L'incident de Berne

– Yuriy Rubtsov –

L'URSS a remporté la victoire sur l'Allemagne nazie  avec les alliés de la coalition (malgré les intrigues de ces derniers). Ce fait est irréfutable.

À la fin de 1942, en pleine bataille de Stalingrad, l'antenne londonienne des Renseignements soviétiques à l'étranger communiquait une conversation qui s'était déroulée entre l'ambassadeur britannique aux États-Unis Edward Wood, lord Halifax et le secrétaire d'État Benjamin Sumner Welles. Ce dernier déclara que si l'Allemagne tombait en 1943 ou 1944, alors l'Armée rouge se déploierait loin vers l'ouest. Cela aurait un impact négatif sur l'opinion publique américaine et modifierait les plans pour la reconstruction de l'Europe.

Dans le but de ralentir l'avance de l'Armée rouge en Europe, les alliés anglo-américains s'adonnèrent constamment à des manoeuvres répréhensibles, comme celle d'essayer d'entamer des pourparlers séparés avec les nazis. Allen Dulles fut recruté pour travailler pour le Bureau des services stratégiques. Il mena des négociations secrètes à Berne, en Suisse, avec le général SS Karl Wolff, afin d'obtenir la reddition de toutes les armées allemandes et fascistes en Italie du Nord, voire sur l'ensemble du front occidental. Le nom de code de ces pourparlers était « Operation Sunrise » (Opération lever du soleil). Il ne s'agissait pas d'une initiative privée du général, ainsi que beaucoup l'ont cru, celui-ci représentait la direction du Reich. Le 6 février, il reçut l'instruction d'Adolf Hitler en personne d'établir le contact avec les nations occidentales et de discuter des perspectives d'un armistice sur le front de l'Ouest. L'opération était menée sous la supervision de Heinrich Himmler. En fait, en agissant de la sorte, l'Allemagne s'efforçait de faire d'une pierre trois coups. Elle voulait fractionner la coalition anti-Hitler, voire se joindre à l'Occident dans une éventuelle guerre contre l'URSS si celle-ci était déclenchée. Elle visait à mettre un terme à l'avance des pays alliés sur le front occidental, et de cette façon, lui donner la possibilité de repositionner des troupes de l'ouest à l'est pour renforcer les défenses contre l'URSS.

Mener des pourparlers séparés était proscrit par les accords conclus entre l'URSS, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Par exemple, le Royaume Uni et l'Union soviétique avaient signé le 26 mai 1942 l'Accord de vingt ans d'assistance mutuelle entre le Royaume-Uni et l'Union des républiques socialistes soviétiques. L'article II de l'Accord stipulait que « les hautes parties contractantes s'engagent à ne pas entamer de négociations avec le gouvernement hitlérien ou quelque autre gouvernement en Allemagne qui ne renonce pas clairement à toute intention d'agression, et de ne négocier ni conclure, sinon par consentement mutuel, aucun armistice ou traité de paix avec l'Allemagne ou autre État qui lui soit associé dans ses actes d'agression en Europe ».

Il ne s'agissait pas seulement de rompre des accords. Les alliés anglo-américains n'excluaient pas (ainsi que l'ont montré les derniers jours de la guerre) la possibilité d'utiliser les prisonniers de guerre allemands contre l'Union soviétique. De cette manière, le potentiel militaire des forces s'opposant à l'URSS aurait été considérablement augmenté.

Le 8 mars, Allen Dulles et Karl Wolff se rencontrèrent dans un lieu secret à Zurich. Le général SS de haut rang offrit les conditions suivantes : le commandement anglo-américain arrête son avance en Italie, un cessez-le-feu s'ensuit, et ensuite les forces allemandes évacuent le front. Dulles marqua son accord pour que ces conditions puissent servir de base aux négociations ultérieures. Le 19 mars, le général-major britannique Terence Airey, chef d'état-major assistant du général Harold Alexander, se joignit aux discussions à Ascona.

Karl Wolff informa Berlin de la possibilité d'une scission au sein des rangs alliés. Il reçut l'instruction de faire traîner les négociations en longueur aussi longtemps que possible. De cette façon, les Allemands parvinrent à retarder le début de l'avance alliée en Italie et à acheminer des renforts (la 6e armée blindée SS) sur le front de l'Est et de lancer une contre-offensive sur le lac Balaton, en Hongrie, en mars 1945.

