Sur la situation en Haïti
Manifestation en Haïti, le 18 octobre 2022, contre une nouvelle
intervention étrangère
Le Marxiste-Léniniste : Les médias rapportent que l'intervention en Haïti serait justifiée parce que les grandes puissances voudraient apporter des biens et de la nourriture, ce qu'ils appellent l'« aide humanitaire », en Haïti. La justification présentée est que c'est impossible à cause des gangs. Ils veulent donc intervenir pour sauver le peuple haïtien. Peux-tu nous en parler ?
Jennie-Laure Sully : Oui, c'est le discours médiatique, c'est le discours dominant. C'est ce qui est mis de l'avant pour le public canadien de dire qu'il y a une crise humanitaire provoquée par les gangs criminalisés en Haïti. Bien sûr, il n'y a pas de mise en contexte historique et il y a plusieurs faits qui ne sont pas dévoilés.
Premièrement quand on parle de gangs criminalisés, ce qu'ils ne disent pas est qu'en Haïti, il n'y a pas de manufactures d'armes ou de munitions. Donc quand on nous parle de gangs qui ont des armes et qui sont capables de bloquer des marchandises, de bloquer l'accès au carburant, il faut se poser la question : d'où viennent les armes qui sont entre les mains de ces criminels ? Si les armes ne sont pas fabriquées en Haïti, d'où viennent-elles ? Il y a eu des recherches à ce sujet et des journalistes haïtiens en ont parlé. Ils disent que ce sont des armes qui proviennent des États-Unis. Ces armes arrivent dans le pays avec l'assentiment des familles riches, des oligarques, qui font circuler et distribuent ces armes. On sait qu'au sein de la police haïtienne, il y a des policiers qui ont quitté la police et qui se sont joints à ce qu'on appelle les « gangs ». Mais le vrai mot qui devrait être utilisé c'est « mercenaire ». Ce sont des mercenaires qui sont à la solde des oligarques locaux en Haïti. C'est une façon pour les oligarques d'empêcher les manifestations, les revendications populaires ; ils veulent terroriser les manifestantes et les manifestants depuis des années et s'assurer qu'il y ait des divisions au sein même du peuple. Dans les quartiers pauvres, ils veulent créer des factions rivales, une espèce de chaos et ensuite, ces mêmes oligarques vont s'allier avec le gouvernement illégitime et les ambassades étrangères pour déclarer : « c'est le chaos, il faut une intervention militaire. »
Cela fait très longtemps que la situation en Haïti est en train de pourrir sous les yeux de la police, de ce gouvernement de facto et de ces familles-là. Et là, après avoir laissé des mercenaires semer le chaos, ils réclament de l'aide étrangère pour régler un problème qu'ils auraient pu régler à la source en empêchant cette circulation d'armes. C'est de la mauvaise foi, ce sont des mensonges qui sont véhiculés. Et les médias occidentaux et canadiens participent à ces mensonges parce que le Canada fait partie du Core Group. Le Core Group est ce regroupement d'ambassadeurs étrangers qui, au moins depuis 2004, s'ingèrent dans les affaires d'Haïti pour défendre leurs propres intérêts économiques.
Dans le cas du Canada, les intérêts économiques défendus sont ceux des minières canadiennes en Haïti qui veulent s'acoquiner avec des corrompus au pouvoir afin de faire ce qu'elles veulent par rapport au sous-sol haïtien. Elles veulent des permis d'exploitation sans qu'on leur mette des bâtons dans les roues, elles ne veulent pas qu'on leur demande des redevances sur les éventuelles extractions des ressources minières. C'est donc tout à leur avantage d'avoir un gouvernement qui défend leurs intérêts plutôt que les intérêts du peuple. Donc le Canada participe dans le Core Group pour défendre ces intérêts économiques et prétend s'intéresser au peuple haïtien, aux femmes et aux enfants violés, etc. Mais ils n'ont jamais pris de décisions en faveur des femmes et des enfants.
Les ONG par exemple en Haïti font partie du problème, pas de la solution. Ce qu'elles font est qu'elles affaiblissent l'État. Quand il y a des dons qui sont envoyés, ces dons servent bien souvent à payer les hôtels des coopérants, à payer les jeeps, les gardiens de sécurité, les assurances, et l'argent revient au Canada finalement. Et l'État est affaibli parce que les ONG qui disent essayer de répondre aux besoins sociaux de la population n'ont pas de comptes à rendre à la population haïtienne. C'est à leurs donateurs au Canada ou ailleurs qu'ils ont des comptes à rendre. C'est un système anti-peuple, antidémocratique et ce prétexte de l'humanitaire fait l'affaire des compagnies canadiennes, cela donne bonne conscience à certaines personnes qui se disent on va faire des dons et cela va aider.
