La crise du système électoral américain

Le rôle de la Cour suprême et de son intervention dans les élections avant le vote

- Kathleen Chandler


6 janvier 2021 : l'assaut du Capitole des États-Unis

Une affaire importante en instance devant la Cour suprême concerne une décision de la Cour suprême du Colorado exigeant le retrait de Donald Trump du scrutin pour avoir participé à une insurrection le 6 janvier 2021. La Cour entendra les arguments oraux le 8 février et pourrait décider de l'affaire avant les primaires du 5 mars dans cet État. L'importance de cette affaire fait l'objet d'une désinformation généralisée, qui se concentre sur la question de savoir si la Cour suprême est favorable ou pas à Trump, si le 6 janvier 2021 était ou non une insurrection et ce que disent ou ne disent pas la Constitution et le 14e amendement, etc.

Le plus important est que la Cour suprême, déjà fortement discréditée, pourrait effectivement décider de l'élection présidentielle en déclarant que Donald Trump n'est pas éligible et en le retirant du scrutin dans tout le pays. Si elle en décide ainsi, un tel geste provoquerait considérablement la colère de plusieurs, y compris de la faction du parti cartellisé qui soutient Trump. Cela pourrait provoquer une réponse violente dans une situation où les dirigeants sont désespérés d'empêcher la guerre civile et de bloquer la dynamique vers d'autres options, celles qui favorisent le peuple. Pour éviter cela, la Cour pourrait se prononcer en faveur de Trump en adoptant une approche plus limitée qui laisse de côté la question de l'insurrection.

Lors des plaidoiries orales devant la Cour suprême le 8 février, les questions soulevées par les juges que leur décision serait une décision limitée et porterait non pas sur l'insurrection, mais sur l'autorité du Colorado à décider de retirer  le nom de Donald Trump sur le bulletin de vote. C'est d'ailleurs ainsi que la Cour a posé la question : « La Cour suprême du Colorado a-t-elle commis une erreur en ordonnant que le président Trump soit exclu du scrutin des primaires présidentielles de 2024 ? » Cela permet de ne pas statuer sur l'insurrection, tout en renforçant l'autorité fédérale.

L'affaire est l'expression du conflit entre les autorités fédérales et celle des États en matière d'élections. Les dispositions constitutionnelles existantes, nécessaires à la création de la fédération des États des États-Unis, confèrent aux États l'autorité en matière d'élections. Le Colorado, en tant qu'État, fait pression pour que ce soient les États qui décident des résultats des élections, et non l'autorité fédérale.

Les questions des juges ont porté sur le fait que c'est le Colorado qui décide. Ils ont également rappelé qu'un précédent de la Cour, datant de 1869, indique que l'interprétation de la clause d'insurrection de la Constitution doit être laissée au Congrès qui adoptera une loi à ce sujet.

La juge Elena Kagan a remis en question le pouvoir des États de décider des candidats aux élections nationales, même si c'est une chose qu'ils font régulièrement. « Pourquoi un seul État devrait-il avoir la capacité de prendre cette décision non seulement pour ses propres citoyens, mais aussi pour le reste de la nation ? », a demandé la juge Elena Kagan. La juge Amy Coney Barrett a également déclaré que si la Cour confirmait la décision du Colorado, elle trancherait en pratique la question pour tous les autres États.

Le président de la Cour suprême, John Roberts, a déclaré qu'en cas de décision favorable au Colorado, « je m'attends à ce qu'un bon nombre d'États disent au candidat démocrate, quel qu'il soit, 'vous n'êtes pas autorisé à voter'. Il a ajouté : Il ne restera plus qu'une poignée d'États pour décider de l'élection présidentielle. C'est une conséquence assez redoutable ».

Le juge Brett Kavanaugh a demandé à l'avocat Jason Murray, l'avocat de ceux qui demandent que le nom de Donald Trump soit retiré : « Qu'en est-il de l'idée que nous devrions penser à la démocratie ? ... Parce que votre position a pour effet de priver les électeurs de leur droit de vote dans une large mesure. » Ce à quoi Murray a répondu : « La raison pour laquelle nous sommes ici est que [l'ancien] président Trump a essayé de priver de leurs droits 80 millions d'Américains qui ont voté contre lui. »

L'implication est que la Cour se prononcera en faveur du maintien de Donald Trump sur le bulletin de vote parce que les États ne devraient pas avoir le pouvoir de décider. Cette autorité doit revenir au gouvernement fédéral et au Congrès. Une décision limitée laisserait la question de l'insurrection ouverte, ou serait décidée par le Congrès, et non par les États. Une telle décision serait perçue comme une atteinte à l'autorité des États en matière d'élections et comme un renforcement de l'autorité fédérale. Elle ne contribuera en aucune manière à résoudre la crise dans laquelle se trouve le système électoral américain. Les luttes de factions deviendront de plus en plus violentes en l'absence de moyens pacifiques pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté.