Les pourparlers étaient top-secrets. Néanmoins, les Anglo-Américains permirent une fuite, par laquelle l'URSS fut informée de leur contact avec le représentant du feld-maréchal Albert Kesselring, le commandant des forces allemandes en Italie, afin de discuter des conditions d'une capitulation. Vyacheslav Molotov, le ministre soviétique des Affaires étrangères, demanda que les Soviétiques puissent participer aux négociations. Sa requête fut rejetée. Les contacts avec Wolff se poursuivirent. Les autorités soviétiques furent informées de ces tractations par des sources fiables, comme Kim Philby, membre des Cinq de Cambridge et chef à l'époque d'une section du MI6. Moscou entama donc des démarches.

Le 22 mars, Vyacheslav Molotov déclara qu'il ne pensait pas que cet incident était un simple malentendu. Le gouvernement soviétique pensait qu'il s'agissait de quelque chose de bien pire. Le 3 avril, Joseph Staline reçut un message de Franklin Roosevelt qui niait purement et simplement la réalité de ces contacts. Le télégramme de Staline fut sec et sans détour. Il écrivit : « Vous assurez qu'aucun contact n'a lieu. Peut-être n'avez-vous pas été complètement informé. Mes collègues militaires n'ont aucun doute sur le fait que ces contacts ont eu lieu. Un accord a été conclu. Le commandant allemand, le feld-maréchal Albert Kesselring, a accepté d'ouvrir le front et de laisser passer les forces anglo-américaines. En retour, les Anglo-américains ont promis d'alléger les conditions de l'armistice. Je pense que mes collègues sont plus proches de la vérité. Autrement, il est impossible d'expliquer la raison pour laquelle un représentant du commandement soviétique n'a pas été autorisé à prendre part aux discussions de Berne. Je comprends que les négociations séparées en Suisse puissent avoir des retombées positives, parce qu'elles offrent aux forces anglo-américaines une occasion de pénétrer profondément au coeur de l'Allemagne sans rencontrer aucune résistance des Allemands. Alors pourquoi dissimuler ces faits aux Russes ? Donc les Allemands cessent les hostilités sur le front occidental mais continuent de combattre la Russie – une alliée de la Grande Bretagne et des États-Unis. Cette situation ne peut pas contribuer à renforcer les liens de confiance entre nos pays. »

Dans sa réponse, Franklin Roosevelt essaya de convaincre Joseph Staline qu'il n'y avait pas eu de pourparlers en Suisse. Il fit même l'hypothèse que Staline avait utilisé des « sources allemandes » qui avaient essayé de diviser les alliés et ainsi de se soustraire à la responsabilité des crimes commis. Selon lui, si tel avait été le but de Karl Wolff, alors sa mission avait été accomplie. Winston Churchill nia également le fait d'avoir mené des négociations en Suisse concernant la capitulation des forces allemandes commandées par Kesselring.

Le chef du gouvernement soviétique envoya à Franklin Roosevelt un autre message où il exprima en termes simples et directs sa conception de ce à quoi les relations entre alliés devraient ressembler. « Nous, les Russes, croyons que l'ennemi est confronté à une capitulation inévitable, et que toute rencontre destinée à discuter les termes de la capitulation doit inclure les représentants des autres alliés. Je crois que ce point de vue est correct. Il exclut toute suspicion mutuelle, et empêche l'ennemi de fomenter des sentiments de méfiance. »

Le 12 avril 1945, seulement quelques heures avant sa mort, Franklin Roosevelt écrivit son dernier message à Joseph Staline pour lui exprimer sa gratitude d'avoir su préciser le point de vue soviétique dans l'affaire de Berne, qui fut reléguée dans le passé sans avoir occasionné d'aspect positif.

Mais il y a eu un point positif. À la suite de la démarche soviétique, les forces alliées reprirent leurs attaques en Italie le 9 avril. Les négociations avec Karl Wolff cessèrent. Allen Dulles fut informé que, eu égard aux objections soviétiques, la proposition d'une capitulation ne pouvait être discutée unilatéralement par les Anglo-américains.

L'incident de Berne causa de graves dégâts aux relations entre les alliés, amorçant une sérieuse cassure entre l'Union soviétique d'un côté, la Grande-Bretagne et les États-Unis d'Amérique de l'autre. Certains historiens qualifient l'Opération Sunrise de premier épisode de la guerre froide.

(Strategic-culture 29 avril 2015. Traduit et relu pour le Saker Francophone)


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Volume 52 Numéro 4 - 8 mai 2022

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