Les conceptions de l'«ordre public»

– Pauline Easton –

Le 25 avril 2022, le gouvernement du Canada a créé la Commission sur l'état d'urgence avec pour mandat d'enquêter sur les circonstances qui ont mené à la déclaration d'urgence du 14 au 23 février 2022 et sur les mesures prises pour faire face à la situation d'urgence. Le juge Paul Rouleau a été nommé commissaire.

Le 17 février 2023, le juge Rouleau a publié le Rapport de l'Enquête publique sur l'état d'urgence déclaré en 2022. Après le dépôt du rapport au Parlement, le juge Rouleau a déclaré : « Après mûre réflexion, je suis arrivé à la conclusion que les critères très stricts à respecter pour pouvoir invoquer la Loi ont été remplis. Lorsque la décision a été prise d'invoquer la Loi le 14 février 2022, le Cabinet avait des motifs raisonnables de croire qu'il existait une crise nationale en raison de menaces pour la sécurité du Canada et que cette crise exigeait de prendre temporairement des mesures spéciales. »

Le juge Rouleau a présenté un argument pour justifier l'utilisation de la Loi malgré le fait que les raisons données par le premier ministre Justin Trudeau ne concordaient pas avec celles données par la vice-première ministre Chrystia Freeland, qu'il y avait des points de vue divergents au sein du cabinet sur ce qui constitue une urgence ou sur la question de savoir si le seuil requis pour l'invocation de la loi était atteint, ainsi que sur la définition de l'urgence telle que donnée dans la loi sur Loi sur les mesures d'urgence. La logique était tellement suspecte que la possibilité qu'elle soit contestée a été notée alors même que la loi était invoquée.

Prenons par exemple cette déclaration de Justin Trudeau lors de la commission d'enquête, lorsqu'il a été appelé à expliquer pourquoi il avait conclu à l'existence d'une menace pour le Canada qui ne pouvait être traitée par aucune loi existante : « Et si quelqu'un avait été blessé ? Et si un policier avait été hospitalisé ? Et si, quand j'avais eu l'occasion de faire quelque chose, j'avais attendu et nous avions eu un événement impensable... » Un argument du type « et si » est une spéculation non fondée, un sophisme contrefactuel. Il s'agit d'une affirmation mal étayée sur ce qui aurait pu se produire dans le passé ou qui pourrait se produire dans l'avenir si (la partie hypothétique) les circonstances ou les conditions avaient été différentes. Il s'agit au mieux d'une spéculation, qui n'est pas fondée sur des preuves et qui est infalsifiable. Il s'agit donc non seulement d'un sophisme spéculatif, mais aussi d'une façon très pitoyable pour le premier ministre d'un pays d'expliquer pourquoi la Loi sur les mesures d'urgence a été invoquée.

Il suivait peut-être les traces de l'ancien président américain George W. Bush et de ceux qui l'ont suivi, qui ont invoqué l'argument «et si» pour justifier la guerre terroriste menée par les États-Unis contre les peuples : « et si un autre 11 septembre était planifié », « et si les terroristes utilisaient les mosquées », « et si nous libérions ceux qui se trouvent à Guantánamo », même s'ils n'ont été ni inculpés ni jugés, et qu'ils commettaient à nouveau des actes de terrorisme, etc. C'est un moyen de semer la peur et le doute, tout en détournant l'opposition aux crimes commis.

C'est également vrai que Justin Trudeau, toujours enivré de l'image qu'il a de lui-même, toujours désinvolte et superficiel, passe complètement à côté de la théorie qui sous-tend l'argument des « freins et contrepoids » défendu par son père Pierre Trudeau lorsqu'il a invoqué la Loi sur les mesures de guerre en 1970. Ce concept met de l'avant la nécessité d'un contrôle des droits, qui doit être « mis en équilibré » avec les intérêts de la « sécurité nationale ». Il est utilisé pour justifier le sacrifice des droits comme étant nécessaire à la sécurité des dirigeants. En l'occurrence, il s'agit de répondre aux besoins et aux exigences de la machine de guerre américaine et de sa chaîne d'approvisionnement, comme l'ont directement soulevé les responsables américains. Il vise à contrer la position des peuples que la sécurité est dans notre lutte pour les droits.

