Le rapporteur spécial des Nations unies dénonce le Programme de travailleurs étrangers temporaires du Canada
Le rapport de Tomoya Obokata, rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d'esclavage, y compris leurs causes et leurs conséquences, a été publié le 22 juillet. « Le Canada devrait mettre fin aux accords de migration de main-d'oeuvre qui favorisent l'exploitation du fait qu'ils rendent les travailleurs dépendants à l'égard des employeurs et qui permettent à ces derniers d'exercer un contrôle sur le logement, les soins de santé et le statut migratoire de leurs employés », peut-on lire dans le rapport.
Le rapporteur spécial a visité le Canada du 23 août au 6 septembre 2023 pour évaluer les efforts du gouvernement canadien en matière de prévention et de lutte contre les « formes contemporaines d'esclavage, afin d'identifier les bonnes pratiques et les défis à relever ». Au cours de sa visite, il s'est rendu à Ottawa, Moncton, Montréal, Toronto et Vancouver et a rencontré des représentants des gouvernements fédéral et provinciaux, des ministères et des agences, des organisations de la société civile, des organisations de travailleurs, des universitaires, des travailleurs et des survivants des formes contemporaines d'esclavage, entre autres.
Son rapport note que le Canada n'a pas encore ratifié la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, ni le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Il informe également que le Canada est un partenaire de l'Alliance 8.7, qui demande aux États « d'éliminer les formes contemporaines d'esclavage d'ici à l'horizon 2030 » et que le Canada n'a pas encore ratifié la Convention sur la sécurité et la santé au travail, la Convention sur l'inspection du travail (agriculture) et la Convention sur les travailleurs domestiques de l'Organisation internationale du travail (OIT), et l'invite à le faire.
Le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) est administré par Emploi et Développement social Canada, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et l'Agence des services frontaliers du Canada, mais au Québec, il est administré en partenariat avec le gouvernement du Québec.
Les cinq volets du programme sont les suivants : talents mondiaux, résidence permanente, hauts salaires, bas salaires et agriculture primaire, y compris le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS).
La plupart des travailleurs étrangers temporaires, souligne le rapporteur spécial, sont engagés dans l'agriculture ou dans des formes de travail connexes. PTAS diffère des autres programmes en ce sens qu'il est géré par des accords bilatéraux entre le Canada et les pays d'origine.
Statistique Canada souligne que 70 267 travailleurs étrangers temporaires étaient employés dans le secteur de l'agriculture et 45 428 dans celui des breuvages alimentaires en 2023, ce qui représente une augmentation de 21 % par rapport à 2020.
Et même si le PTET est un programme fédéral, le rapport de M. Obokata note que « la surveillance des conditions de travail relève principalement de la responsabilité des autorités provinciales et territoriales, à l'exception de quelques secteurs soumis à la réglementation fédérale ». Il informe également que le nombre de travailleurs étrangers temporaires entrant au Canada a considérablement augmenté au fil du temps, avec près de 136 000 titulaires de permis dans le cadre du PTET en 2022, une augmentation par rapport aux quelques 84 000 en 2018.
Dans le cadre du PTET, explique le rapport, « le statut migratoire des travailleurs dépend d'un permis de travail fermé, lié à un employeur donné », ce qui a « créé un important déséquilibre de pouvoir, car les travailleurs licenciés peuvent être expulsés vers leur pays d'origine. Les employeurs peuvent avoir peu de raisons de garantir des conditions de travail décentes dans la mesure où les travailleurs ne disposent pas véritablement d'une solution de rechange ».
À cela s'ajoute le fait que les travailleurs « ne sont pas toujours au courant de leurs droits », « car certains employeurs ne fourniraient aucune information utile ». Parmi les autres problèmes auxquels ils sont confrontés, citons les barrières linguistiques et l'accès limité à l'internet. En outre, « la plupart des travailleurs hésitent à signaler des problèmes à leur employeur ou à dénoncer des conditions de travail assimilables à de l'exploitation par crainte d'être perçus comme des personnes qui aiment se plaindre », pour être ensuite rapatriés au motif qu'ils ne conviennent pas.
Le gouvernement ne semble pas non plus « prendre l'initiative d'informer les travailleurs de façon efficace de leurs droits, même s'il organise des séances d'information sur les droits des travailleurs à l'intention des employeurs, des consulats, des organisations d'aide aux travailleurs migrants et des autorités ».