Quand on parle des oligarques, il y a des familles qui contrôlent l'économie haïtienne depuis des siècles. Il y en a qui sont plus récentes, qui remontent à la première occupation américaine de 1915 à 1934. Quand ils ont occupé durant cette période, ces conquérants se sont débarrassés de l'ancienne élite qui était des descendants d'esclavagistes européens. La nouvelle élite qui les a remplacés, ce sont des gens qui venaient notamment du Moyen-Orient – de Syrie, parmi tant d'autres – et les Américains préféraient faire affaire avec eux plutôt qu'avec l'ancienne élite. Certains d'entre eux se sont mélangés à l'ancienne élite des esclavagistes, mais il reste que ces familles-là, on les connaît. Ils ne sont jamais nommés dans les médias, mais on peut nommer les familles Bigio, Acra, Brandt, Mevs. Ce sont des familles qui contrôlent par exemple les ports en Haïti. Ils savent ainsi quelles sont les marchandises qui entrent et qui sortent. Il y a même un port qui appartient à une seule de ces familles et qui est un port privé, privatisé. Ces familles possèdent des terres et de l'infrastructure, sont dans l'import-export. C'est ce qu'on appelle des compradores dans le sens qu'ils ont souvent une autre nationalité, entre autres américaine. Plusieurs vont voyager entre Haïti et Miami, l'Europe et faire des affaires, sans jamais développer le pays. C'est ce qu'on constate. Pour assurer leur propre sécurité, ils vont faire appel à des mercenaires et de plus en plus s'assurer qu'ils ont un gouvernement qui les protège et protège les intérêts étrangers auxquels ils sont liés et veulent s'assurer que les revendications populaires sont réprimées de différentes manières : interventions étrangères, mercenaires, gangs à leur solde. Il y a toutes sortes de manières de réprimer le peuple haïtien.
LML : Peux-tu nous parler des liens qui existent entre la police canadienne et ces mercenaires haïtiens. Entre autres, dans la résolution de l'ONU adoptée le 18 octobre dernier établissant un régime de sanctions pour Haïti, on cite Jimmy Cherizier (alias Barbecue) comme étant l'ennemi numéro 1 (et c'est le seul ennemi dont la résolution parle), qu'en penses-tu ?
JLS : Barbecue est le surnom de Jimmy Cherizier, un ancien policier, d'une de ces cohortes formées par la police canadienne. C'est dans ce sens-là qu'il y a des questions à se poser parce que la police nationale haïtienne, la PNH, a été formée par des Canadiens. Il y a eu plusieurs ententes de coopération qui ont été passées entre Haïti et le Canada pour la formation des policiers. On entend parler qu'il y a beaucoup de gens des fameux gangs qui viennent de cette police-là, qui ont tous été formés de près ou de loin par la police canadienne, qui ont reçu de l'aide technique, de l'équipement ; il y a beaucoup d'argent canadien dans cette police haïtienne. Cela s'est fait de façon récurrente depuis au moins 2010 si ce n'est avant. Quand il y a eu le coup d'État contre Jean-Bertrand Aristide, après l'Initiative d'Ottawa pour Haïti en 2003, le Canada s'était engagé dans trois domaines : la justice, les prisons et la police. Depuis 2003, c'est la feuille de route que suit le Canada. Et même quand ils disent aujourd'hui qu'ils vont investir dans des politiques féministes, c'est pour amener plus de femmes dans la police.
Concernant Jimmy Cherizier, après avoir quitté la police, si on cherche dans les sources de médias haïtiennes à partir de 2020, on commence à entendre parler de lui en tant que chef de gang. Et à qui s'en prend-il ? Il s'en prend aux gens dans les quartiers pauvres. Et c'est là que je parle de cette tactique de semer le chaos dans les quartiers les plus pauvres, les quartiers qui tentent justement de s'organiser contre le fait qu'ils n'ont pas un salaire minimum quand ils travaillent, le fait que les gens n'arrivent pas à trouver du travail et qui ont toutes sortes de revendications sociales et économiques. On parle des quartiers comme Bel-Air, Cité-Soleil, La Saline. Et dans ces quartiers il y a beaucoup de gens qui s'identifient encore au parti Lavalas de Jean-Bertrand Aristide, et on sait qu'il y a des tentatives d'organisations populaires, ou à d'autres partis de type socialiste. Ces quartiers sont constamment ciblés par les oligarques et les gouvernements de facto parce qu'ils voient que ces quartiers sont source de révolte. Peut-être que l'ONU parle de lui pour lui donner du crédit face au peuple ? Il faut se questionner.
Du point de vue de Solidarité Québec-Haïti, l'information que nous avons amassée révèle qu'il n'y a rien qui nous permet de dire qu'il n'est pas coupable de crime. Il se présente comme un révolutionnaire. Cela nous semble un discours qu'il fait pour tenter de sauver sa peau. Est-ce que les personnes qui l'avaient armé ne lui font plus confiance pour toutes sortes de raisons ? On ne le sait pas.
LML : Merci beaucoup Jennie-Laure pour ces
informations précieuses pour faire notre propre opinion dans la
marée de désinformation pour justifier une intervention
étrangère en Haïti.
Cet article est paru dans
Volume 52 Numéro 60 - 16 novembre 2022
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