Pour sa part, lorsqu'il parle des tensions entre l'ordre et la liberté, le juge Rouleau part de la perspective qui sous-tend la conception du monde juridique sur laquelle reposent ce qu'on appelle les institutions démocratiques du Canada. Il ne tient pas compte de la pratique actuelle qui consiste à adopter des lois pour supprimer les limitations aux pouvoirs de prérogative ministérielle, aussi appelés pouvoirs de police, pouvoirs prévus par la prérogative royale qui est protégée par la Constitution. Les ministres utilisent leurs pouvoirs arbitraires dans tous les domaines de la vie pour imposer des édits, des règlements et différents arrangements et pour criminaliser ceux qui ne les respectent pas. Cela détruit le tissu de la société civile, qui repose sur l'opinion publique, car les anciennes méthodes de prise de décision et d'orientation de la société n'impliquent plus du tout le public. La prise de décision a été privatisée.

Les institutions démocratiques libérales qui ont été importées d'Angleterre au Canada au XIXe siècle sont aujourd'hui obsolètes parce que le projet d'édification nationale entrepris par la classe dirigeante de l'époque, fondé sur la conception utilitaire du plus grand bien pour le plus grand nombre, n'existe plus. Les conditions matérielles de ce projet ont été supplantées par le néolibéralisme qui réunit des conditions très différentes. Ces conditions ont rendu obsolètes les pratiques fondées sur la conception de ce qu'on appelait le « bon gouvernement ». Cette conception avait été adoptée au milieu du XIXe siècle avec ses corollaires « paix » et « ordre ».

La « paix » désignait la pratique consistant à utiliser les armées coloniales et les services de police secrets pour réprimer brutalement les rébellions anticoloniales. L'« ordre » désigne le système pénal, les lois et les institutions, y compris la création de prisons et de tribunaux, destinés à punir ceux qui enfreignent les lois anti-ouvrières et antipopulaires ou qui sont sans ressources, sans éducation ou dérangés sans que ce soit de leur faute. La notion de « bon gouvernement » fait référence à la création d'une opinion publique sous la forme de médias qui informent la population des événements en cours et des décisions prises par les parlements et les assemblées législatives, de ce qui les sous-tend et de leurs ramifications, ainsi que de la position de chacun sur les questions à l'ordre du jour. Le système public d'éducation a permis à chacun d'acquérir les mêmes connaissances générales qui, à leur tour, ont imprégné la société de normes et de mesures sur la base desquelles il était possible de porter des jugements. Les partis politiques se sont développés en établissant des organisations primaires dans des circonscriptions de taille à peu près égale en termes de population et le système électoral qui les accompagnait, dont le but était de former un gouvernement de parti dit représentatif.

En bref, c'est ce système que l'on appelle « paix, ordre et bon gouvernement ». Il s'agissait d'un système démocratique fondé sur le service de la classe bourgeoise au pouvoir et, par le biais des élections, sur l'éloignement de la classe ouvrière du pouvoir en amenant les électeurs à voter pour quelqu'un d'autre qui les représenterait tout en prêtant serment d'allégeance au monarque du moment. Ce système assurait la cohésion et la cohérence de l'État, et les individus et les collectifs pouvaient s'y orienter.

Cet ordre de gouvernance n'existe plus. Ni les législatures, ni le système éducatif, ni les médias, ni les partis politiques ne sont informés par cette conception de paix, ordre et bon gouvernement, mais les élites dirigeantes, y compris les gouvernements, les partis cartellisés et les tribunaux, maintiennent les prétextes et justifient leurs actions et décisions intéressées au nom de ces préceptes défunts – ces règles générales destinées à réguler le comportement et la pensée.

Aujourd'hui, ce que l'on appelle les partis politiques n'ont plus d'adhérents, tous les membres de la société sont livrés à eux-mêmes du fait de la privatisation et de la destruction des services publics, et l'opinion publique a été détruite par les intérêts privés étroits qui ont usurpé le pouvoir de décision. Ces intérêts privés supranationaux donnent des définitions de l'intérêt national et de la sécurité qui sont fonction de leurs intérêts étroits de domination, de conquête de sphères d'influence, de répression des peuples et de ce qui leur permet de réaliser des superprofits à tout moment. Ils sont soutenus par les forces de police politique supranationales et leurs porte-parole locaux au service de blocs économiques et militaires tels que le système bancaire international sous le contrôle des États-Unis et l'OTAN et le NORAD également sous le contrôle des États-Unis.

