Un survol de l'emprise des firmes de consultation et des gestionnaires de fonds d'investissement sur la gouvernance

– Pierre Soublière –

Un reportage de Radio-Canada le 30 septembre indiquait que le gouvernement de la Coalition avenir Québec a embauché les services du cabinet-conseil McKinsey au coût de 6,6 millions de dollars pour jouer un rôle dans les stratégies de gestion de la pandémie de la COVID-19. La firme aurait organisé des rencontres stratégiques et conseillé le gouvernement sur l'achat d'équipements de protection personnelle. Aux partis d'opposition à l'Assemblée nationale qui demandaient que le gouvernement rende publics tous les documents relatifs au rôle de la société McKinsey dans la gestion de la pandémie au Québec, François Legault a répondu que McKinsey avait aidé à « sauver des vies ». Cela ne dit rien de l'ampleur des problèmes qui existent en ce qui concerne ces soi-disant firmes de consultants.

Un article paru dans le Harvard Business News au début des années 1980, intitulé « Consulting Is More than Giving Advice » (Consulter c'est plus que donner un conseil) indique que le travail de conseil en gestion comporte plusieurs étapes, outre la fourniture d'informations, l'établissement d'un diagnostic pour résoudre le problème du client et la formulation de recommandations. Il y a l'étape de l'assistance à la mise en oeuvre des solutions recommandées. À l'époque, on s'est inquiété du fait que la mise en oeuvre des recommandations revenait en fait à assumer le rôle de gestionnaire, ce qui dépasse les limites légitimes du conseil. Dans l'offensive antisociale qui s'en est suivie, les sociétés de conseil et les gestionnaires de fonds spéculatifs se sont transformés en puissants oligopoles supranationaux, s'emparant de domaines de gouvernance où ils agissent en seigneur et maître sans avoir à rendre de comptes.

En France, par exemple, les firmes de consultants ont littéralement pris le contrôle et prennent les décisions à tous les niveaux gouvernementaux. L'administration française a rendu publics au moins 575 contrats avec des firmes de consultants privées depuis octobre 2018 seulement, touchant à la reprise économique, à la neutralité carbone et à la pandémie. La France n'est pas le seul pays à se tourner vers le secteur privé pour gérer les affaires de l'État. Le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Allemagne et la Suisse y ont recours depuis plusieurs années, sinon des décennies.

En France, le processus a pris de l'ampleur avec l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007, quand il a annoncé l'élimination d'un poste sur deux dans la fonction publique, incitant les fonctionnaires à prendre une retraite anticipée, tout en ayant recours secrètement à des firmes comme McKinsey, Deloitte, Cap Gemini et Accenture pour des contrats d'une valeur de 250 millions d'euros pendant son mandat. Au fil des années, ces firmes ont même été appelées à élaborer des projets de loi. Lorsqu'Emmanuel Macron s'est présenté à la présidence, il avait comme principaux soutiens deux associés du bureau de McKinsey à Paris.

McKinsey a, depuis, obtenu des contrats liés au plan de reprise économique, aux investissements technologiques en France ainsi qu'à la défense. Récemment, Roland Lescure, qui a été pendant sept ans et jusqu'à tout récemment responsable des Placements à la Caisse de dépôt et de placement du Québec (CDPQ), a été nommé ministre délégué chargé de l'Industrie au sein du gouvernement d'Emmanuel Macron. Lescure, un gestionnaire de fonds français, avait lui-même été recruté par une firme étrangère de « chasseurs de têtes » embauchée par le gouvernement du Québec à l'époque pour trouver des dirigeants compétents pour la CDPQ.

En novembre 2021, le Sénat français a créé une commission d'enquête sur l'influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques et a produit un rapport intitulé « Un phénomène tentaculaire : l'influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques ». On y souligne que les dépenses par l'État en 2021 d'un milliard d'euros en prestations de conseil interrogeait « notre vision de l'État et de sa souveraineté face à des cabinets privés », alors que des pans entiers des politiques publiques ont été sous-traités à des cabinets privés : crise sanitaire, réforme de l'aide juridictionnelle, radars routiers, évaluation de la stratégie nationale de santé, etc. L'influence de cabinets de conseil sur les politiques publiques s'est avérée évidente. Les consultants proposent des solutions « clés en main » aux décideurs, que les agents publics sont sommés de mettre en oeuvre.

Au Canada, plusieurs parlent d'une fonction publique fantôme, dont le rôle de McKinsey en Ontario et au Québec dans la gestion de la pandémie n'est qu'un exemple. En mars 2021, le gouvernement fédéral estimait que les coûts liés aux firmes de consultants atteindraient 16,4 milliards de dollars en 2022, et deux mois plus tard, ce chiffre avait atteint 17,7 milliards de dollars. Des gouvernements dans tout le Canada ont eu recours à ces firmes dans des contrats liés à l'impact de la pandémie sur l'industrie canadienne, aux capacités du secteur de bio-fabrication ainsi qu'à la gestion des résidences de soins de longue durée. Les cinq ministères fédéraux qui dépensent le plus en sous-traitance pour les services de ces firmes sont l'Agence du revenu du Canada; Emploi et développement social Canada; l'Agence des Services frontaliers du Canada; Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada et le ministère de la Défense nationale.

