Les éléments de terres rares comme « arme politique »
En 2019, Recherche et développement pour la défense Canada (RDDC) a demandé au Conseil national de recherches du Canada (CNRC) de préparer une « étude scientométrique sur les éléments de terres rares (ETR) en vue de comprendre l'impact potentiel des nouvelles recherches sur les capacités et les opérations futures de sécurité et de défense ».
Sur son site Web, RDDC se décrit comme « le chef de file, le conseiller de confiance, le partenaire-collaborateur et l'intégrateur des connaissances en science, en technologie et en innovation au Canada pour la défense et la sécurité ». Pour ce faire, RDDC « conseille le ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes, ainsi que les communautés de la sécurité publique et de la sécurité nationale, sur les questions liées aux sciences et à la technologie ».
Le rapport 2019 du CNRC intitulé « Étude scientométrique sur les éléments des terres rares » n'a été rendu public par RDDC qu'en septembre 2021, mais pas dans son intégralité, car comme un reportage récent de Radio-Canada lié au rapport du CNRC l'a révélé« près de 100 pages de dossiers internes du ministère de la Défense nationale ont été retenues, soulignant la sensibilité des informations entourant l'accès à ces ressources ».
Comme le souligne le rapport du CNRC, les ETR sont 15 éléments chimiques qui « sont appréciés pour leurs propriétés de conductivité thermique et électrique, de magnétisme, de luminescence et pour leur capacité à agir comme catalyseurs. Ils sont indispensables à la fabrication d'une grande variété de produits, des appareils électroménagers et des bâtons de baseball aux téléphones intelligents et aux systèmes d'armes [1]. »
Les terres rares comme « arme politique »
En ce qui concerne les applications des ETR liées aux « systèmes d'armes », le rapport du CNRC indique ce qui suit :
« Les ETR sont également cruciaux pour la sécurité nationale, car ils sont des ingrédients clés dans la production d'une variété de composants et d'applications liés à la défense. Par exemple, les lunettes de vision nocturne de l'armée, les équipements GPS, les batteries, les capteurs et autres appareils électroniques de défense utilisent tous des éléments de terres rares. Le praséodyme est utilisé dans les aimants faits de terres rares dont le néodyme et sert d'agent d'alliage avec le magnésium pour créer des métaux à haute résistance utilisés dans les moteurs d'avion. Le terbium est utilisé pour les armes et les instruments de visée au laser dans les véhicules de combat. Les autres utilisations des terres rares dans le domaine de la défense sont les suivantes :
« - les actionneurs à ailettes dans les systèmes de guidage et de contrôle des missiles, qui contrôlent la direction du missile ;
- les moteurs d'entraînement de disques installés dans les avions, les chars d'assaut, les systèmes de missiles et les centres de commande et de contrôle ;
- les lasers pour la détection des mines ennemies, les interrogateurs, les mines sous-marines et les contre-mesures ;
- les communications par satellite, les radars, les sonars sur les sous-marins et les navires de surface, les équipements optiques et les haut-parleurs[2]. »
Le rapport du CNRC poursuit en disant :
« En même temps que la demande d'éléments de terres rares continue de croître, de nombreuses nations se sont inquiétées de l'instabilité de la chaîne d'approvisionnement, en raison du fait que la Chine a un quasi-monopole sur l'extraction, le traitement et l'approvisionnement des ETR. Toute perturbation de la disponibilité des terres rares pourrait avoir de graves répercussions sur l'économie et la sécurité nationale dans le monde entier. »
Dans une tentative d'utiliser les différends relatifs aux frontières maritimes entre la Chine et le Japon au sujet des îles Senkaku/Diaoyu Dao et d'autres îles de la mer de Chine orientale, l'auteur du rapport du CNRC, un « analyste du renseignement » de Intelligence & Analytics au CNRC, tente de dépeindre la Chine comme un État agresseur qui « est prêt à utiliser ses terres rares comme une arme politique ». Il affirme :
« En septembre 2010, lors d'un différend frontalier, le Japon a détenu le capitaine d'un bateau de pêche chinois qui était entré en collision avec deux navires des garde-côtes japonais. La Chine a répondu en annonçant qu'elle cesserait toute expédition de terres rares au Japon, dont les industries de haute technologie dépendent fortement de ces métaux importés. Le Japon a immédiatement relâché le capitaine de pêche chinois et, ce faisant, a confirmé au monde entier le contrôle de la Chine sur les terres rares, ce que certains observateurs ont appelé la version du XXIe siècle de l'« arme du pétrole » que les pays arabes ont utilisée pendant l'embargo de l'OPEP en 1973. »
Ce que cet « analyste du renseignement » oublie de mentionner, c'est que le Japon, avec le soutien des États-Unis, a poursuivi activement une politique visant à créer des problèmes dans ces eaux contestées avec l'aide de la présence militaire navale américaine sous la forme de porte-avions qui sillonnent les mers de Chine méridionale et orientale[3].