Néanmoins, le juge Rouleau a déclaré dans sa conclusion que l'invocation de la Loi sur les mesures d'urgence en 2022 était appropriée :

« Les tensions entre l'ordre et la liberté sont au coeur de notre système de gouvernance », écrit-t-il. « La liberté ne peut exister sans ordre, car l'appareil de maintien de l'ordre – notamment les procédures, les lois, la police et les tribunaux – crée les conditions pour la protection de la liberté, la jouissance de la liberté et la médiation des libertés conflictuelles. Si l'ordre restreint la liberté – par exemple, si des lois limitent la gamme des actions permises – sans les contraintes de l'ordre, la liberté ne peut exister. »

Le juge Rouleau utilise le mot « ordre » dans son sens juridique tel que proposé par les dictionnaires : « 1. arrangement ou disposition de personnes ou de choses les unes par rapport aux autres selon une séquence, un modèle ou une méthode particulière. 2. état dans lequel chaque chose est à sa place 3. état dans lequel les lois et les règles régissant le comportement public des membres d'une communauté sont observées et l'autorité est obéie. » Le juge Rouleau s'appuie sur cette dernière définition lorsqu'il laisse entendre que la défense de l'état de droit était en cause. Les motifs invoqués pour sa suspension sont donc très importants, et fondés, mais ils détournent l'attention du fait que l'invocation des prérogatives de police place tout ce qui a été fait par la suite en dehors de l'état de droit, une fois que toutes les limitations ont été supprimées. Où est l'obligation de rendre des comptes si la proposition est de changer la loi ?

C'est ce qui est devenu courant aujourd'hui dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'économie, de l'environnement, du travail, du patrimoine, de l'éducation, des soins de santé, des affaires autochtones et de tout le reste. Néanmoins, cette pratique suscite aujourd'hui une réaction à l'invocation de la Loi sur les mesures d'urgence et aux autres lois proposées qui impliquent juger des gens sur la base des définitions données par la police politique de ce qu'est le terrorisme, la sécurité nationale, la haine, etc. C'est ce qui est en train de se produire en mode accéléré aujourd'hui avec les propositions de nouvelles lois pour appliquer ces définitions arbitraires. Les dirigeants s'efforcent de convaincre les gens qu'il est nécessaire de s'identifier à leurs conceptions de l'intérêt national et d'abandonner leur propre expérience et leurs conceptions de ce qui constitue la nation et les intérêts du peuple.

Les notions d'« ordre » et de « droits » sont présentées comme des abstractions. Ce qui n'est pas dit, c'est que la conception de l'« ordre » sur laquelle reposent les institutions démocratiques libérales du Canada ne permet plus de contenir tous les conflits entre des intérêts disparates dans les sociétés et le monde d'aujourd'hui. Loin de maintenir l'ordre, c'est l'anarchie et la violence qui prévalent aujourd'hui. Les anciennes méthodes de régulation des luttes de factions dans les cercles dirigeants ne permettent plus d'atteindre l'objectif désiré, qui est la négociation d'une trêve entre elles, alors que les élections et un parlement dysfonctionnel ne parviennent pas non plus à maintenir l'illusion de la démocratie au sein de la population. Il faut donc prendre des mesures pour marginaliser et écarter encore plus les citoyens, dont les demandes et les opinions sont étouffées.

L'ironie est qu'au nom de la préservation de la démocratie contre l'autocratie, ils établissent une sorte d'autocratie et de régime autoritaire qui leur est propre.

Selon le juge Rouleau, il y a l'autorité qui impose l'ordre et c'est la condition de la liberté. Il fait référence à une société civile qui reconnaîtrait des droits civiques dans des limites dites raisonnables. Pour préserver l'ordre, ceux qui accordent des droits doivent aussi avoir le pouvoir d'en priver les citoyens, mais ils doivent faire valoir qu'ils maintiennent un équilibre afin de ne pas éliminer la liberté. Le PCC(M-L) maintient que la sécurité de l'État ne peut être assurée que si les droits sont garantis, et non s'ils sont suspendus.

Mais rien n'est dit sur les droits – d'où ils viennent, à qui ils appartiennent, ce qu'ils sont ou comment ils sont défendus. L'idée que les droits peuvent être retirés dans certaines circonstances domine, alors que la conception moderne selon laquelle ils doivent être défendus dans toutes les conditions et en toutes circonstances, basée sur la mobilisation du peuple pour apporter des solutions aux problèmes, est absente. Ce qui n'est pas dit mais présupposé, c'est que l'autorité, c'est-à-dire l'ordre, est définitive, qu'elle ne peut être modifiée et que l'autorité reconnaît les droits dans la mesure où ils ne constituent pas une menace pour l'autorité.

Les droits sont un acte d'être. Ils appartiennent aux personnes en vertu de leur qualité d'être humain, lorsqu'elles font des réclamations à la société qui humanisent l'environnement naturel et social. Les droits ne peuvent être ni donnés, ni retirés, ni perdus de quelque manière que ce soit. Et la parole ne peut pas non être retirée car elle est beaucoup plus qu'un droit civil, elle un droit humain qui prend la forme d'un acte d'être, l'acte d'une personne humaine qui réclame à la société quelque chose qui lui appartient en vertu de son droit d'être.

