Le rôle peu honorable du Canada

L'abstention du Canada lors du vote de la Troisième commission sur le projet final de Déclaration universelle des droits de l'homme le 7 décembre 1948 en a fait sourciller plus d'un à l'époque. À ce sujet, William A. Schabas écrit dans le McGill Law Journal :

Dans un discours à l'Assemblée générale, le ministre des Affaires étrangères, Lester B. Pearson, a expliqué que le Canada s'était abstenu en raison de préoccupations au niveau fédéral sur le danger de porter atteinte aux compétences provinciales. Même à cette époque, plusieurs, dont John Humphrey, ont trouvé cette histoire difficile à avaler. Par sa recherche dans les documents d'archives maintenant disponibles, l'auteur révèle que l'hésitation canadienne était surtout fondée sur le malaise du cabinet fédéral vis-à-vis des questions de fond enchâssées dans la Déclaration, y compris la liberté de religion et d'association. Les faits portent à croire que la question de la compétence provinciale n'était rien de moins qu'un prétexte défendu par les politiciens fédéraux qui voulaient esquiver leurs engagements internationaux face aux droits internationaux de l'homme. Le gouvernement canadien a induit en erreur l'opinion publique canadienne et internationale en dissimulant son opposition de fond à la Déclaration derrière des arguments procéduraux.

[...]

Malgré l'engagement enthousiaste de Humphrey, le gouvernement canadien vis-à-vis la Déclaration faisait plutôt preuve de scepticisme. En fait, par moment, l'attitude du Canada était des plus hostiles. Pendant le vote sur l'ébauche de la Déclaration à la Troisième commission de l'Assemblée générale, la délégation canadienne, sous la direction et l'instruction personnelles du secrétaire d'État aux Affaires étrangères Lester B. Pearson, s'est désolidarisée de la vaste majorité des membres des Nations unies et a refusé d'appuyer la Déclaration[1].

En mai 1947, alors que les travaux du comité de rédaction allaient bon train, le Canada a établi un Comité conjoint spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales dont le mandat était d'examiner les meilleures façons de mettre en oeuvre les obligations enchâssées dans la Déclaration des droits de l'homme de l'ONU. Les conseillers juridiques du ministère des Affaires étrangères et de Humphrey ont souligné devant des parlementaires plutôt sceptiques du comité que la Déclaration ne serait pas un traité sur les droits de l'homme qui serait contraignant pour les pays qui y adhéreraient mais plutôt une résolution de l'Assemblée générale n'ayant aucune conséquence contraignante en vertu du droit international.

Le compte rendu des réunions du comité en 1948 reproduit ou mentionné par Schabas révèle certaines des inquiétudes du Canada face à la Déclaration dans la période menant au vote sur l'ébauche finale. Une de ces préoccupations était que la Déclaration ne faisait pas mention, mais devait le faire, que tous les droits trouvaient leur origine dans Dieu. Une autre était que l'article sur la non-discrimination semblait être incompatible avec l'internement par le Canada des gens d'origine japonaise. À ce sujet, un député de la Colombie-Britannique a répondu qu'il « n'y avait pas eu violation des droits de l'homme dans le traitement des Japonais puisqu'ils avaient été internés non pas pour des questions de « race » mais pour des questions d'« attitudes liées à la loyauté et à la subversion ». Une autre préoccupation était que les clauses sur les droits démocratiques de la Déclaration accorderait aux peuples autochtones le droit de vote alors que les Indiens inscrits étaient interdits de voter au Canada. Le sénateur Gouin a dit que ce n'était pas un problème puisqu'ils « ont le choix d'être des pupilles de l'État et de ne pas voter, ou de voter et d'avoir leur liberté ».

Enfin, le comité parlementaire a dit que, dans l'ensemble, il voyait la Déclaration d'un oeil favorable quoique dans son rapport il demande à la délégation canadienne de ne pas oublier qu'il était généralement opposé aux articles « non nécessaires » et voulait que ce soit officiellement retenu que le nom de Dieu devait être enchâssé dans le premier article.

Le Canada s'abstient de voter pour approuver
l'ébauche finale de la Déclaration

Lorsque la discussion au Troisième comité a traité des articles de la Déclaration touchant aux droits économiques et sociaux, le Canada a déclaré son intention de s'abstenir de voter sous prétexte que ce n'était pas en opposition aux principes promus dans ces articles mais parce que le gouvernement fédéral « n'empiétera pas sur les champs de compétence provinciales, surtout pour ce que est de l'éducation ».

Le Canada a contesté l'inclusion d'un article sur les droits des minorités, sous prétexte qu'au Canada de tels problèmes n'existaient pas. Selon son délégué : « Il a été dit que le problème des minorités pouvait surgir en raison de l'arrivée dans un pays de nouveaux colons issus d'un pays étranger, ou en raison de circonstances défavorables qui pourraient toucher à certains groupes autochtones. Je peux affirmer en toute confiance qu'au Canada le problème de minorités tel que soulevé dans les deux exemples n'existe pas... dans le sens qu'il n'y a pas de mécontentement. »

À mesure que l'heure du vote final sur l'ébauche finale approchait, différents scénarios ont été discutés entre les hauts-fonctionnaires des Affaires étrangères et la délégation à Paris sur comment le Canada pourrait s'y prendre pour retarder le vote pour gagner du temps afin de modifier le document conformément aux goûts du gouvernement. Cependant, le problème qui se posait était comment le faire sans se mettre à dos les États-Unis et la Grande-Bretagne qui avaient hâte d'adopter la Déclaration sans plus tarder, et comment éviter que le Canada soit critiqué pour avoir semblé s'opposer en principe à l'adoption de la Déclaration des droits de l'homme.