En outre, rien de tout cela n'aborde la réalité actuelle d'un système antidémocratique et inégalitaire qui promeut des candidats présidentiels non choisis ou non désirés par le peuple. Nombreux sont ceux qui voteraient « aucun de ces candidats » si cela figurait sur tous les bulletins de vote. Le fait est que, sous les autorités étatiques actuelles, les citoyens sont privés de leur droit de vote par de nombreux moyens, en particulier les Noirs, les étudiants et les anciens prisonniers. Les bulletins de vote et l'accès au scrutin dans chaque État, y compris pour l'élection présidentielle, sont déjà différents, ce qui rend chaque vote inégal. En général, une poignée d'États comme la Floride, l'Ohio et la Pennsylvanie décident de l'issue d'une élection. Les affaires judiciaires telles que celle-ci cachent les problèmes réels, et les solutions, d'un système électoral qui prive les électeurs de leur droit de vote et leur refuse le droit d'élire et d'être élu.

La défense de l'autorité étatique par le Colorado

La secrétaire d'État du Colorado, Jena Griswold, est également intervenue en faveur de l'exclusion de Donald Trump du scrutin en invoquant l'argument que c'est à l'État de décider des questions électorales.  Elle affirme que « le requérant Trump conteste la prérogative constitutionnelle du Colorado d'exclure les candidats inéligibles de ses bulletins de vote ». Elle ajoute : « De même que le Colorado ne peut être contraint de placer sur son bulletin de vote des primaires présidentielles un citoyen naturalisé, un mineur ou une personne élue deux fois à la présidence, il ne devrait pas non plus être contraint d'inclure un candidat dont les tribunaux ont estimé qu'il avait violé son serment de défendre la Constitution en s'engageant dans une insurrection. »

En réponse aux juges qui affirment qu'une décision contre Donald Trump priverait les électeurs de leur droit de vote et aurait un impact négatif « en cascade », les États prenant des décisions différentes, elle a souligné que le bulletin de vote, y compris la liste des candidats, est déjà différent dans chaque État. « Nous devons avoir confiance dans notre système » et « dans les institutions en place pour traiter ce type d'allégations », a-t-elle déclaré. Ce système est basé sur les États et ce sont les États qui décident. Jena Griswold a affirmé ce rôle et cette autorité.

Les dispositions constitutionnelles américaines prévoient que ce sont les États qui décident des questions électorales, et non le gouvernement fédéral. C'est en partie pour cette raison que les 13 États initiaux, qui auraient pu devenir des républiques indépendantes, ont accepté de former l'union et d'établir une autorité fédérale. Saper cette relation accroît le risque de guerre civile. Le gouvernement fédéral est néanmoins intervenu de plus en plus souvent, de diverses manières, comme avec le Help America Vote Act après l'élection de Bush/Gore en 2000. Cette loi obligeait les États à informatiser la machine électorale, centralisait les résultats, et mettait en place un programme fédéral pour en certifier le respect. Dans le cadre de l'accroissement de l'autorité des exécutifs, elle a conféré au secrétaire d'État de l'État, souvent nommé, des pouvoirs beaucoup plus étendus, y compris le contrôle des listes électorales. Le pouvoir de radier arbitrairement des électeurs inscrits sur les listes a depuis été utilisé par divers États, dont l'Ohio et la Floride. Ces deux États seront à nouveau contestés en 2024, après que la Floride a supprimé le nom d'environ un million d'électeurs inscrits sur les listes électorales. La  décision de ces deux État est à nouveau contesté en 2024.

L'élection de 2000 a été décidée par la Cour suprême après qu'elle a eu lieu. Contrairement à Donald Trump, qui a contesté les résultats et l'ensemble du dispositif mis en place avant et après 2020, Al Gore a concédé, au nom d'une passation de pouvoir pacifique. C'est une nécessité fondamentale et le role des élections pour prévenir la guerre civile et  pour faire apparaître le processus électoral comme légitime.  Gore  a concédé la victoire alors qu'il avait remporté le vote populaire. Cette réalité, l'ingérence de la Cour et le fait que Gore ne l'ait pas contestée, a enlevé toute légitimité aux élections pour le peuple. En l'absence d'une autorité fédérale et judiciaire capable d'affirmer un moyen de réconcilier le vote populaire avec les votes du collège électoral qui déclare le résultat de l'élection, l'élection a été considérée comme illégitime et l'anarchie a été élevée au rang d'autorité. L'anarchie est un état où chaque individu, particulièerement ceux aui ont le pouvoir,  est souverain et n'obéit plus à aucune autorité. Le conflit entre les conditions et l'autorité est tel que l'anarchie est élevée au rang d'autorité. Cela inclut l'anarchie que nous constatons aujourd'hui parmi les autorités qui s'affrontent au niveau fédéral et au niveau des États, non seulement pour les élections, mais aussi pour l'immigration, les soins de santé et l'éducation.

Une décision en faveur de Donald Trump pourrait bien laisser de côté la question de l'insurrection, mais servirait à renforcer le rôle du gouvernement fédéral dans les élections, augmentant encore les conflits entre les autorités fédérales et étatiques.