Bien entendu, ce n'est pas la conception que défend le juge Rouleau. L'« ordre » dont il parle est celui d'un Canada intégré dans l'économie et la machine de guerre des États-Unis et tout ce qui menace ces intérêts doit être supprimé. Les menaces à l'« ordre » ou à la « sécurité » comprennent la perturbation des corridors commerciaux, des voies de transport, des corridors énergétiques, des chaînes d'approvisionnement, qui sont tous rapidement transformés pour répondre aux besoins de la machine de guerre de l'impérialisme américain. Les raisons de ces perturbations ne sont pas du tout analysées, alors que tout est fait pour justifier la criminalisation des citoyens et résidents et les réclamations qu'ils sont en droit de faire à la société.


Barrage ferroviaire à Toronto en soutien aux défenseurs de la terre wet'suwet'en, 9 février 2020. Ces barrages ont été présentés comme des menaces à l'« ordre » ou à la « sécurité ». 

Prenons l'exemple de ce que le juge Rouleau dit à propos du gel des comptes bancaires, une mesure draconienne. Sans rien dire de la facilité avec laquelle l'État a ordonné aux banques de saisir les biens des gens, il note que si l'intention était d'encourager les gens à quitter les manifestations, il aurait dû y avoir un mécanisme pour débloquer les comptes une fois que l'objectif de forcer ces gens quitter les manifestations par manque d'argent pour subvenir à leurs besoins avait été atteint. Les conséquences d'une décision qui laisse les gens sans argent pour la nourriture, le loyer et d'autres nécessités de la vie, sans avertissement, ne sont même pas abordées. Au lieu de cela, il s'inquiète pour les banques.

« L'absence de toute règle précise au sujet du déblocage des avoirs préoccupait les établissements financiers, qui ne savaient pas comment déterminer si une personne dont le nom figurait dans un rapport fourni par la GRC n'était plus une personne désignée », écrit-il.

Faisant référence au fait que des comptes conjoints ont été gelés, laissant des personnes n'ayant aucunement participé au Convoi de la liberté sans accès à leurs comptes, il écrit : « Il est évidemment injuste que des personnes sans lien avec les manifestations voient leurs comptes gelés. La difficulté, toutefois, est que cela semble avoir été inévitable. » Point à la ligne.

Mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Les travailleurs canadiens et québécois et les personnes en quête de justice peuvent comprendre ce qui les attend sous ce type de régime autocratique.

Pour sa part, le juge Richard Mosley, qui a mené l'examen judiciaire sur l'invocation de la Loi des mesures d'urgence et des ordonnances connexes, n'accepte pas la désinvolture avec laquelle le gouvernement libéral a fait un pied de nez à la loi telle qu'écrite, au point de refuser de communiquer publiquement l'avis de son propre ministère de la Justice sur la légalité de son action. Le juge Mosley a déclaré que « la loi, c'est la loi ». Vous avez le pouvoir de changer la loi par l'intermédiaire du Parlement, mais vous n'êtes pas au-dessus de la loi. Il a réprimandé le gouvernement libéral, mais n'a pas parlé du fait que les partis du cartel, utilisant leur majorité ou tout autre accord concocté pour maintenir un gouvernement minoritaire au pouvoir, adopter des lois qui privent les Canadiens de leurs droits sous toutes sortes de prétextes, rendant ainsi ces actes « légaux ».

Du point de vue de la classe ouvrière et du peuple, la question n'est pas de savoir comment rendre légale la criminalisation des personnes qui défendent leurs droits. Ou qui exercent leur droit de conscience. Lorsque l'autorité ne fait pas son devoir, il y a un conflit entre l'autorité qui refuse de faire son devoir et l'acte d'être où le peuple fait son devoir en réclamant ce qui lui appartient de droit. Ce que les conditions exigent entre en conflit avec l'autorité. Au lieu d'arriver à des décisions par des discussions, en donnant des arguments convaincants et en parvenant à des conclusions justifiées, la violence d'État est utilisée au nom de grands idéaux. Il faut y mettre un terme.

Les droits sont affirmés lorsque la classe ouvrière conduira le peuple dans l'affirmation d'une autorité qui change les conditions en faveur du peuple et que le peuple accomplira son devoir en veillant à ce que les autorités le fassent. Les êtres humains ne peuvent accomplir leur devoir que s'ils exercent leur droit de conscience. Cette lutte est donc au coeur du renouveau démocratique du Canada.


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Volume 54 Numéro 20 - 27 mars 2024

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