Les choses se sont précisées, néanmoins, lorsqu'un message sans équivoque est arrivé du premier ministre Louis St-Laurent qui disait qu'il était particulièrement préoccupé par l'impact potentiel des articles sur la liberté de parole, la liberté d'association, la liberté d'assemblée et le droit à l'emploi dans la fonction publique car ils pourraient servir à mettre pression sur l'État pour qu'il « ne discrimine pas contre les communistes en raison de leurs opinions politiques ainsi que l'article 27 qui obligerait un pays de fournir une éducation supérieure à tous aux frais de l'État si les gens sont dans l'impossibilité de payer pour leur éducation ». La délégation a répondu : « Conformément à vos instructions, la délégation canadienne ne parrainera ni n'appuiera l'adoption rapide de la Déclaration des droits de l'homme dans sa forme actuelle. »

Les échanges se sont poursuivis cependant sur ce que le Canada devait faire alors que Lester Pearson devenait de plus en plus inquiet de comment s'abstenir lors du vote final et comment le fait d'être contre la vaste majorité, y compris les États-Unis et la Grande-Bretagne, pourrait ternir l'image du Canada. Des considérations politiques liées à la vie politique canadienne semblent avoir motivé Pearson à la fin à préconiser l'abstention lors du vote à la Troisième commission de voter en faveur de la Déclaration à l'Assemblée générale.

Le 7 décembre, lorsqu'il était temps de voter sur l'ébauche finale au Troisième comité, le Canada s'est abstenu au même titre que l'URSS, l'Ukraine, la Biélorussie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie. Schabas écrit qu'après le vote, Pearson, qui était maintenant à Paris pour participer à la prochaine réunion de l'Assemblée générale, avait informé Ottawa que la délégation s'était faite approcher d'urgence par le Royaume-Uni et les États-Unis qui ont expliqué à la délégation canadienne qu'ils étaient prêts à approuver la Déclaration dans sa forme actuelle, en dépit de ses imperfections, en raison de sa valeur en tant qu'instrument de propagande contre le bloc soviétique qui, prétendaient-ils, niait à leurs peuples leurs droits humains. Ils percevaient l'abstention du Canada comme un élément qui mitigerait les objectifs de propagande qu'ils visaient », a dit Pearson. Aussi était-il conscient que c'était un dur coup pour le Canada d'avoir fait bande à part en s'abstenant avec les membres du « bloc soviétique » – même s'il l'avait fait pour des raisons totalement différentes.

Puis, trois jours plus tard, conformément au plan, le Canada a changé son fusil d'épaule et a voté en faveur de la Déclaration à l'Assemblée générale. Dans son discours du 10 décembre à l'Assemblée, Pearson a parlé de certaines hésitations du Canada face à certaines « difficultés et ambiguïtés dans la Déclaration », mais a clairement laissé entendre qu'il n'y avait pas de problèmes graves quant au fond de la Déclaration. Peu convaincu, Schabas dit :

Et pourtant, les documents des Archives nationales révèlent une tout autre histoire. Le premier ministre Louis St-Laurent lui-même avait fait part de ses principales préoccupations au sujet de la liberté d'expression, la liberté d'assemblée, la liberté d'association, et le droit à l'emploi dans la fonction publique, parce qu'ils pourraient être invoqués par les communistes. Des membres anonymes du Cabinet ont aussi soulevé leurs inquiétudes que défendre la liberté de religion pourrait servir à appuyer les Témoins de Jéhovah. Même l'opposition à la reconnaissance des droits économiques et sociaux, qu'on disait n'être pas plus qu'un conflit fédéral-provincial, était clairement plus fondamentale. Le Comité parlementaire avait déjà fait valoir que de telles clauses, qui imposaient des obligations aux États plutôt que d'accorder des droits aux individus, n'avaient pas leur place dans la Déclaration...

[...]

Le gouvernement canadien et le ministère des Affaires étrangères en particulier ont trompé l'opinion publique canadienne et internationale en dissimulant leur opposition de fond à la Déclaration derrière des arguments procéduraux. L'hostilité ouverte envers certains articles de la Déclaration était accompagnée d'une forte dose d'indifférence...

[...]

Il n'existait tout simplement aucune « culture des droits de l'homme » au sein du ministère des Affaires étrangères. On ne peut identifier un seul haut-fonctionnaire parmi les nombreuses personnalités connues qui travaillaient alors pour le ministère – tant Pearson, [Escott] Reid que [George] Ignatieff – qui accordaient une réelle importance à la Déclaration. Aucun d'entre eux n'a même fait mention de la Déclaration dans leurs mémoires. Ils semblaient davantage préoccupés par d'autres enjeux de l'époque, comme le pont aérien de Berlin et la création de l'OTAN.

Note

1. « Canada and the adoption of the Universal Declaration of Human Rights », William A. Shabas, McGill Law Journal, 43 (2) (1998). pp. 403-441. Traduit de l'anglais par LML.

(Archives du LML)


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Volume 53 Numéro 28 - Décembre 2023

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