L'institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC) souligne que l'exemple le plus scandaleux a été le recours aux consultants en informatique IBM et la débâcle du système de paie Phénix. Si celui-ci devait d'abord coûter 309 millions de dollars quand il a commencé en 2011, il a éventuellement coûté 2,2 milliards de dollars pour un projet qui a transformé le jour de la paie en cauchemar sans fin pour des dizaines de milliers de travailleurs. Ces derniers continuent d'en subir les conséquences. En plus, le gouvernement a accordé à IBM, la même compagnie qui était initialement responsable de la mise en oeuvre désastreuse du système Phénix, un autre contrat pour gérer les opérations au jour le jour du même système.

Le problème n'était pas la décision de numériser un système de rémunération, mais que le travail n'ait pas été confié au service public. Les vastes sommes versées à IBM étaient destinées à enrichir une minorité. Le système n'était pas prêt et les fonctionnaires en ont payé le prix. Le facteur antihumain/anti-conscience sociale a prévalu.

Le fait que des contrats de vaccination ont été accordés à Deloitte confirme que plusieurs de ces firmes ne sont pas que des vérificateurs mais aussi des compagnies technologiques. Ces firmes ont pu accroître leur influence grâce à leur ampleur qui est le résultat de leurs fusions et acquisitions. Selon un rapport de l'IPFPC, elles forment une fonction publique fantôme qui opère sans supervision et sans rendre de comptes, puisque les gouvernements déclarent que le contenu de ces contrats est sujet au pouvoir discrétionnaire du Cabinet. McKinsey elle-même a un fonds d'investissement, le McKinsey Investment Office, dans un arrangement sans précédent où clients, partenaires actuels et anciens, et fonds spéculatifs s'enchevêtrent. La firme est notoire pour son implication dans un grand nombre de poursuites et de contestations judiciaires.

En tant que puissance mondiale, McKinsey compte 2 000 entités, a comme clients des entreprises et des gouvernements, et ses anciens partenaires siègent sur les conseils d'administration de ses entreprises clientes ou dans des positions de pouvoir gouvernemental. Son pouvoir au niveau de l'entreprise et du gouvernement montre comment les oligopoles forment des cartels et des coalitions pour déformer le processus décisionnel et accaparer les pouvoirs de police des gouvernements. Le groupe de services financiers de McKinsey compte des clients tels que Barclays, BlackRock, Deutsche Bank, Goldman Sachs, Citigroup, Crédit Suisse, Wells Fargo et UBS, qui sont aussi les gestionnaires du McKinsey Investment Office.

Au Québec, le recours à ces firmes n'a pas commencé avec la pandémie. Par exemple, en 2009, McKinsey, qui aurait même joué un rôle significatif dans la crise financière de 2008, a été une des firmes qui a été invitée à travailler de près avec la CDPQ suite à ses pertes de près de 40 milliards de dollars. Lors d'un débat de la Commission des finances publiques en mai 2010, un député de l'Assemblée nationale (François Bonnardel) avait posé des questions à Michael Sabia, qui avait été nouvellement nommé à la tête de la CDPQ. Trouvant les réponses de Sabia insatisfaisantes, Bonnardel a dit : « M. Sabia, vous êtes en train de nous dire que [...]c'est la McKinsey qui règle le jeu. [...] Selon les règles de McKinsey, vous ne pouvez pas nous dire combien ça a coûté, si c'est un contrat de gré à gré, ni combien de gens de McKinsey ont été à la CDPQ pendant la dernière année. » Sabia a fini par dire que le recours à McKinsey avait été une décision interne du conseil d'administration de la CDPQ, et ses propos sont conformes à des lois québécoises adoptées dans les années 2000, telles la Loi sur la Caisse de dépôt et de placement du Québec (2004), la Loi sur l'administration publique (2000) et la Loi sur la gouvernance des sociétés d'État (2006).

Ces lois autorisent de convertir les pratiques des organismes aux principes de logique managériale, d'établir des principes de gouvernance d'entreprise, prônant une nouvelle gestion publique qui rend la CDPQ indépendante du pouvoir politique. Cela a mis fin à la mission partielle de la CDPQ en tant qu'institution financière qui devait être à l'origine de répondre à un ensemble d'attentes sociales et politiques émanant de la société québécoise, ce qui avait fait dire à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1960 : « Cette Caisse pourrait en quelques années constituer le plus bel instrument de planification économique dont une collectivité puisse rêver. »

Michael Sabia, pour sa part, a été le PDG de la CDPQ de 2009 à 2020. Il est sous-ministre des Finances du gouvernement Trudeau depuis décembre 2020. Il a été nommé président du conseil d'administration de la Banque de l'infrastructure du Canada en avril 2020 et est actuellement directeur de la Munk School of Global Affairs and Public Policy. Avant de se joindre à la CDPQ, Sabia a été président-directeur général des Entreprises Bell Canada et chef de la direction financière de la compagnie de chemins de fer Canadien National. Il a été nommé Officier de l'Ordre du Canada en 2017, pour sa contribution exceptionnelle à rebâtir la CDPQ et à en faire une institution financière mondiale, chef de file pour les investisseurs qui travaillent pour « lutter contre le changement climatique » et pour renforcer les infrastructures urbaines.


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Volume 52 Numéro 1 - Octobre 2022

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