Le gouvernement « délègue aux employeurs une part importante de la responsabilité d'informer les travailleurs étrangers temporaires de leurs droits, en dépit du conflit d'intérêts manifeste que cela crée ». Et contrairement aux autres nouveaux arrivants, « les travailleurs étrangers temporaires ne peuvent pas bénéficier des services d'installation offerts par les autorités fédérales, alors que cette possibilité leur permettrait d'obtenir des informations sur leurs droits et de participer plus facilement à la vie publique ». Ainsi, « c'est aux organisations de la société civile qu'il incombe de repérer et d'informer les travailleurs ou à ces derniers de demander de l'aide », tandis que « les employeurs peuvent prendre des mesures pour empêcher que de tels contacts s'établissent ».
Le rapport du rapporteur spécial affirme que « [t]ous les travailleurs devraient avoir des droits syndicaux, mais des obstacles empêchent les travailleurs migrants d'exercer ces droits. Ces travailleurs ne sont pas toujours représentés par des syndicats, en particulier dans les secteurs de l'agriculture et des soins de santé, où tous les travailleurs ne bénéficient pas des droits syndicaux reconnus au niveau fédéral », note le rapport. Plus précisément, dans le cadre du PTAS, « les travailleurs ne peuvent pas négocier leurs conditions de travail, car leur contrat fait l'objet d'un accord entre le Gouvernement et les pays d'origine ».
« Chez de nombreux travailleurs saisonniers, la crainte de la servitude pour dettes vient s'ajouter à la peur de perdre son emploi et d'être expulsé », poursuit le rapport. « Les employeurs font valoir que le régime des permis de travail fermés est nécessaire pour leur permettre de récupérer les frais liés à l'embauche et au voyage des travailleurs, ce qui crée de facto une situation de servitude pour dettes. De nombreux travailleurs s'endettent pour couvrir les dépenses liées à leur participation aux programmes susmentionnés et comptent sur leur salaire canadien pour rembourser leurs dettes. Il leur arrive en outre de contracter des dettes auprès d'autres recruteurs, notamment d'engager des dépenses qui, légalement, devraient être prises en charge uniquement par l'employeur. »
En raison « des inégalités structurelles entre les travailleurs étrangers temporaires et les employeurs et du fait que ces travailleurs n'ont pas suffisamment accès à la justice et à des voies de recours », « ils sont victimes de toutes sortes d'abus ». Le rapporteur spécial a « reçu des informations concernant des cas de versement partiel du salaire et de confiscation de salaires, de violences physiques, psychologiques et verbales, d'horaires de travail excessif, de périodes de pause limitées, d'activités sortant du cadre contractuel, de fonctions d'encadrement non rémunérées, d'absence d'équipement de protection individuelle, notamment dans des conditions dangereuses, de confiscation de documents et de réduction arbitraire des heures de travail ».
« Des femmes ont signalé des cas de harcèlement, d'exploitation et de violence sexuels. La fraude est aussi un problème, des travailleurs ayant indiqué qu'ils avaient reçu la fausse assurance que leur employeur avait demandé à faire l'objet d'une étude d'impact sur le marché du travail (EIMT) ou sollicité l'octroi d'un titre de séjour permanent, et avaient fini par découvrir qu'ils étaient en situation irrégulière. Sans une aide extérieure, il est difficile pour les travailleurs de s'orienter dans les mécanismes de plainte » et « la confidentialité n'est pas toujours bien respectée et les lanceurs d'alerte subissent des représailles en dépit de l'interdiction de se livrer à cette pratique ».
La police également « ne prendrait pas les plaintes au sérieux, se déclarerait incompétente et dénoncerait les travailleurs aux services de l'immigration au lieu d'enquêter sur leurs plaintes ».
Conclusions et recommandations
Le rapport du rapporteur spécial souligne « les effets néfastes des activités du secteur privé canadien sur les droits de l'homme et le traitement réservé aux groupes marginalisés ». Il invite le Canada à agir « avec plus de détermination pour réformer les lois et les politiques qui permettent l'exploitation des travailleurs vulnérables et n'offrent pas de recours utiles et de réadaptation adéquate aux victimes d'exploitation et d'abus ».
Il suggère que le Canada « ayant pris conscience que ses politiques passées et actuelles étaient à l'origine de problèmes en matière de droits de l'homme » doit désormais « prendre les mesures correctives adaptées, notamment encourager les entreprises canadiennes à faire preuve de diligence raisonnable en matière de droits de l'homme, réformer les programmes de migration qui favorisent l'exploitation ».
