne l'UNRWA, le Nicaragua a fait valoir que la décision de l'Allemagne de suspendre les fonds qui lui sont destinés constitue également une aide et un encouragement au génocide contre le peuple palestinien

Par ses actions, l'Allemagne est seule « responsable dans la mesure où ces violations ont rendu possibles ou facilité ces graves violations des normes juridiques internationales générales dirigées contre le peuple palestinien, non seulement dans la bande de Gaza mais aussi dans les territoires occupés et en Israël même », a déclaré Carlos José Arguello Gomez.

L'article 3 de la convention des Nations unies sur le génocide prévoit que la « complicité dans le génocide » est un acte punissable. « L'Allemagne était consciente et continue d'être consciente du risque que les armes qu'elle fournit soient utilisées par Israël pour commettre un génocide contre les Palestiniens », a déclaré l'ambassadeur du Nicaragua, qui ajoute : « Il est extrêmement urgent que l'Allemagne suspende l'aide qu'elle fournit à Israël à cette fin. Cette aide et cette assistance relèvent directement de la définition de la complicité énoncée à l'article 3. » La manière dont les armements et les fournitures militaires fournis par l'Allemagne sont utilisés par Israël dans son attaque génocidaire contre le peuple palestinien n'a pas d'importance, a-t-il fait valoir. « Le fait est que l'assurance de fournitures et de remplacement d'armements est cruciale pour la poursuite des attaques d'Israël à Gaza », a-t-il insisté.

Les arguments de l'Allemagne


Manifestation à Berlin, Allemagne, en soutien à la Palestine et en opposition au génocide israélien,
16 mars 2024.  Des actions ont eu lieu malgré les tentatives de criminalisation.

Le journal The Guardian a résumé l'argument de l'Allemagne comme suit : L'Allemagne a déclaré que la sécurité d'Israël était au coeur de sa politique étrangère en raison de l'histoire de l'Holocauste, mais elle a nié les accusations selon lesquelles elle aide au génocide à Gaza en armant Israël. Les représentants juridiques de l'Allemagne ont déclaré à la Cour : « Notre histoire est la raison pour laquelle la sécurité d'Israël a été au coeur de la politique étrangère de l'Allemagne. » En 2008, la chancelière Angela Merkel a parlé de la « responsabilité historique particulière de l'Allemagne à l'égard de la sécurité d'Israël » comme partie de la « raison d'État » de l'Allemagne. Le chancelier fédéral Olaf Scholz a réitéré ce point dans son discours au Bundestag le 12 octobre 2023 : « Notre histoire, notre responsabilité découlant de la Shoah nous imposent le devoir permanent de défendre l'existence et la sécurité de l'État d'Israël. C'est cette responsabilité qui nous guide. »

En ce qui concerne les armes, l'Allemagne a réagi à la requête du Nicaragua en disant : « Lorsque l'Allemagne a apporté son soutien à Israël, notamment sous la forme d'exportations d'armes et d'autres équipements militaires, la qualité et les objectifs de ces livraisons ont été grossièrement déformés par le Nicaragua. » En ce qui concerne l'aide humanitaire, le rapport précise que « l'Allemagne continue de fournir une aide humanitaire [à Gaza] tous les jours ».

L'Allemagne a fait valoir qu'elle ne pouvait pas être coupable de manquement à ses obligations en vertu du droit international humanitaire ou de la décision antérieure de la CIJ concernant un génocide israélien plausible, car elle est en faveur d'une solution à deux États et du droit des Palestiniens à l'autodétermination, à exercer dans les territoires qui ont été occupés en 1967. L'Allemagne est le plus grand donateur individuel d'aide humanitaire, avec 203,55 millions d'euros en 2023 et 50,95 millions d'euros en 2024 jusqu'à présent, mis en oeuvre non seulement par l'intermédiaire de l'UNRWA, mais aussi par des organisations telles que le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), le Programme alimentaire mondial, la Croix-Rouge internationale (CICR) et la Croix-Rouge allemande. L'Allemagne a triplé son soutien depuis octobre 2023, selon l'organisation.

Dans sa déclaration à la cour, l'Allemagne soutient : « La majeure partie de la requête et de la demande du Nicaragua à la CIJ porte sur le comportement d'Israël et les violations alléguées du droit international par Israël, soutient la partie allemande. Mais il ne s'agit pas d'une affaire intentée contre Israël. Le Nicaragua a engagé une procédure contre l'Allemagne. L'Allemagne rejette les accusations du Nicaragua : elles ne sont fondées ni en fait ni en droit. Elles dépendent d'une évaluation du comportement d'Israël, qui n'est pas partie à la présente procédure. »

Lorsque l'Allemagne a apporté son soutien à Israël, notamment sous la forme d'exportations d'armes et d'autres équipements militaires, elle affirme que « la quantité et les objectifs de ces livraisons ont été grossièrement déformés par le Nicaragua ». « L'Allemagne ne fournit des armes que sur la base d'un examen détaillé, un examen qui non seulement respecte, mais en fait dépasse de loin les exigences du droit international. [...] La fourniture d'armes et d'autres équipements militaires par l'Allemagne à Israël est soumise à une évaluation permanente de la situation sur le terrain. »

Dans sa déclaration finale, l'Allemagne affirme : « Nous soutenons le droit d'Israël à la sécurité et à l'autodéfense, tout en insistant pour que ses limites soient scrupuleusement respectées. »

Défis

Dans son article sur la requête du Nicaragua, Abdel Ghany Sayed soulève plusieurs défis qui se poseront. La CIJ pourrait sommairement rejeter la demande du Nicaragua au motif qu'Israël n'a pas accepté la compétence de la Cour dans ce litige et que le comportement présumé d'Israël à l'égard de l'Allemagne n'a pas encore été judiciairement qualifié de génocide.

Il dit que la cour peut rejeter sommairement la demande du Nicaragua au motif qu'elle ne peut statuer sur le comportement d'Israël dans le contexte des crimes de guerre visés par les conventions de Genève et qu'elle ne peut donc pas déterminer si le soutien de l'Allemagne enfreint les conventions de Genève.

Enfin, il écrit que la demande du Nicaragua que l'Allemagne rétablisse son soutien financier à l'UNRWA est une demande litigieuse. « S'il est permis de considérer que la campagne menée par l'Allemagne et d'autres pays, dont les États-Unis, contre l'UNRWA fait partie d'un effort organisé pour soutenir les crimes d'Israël à Gaza, l'obligation juridique de prévenir et de sanctionner le génocide et les crimes de guerre n'implique pas intrinsèquement la fourniture d'un soutien financier à une organisation ou une entité. »


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Volume 54 Numéro 26 - 15 avril 2024

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