Une décision limitée en faveur de Donald Trump, qui ne tranche pas la question de l'insurrection, ouvre également la voie à des recours devant les tribunaux fédéraux pour refuser l'accès à Trump. Le Michigan et le Minnesota ont décidé qu'il pouvait rester en lice pour les primaires, mais ont laissé ouverte la possibilité de l'exclure du scrutin général pour cause d'insurrection.

Il est également vrai que le fait de laisser la question de l'insurrection ouverte et non définie, ou de la confier au Congrès, renforce encore les pouvoirs de police présidentiels. L'expansion de ces pouvoirs est une chose que Trump, Biden et les dirigeants en tant que classe poursuivent en tant que nécessité pour maintenir la domination de l'oligarchie sur l'ensemble du pays.

Donald Trump, par exemple, a appelé à l'utilisation de la Loi sur l'insurrection, qui permet au président d'utiliser l'armée contre les manifestants, les grévistes qui résistent aux injonctions ou ceux qui bloquent les expéditions vers Israël, etc. Joe Biden, dont les forces soutiennent de nombreux procès intentés par les États contre Trump, pourrait utiliser les pouvoirs exécutifs pour qualifier les manifestations d'insurrection, de la même manière que les lois invoquant un soutien matériel au terrorisme sont désormais utilisées, en particulier contre ceux qui soutiennent la Palestine. Les actions où la police cible les manifestants qui occupent les capitoles des États, par exemple, ou les bâtiments fédéraux de la Chambre des représentants ou du Sénat, qui se produisent déjà, pourraient également être considérées comme de l'insurrection. Les actions à la frontière, où Biden veut pouvoir fermer la frontière et où des troupes sont déjà présentes, pourraient être qualifiées de la sorte. En mettant l'insurrection au premier plan, on ouvre la voie à son utilisation contre le peuple pour réprimer les droits de s'exprimer, de se réunir et de s'organiser.


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Les relations entre l'État américain et le peuple revêtent également une grande importance dans l'examen des affaires judiciaires aux États-Unis. Il faut pour cela reconnaître le rôle de la Cour suprême en tant qu'organe du pouvoir exécutif, opérant dans un contexte de lutte intense entre les factions au sein du pouvoir. Son rôle est de servir la raison d'État américaine à tout moment, ce qui signifie préserver l'union, ce qui, selon la constitution actuelle et à la lumière des rivalités féroces pour le pouvoir, nécessite de renforcer la fonction de président, et non les pouvoirs de l'État.

Lorsqu'il a fallu défendre l'esclavage et éviter la guerre civile, il y a eu l'arrêt Dred Scott de 1857, qui déclarait que les personnes asservies n'étaient pas des êtres humains et n'avaient aucun droit, et confirmait l'utilisation de patrouilles d'esclaves dans les États où il n'y avait pas d'esclaves. Cette décision a permis d'éviter la guerre civile, qui a tout de même éclaté en 1860. Dans les années 1950, alors que la classe dirigeante des États-Unis avait besoin d'intégrer la main-d'oeuvre pour la production industrielle de masse et que la ségrégation existante y faisait obstacle, la Cour suprême s'est prononcée en faveur de la déségrégation des écoles, dans son arrêt Brown vs. Board of Education en 1954. Elle a de nouveau agi comme un bras de l'exécutif, soutenant et renforçant la fonction présidentielle. D'autres facteurs entrent en ligne de compte, mais l'essentiel est d'examiner les besoins et les intérêts de la classe dirigeante américaine dans son ensemble pour préserver l'union et les actions de la Cour pour servir ces intérêts de classe. Les États et leurs exécutifs agissent de la même manière à leur niveau.

Les arrangements et les relations existants provoquent le conflit entre des intérêts privés étroits et les autorités établies lorsque la Constitution américaine a été ratifiée il y a 236 ans dans des conditions matérielles très différentes. Au niveau fédéral, il existe une division du travail entre le président, les tribunaux et le Congrès, mais tous ont le devoir de préserver le pouvoir de l'État américain, c'est-à-dire de préserver l'union. C'est de plus en plus difficile en raison des luttes intenses entre factions, des États capables de devenir leur propre pays et du refus, à tous les niveaux, de moderniser la démocratie.

Aujourd'hui, les dispositifs qui ont échoué, notamment les élections et les tribunaux, ne permettent plus de résoudre les conflits entre les dirigeants, y compris entre les autorités qui rivalisent au sein de la bureaucratie exécutive et entre le gouvernement fédéral et les États. Le recours aux tribunaux pour statuer sur les questions qui se posent ne règle rien. Il ne sert pas seulement à accentuer les contradictions mais, plus important encore, il révèle la nécessité de renouveler la raison d'État sur la base d'un système de gouvernance qui donnent au peuple le pouvoir de gouverner et de décider.

C'est ce qui est pertinent dans l'affaire soumise à la Cour suprême, et non les débats pour ou contre Donald Trump.


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Volume 54 Numéro 13 - 24 février 2024

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