En ce qui concerne le cadre constitutionnel du pays, le rapporteur spécial estime que « les modalités actuelles de partage des compétences » entre le gouvernement fédéral, le gouvernement du Québec et les gouvernements provinciaux et territoriaux « conduisent systématiquement à un manque de coordination entre les autorités qui a pour effet de rendre certains groupes plus vulnérables aux formes contemporaines d'esclavage et d'entraver les efforts visant à protéger et aider les victimes ».
Pour que les gens puissent « coexister sans discrimination », le rapport affirme que « tous les habitants doivent jouir des mêmes droits ». Il note que « de nombreuses organisations de la société civile et d'organisations de travailleurs » ont « analysé les problèmes en matière de droits de l'homme qui sont mis en lumière dans le présent rapport et ont tiré des conclusions similaires ». Le rapporteur de l'ONU appelle le gouvernement à « appliquer leurs recommandations », « plutôt que de temporiser en prolongeant les débats ou en soumettant des recommandations concrètes à un examen interminable ».
Le Canada est invité à mettre fin « à l'utilisation de régimes de permis de travail fermés » et à accorder « à tous les travailleurs le droit de choisir et de changer d'employeur dans n'importe quel secteur, sans restriction ni discrimination ».
Il recommande au gouvernement fédéral de veiller à ce que « tous les travailleurs migrants aient accès à une procédure claire d'obtention de la résidence permanente dès leur arrivée dans le pays » et qu'ils puissent « bénéficier des services d'établissement financés par les autorités fédérales et d'autres services publics sans discrimination ».
Le rapport recommande également la régularisation de ceux « qui ont perdu leur statut de résident, en particulier celle des travailleurs qui ont été victimes de formes contemporaines d'esclavage ».
Il enjoint le gouvernement de faire respecter « les obligations internationales relatives aux droits de l'homme, les normes nationales relatives aux droits de l'homme et les normes provinciales et territoriales concernant les droits des travailleurs migrants en matière de travail, de santé et sécurité au travail, de syndicalisation, de soins de santé et de logement, sans discrimination ».
Quant au « manque de coordination entre les différentes autorités », le rapport déclare que cela pourrait être traité « en créant un organisme unique de coordination chargé de contrôler pleinement le respect des droits des travailleurs migrants ».
Le gouvernement fédéral devrait également « veiller à ce que tous les travailleurs migrants bénéficient d'un accès équitable aux soins de santé dès leur arrivée » et puissent « signaler efficacement les abus et être protégés », notamment en fournissant à « tous les travailleurs migrants les informations nécessaires sur leurs droits », « avant et après leur arrivée, dans des langues qu'ils comprennent ». Des cours de langue devraient également être dispensés « à tous les travailleurs migrants avant et après l'arrivée ».
La procédure d'obtention d'un permis de travail ouvert pour les travailleurs vulnérables devrait être simplifiée et ces permis devraient être plus facilement renouvelables, en attendant qu'ils soient remplacés par des permis de travail fermés.
Le gouvernement fédéral est également invité à « allouer des ressources suffisantes et à renforcer le régime d'inspection du travail » en veillant à ce qu'il « englobe tous les secteurs, y compris les soins à domicile » et « tous les aspects des obligations des employeurs ».
Les inspections devraient être « inopinées » et « portent sur tous les aspects des droits des travailleurs migrants et toutes les obligations des employeurs, notamment l'accès aux soins de santé, la communication d'informations exactes et le contrôle des agences de recrutement ».
Il est également proposé que le gouvernement fédéral ratifie « la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, la Convention de 1969 sur l'inspection du travail (agriculture) (no 129) de l'OIT et la Convention de 2011 sur les travailleuses et travailleurs domestiques (no 189) de l'OIT ».
Le Canada est exhorté à mettre fin à la « collusion avec les autorités chargées des questions d'immigration qui conduit à l'expulsion de victimes, de témoins », « et des lanceurs d'alerte » et de « protéger efficacement » les victimes, les témoins et les lanceurs d'alerte migrants en leur fournissant un statut et une voie claire vers la résidence permanente « laquelle ne doit en aucun cas être subordonnée à la collaboration avec les forces de l'ordre », et de prévoir « des procédures pour que les victimes et survivants de nationalité étrangère puissent obtenir la résidence à long terme ou la résidence permanente ».
Pour lire le rapport complet du rapporteur spécial, cliquez ici.
Cet article est paru dans
Volume 54 Numéro 9 - Septembre 2024
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