Distribution mondiale des éléments de terres rares -
Le mythe du monopole chinois
L'administration américaine passée et actuelle et le gouvernement Trudeau répètent sans relâche que la Chine constitue une menace pour la sécurité nationale des deux pays en raison du « quasi-monopole de la Chine sur l'approvisionnement en terres rares ». Le rapport 2019 du CNRC argumente de la même manière en affirmant que « malgré leur prévalence, les ETR ne se trouvent pas dans des gisements concentrés, ce qui rend leur extraction difficile et coûteuse. Par conséquent, l'approvisionnement mondial ne provient que de quelques sources ; principalement la Chine, qui représente près de 90 % de la production annuelle mondiale ». Selon le Mineral Commodities Summary 2019 de l'Institut d'études géologiques des États-Unis, les États-Unis dépendaient à 100 % des importations de terres rares au cours de l'année 2018, dont 80 % provenaient de Chine [4] ». Les mêmes arguments étaient déjà présentés il y a une décennie de cela dans le cadre du discours officiel américain sur la Chine.
Dans un document publié en mars 2011 par le Service de recherche du Congrès des États-Unis intitulé « Rare Earth Elements in National Defense : Background, Oversight Issues, and Options for Congress », son auteure indique que « des années 1960 aux années 1980, les États-Unis étaient le leader de la production mondiale de terres rares. Depuis lors, la production de l'approvisionnement mondial en terres rares s'est déplacée presque entièrement vers la Chine, en partie en raison des coûts de main-d'oeuvre inférieurs et des normes environnementales moins strictes. » L'auteure du même rapport poursuit en disant que « les décideurs politiques sont préoccupés par la dépendance presque totale des États-Unis vis-à-vis de la Chine pour les éléments de terres rares, y compris les oxydes, les phosphores, les métaux, les alliages et les aimants, et ses implications pour la sécurité nationale des États-Unis » et que « la 'crise' pour de nombreux décideurs politiques n'est pas que la Chine a réduit ses exportations de terres rares et semble restreindre l'accès du monde aux terres rares, mais que les États-Unis ont perdu leur capacité nationale à produire des matériaux stratégiques et critiques[5].
En d'autres termes, le problème n'est pas que la Chine se soit lancée dans un plan à long terme d'extraction et de raffinage des terres rares, mais que l'élite dirigeante des États-Unis se voit perdre sa domination mondiale et son monopole sur le marché des terres rares au profit de la Chine. C'est pourquoi le rapport du service de recherche du Congrès américain de 2011 souligne la nécessité pour le département de la Défense des États-Unis « d'évaluer les problèmes de vulnérabilité de la chaîne d'approvisionnement en terres rares « tandis que « le Congrès pourrait vouloir envisager des alternatives, notamment le développement d'un stock national de terres rares ; l'investissement du gouvernement dans la production de terres rares, y compris les divers aspects de sa chaîne d'approvisionnement ; et le partenariat avec des alliés étrangers pour diversifier les sources de terres rares et diminuer la dépendance envers la Chine ».
Le rapport de 2011 a été suivi d'un rapport du service de recherche
du Congrès américain de décembre 2013 intitulé « Rare Earth Elements :
The Global Supply Chain » dans lequel un argumentaire était présenté
pour « reconstruire la chaîne d'approvisionnement en terres rares des
États-Unis ». Pour
montrer la soi-disant « restriction ou vulnérabilité potentielle de
l'approvisionnement » en éléments de terres rares et autres minéraux aux
États-Unis, une carte du monde a été produite pour « illustrer la
position de quasi-monopole de la Chine dans la production mondiale de
terres rares » pour la
période couvrant 2008-2013[6].
Production mondiale d'ETR, réserves et importations américaines, 2008-2013
Toutefois, une carte plus récente, tirée du site Web de Ressources naturelles Canada, montre comment la production d'ETR entre la Chine et le reste du monde au cours de la décennie 2011-2020 a considérablement changé[7].
Production mondiale d'ETR, Chine et reste du monde, 2011-2020 (source : Ressources naturelles Canada)
Ce que montre ce dernier graphique, c'est que depuis 2016-2017, l'écart de production d'ETR entre la Chine et ce qu'on appelle le « reste du monde » s'est considérablement réduit, passant d'une différence de production d'ETR d'environ 110 000 tonnes en 2011 à une différence de production d'ETR d'environ 37 000 tonnes en 2020.
Au moment de la rédaction du rapport 2019 du CNRC, l'Australie était déjà le « deuxième plus grand producteur d'ETR, tandis que les autres pays possédant des gisements importants comprennent les États-Unis, le Canada, la Russie, le Brésil et l'Inde. ».
Le tableau suivant montre quels sont les 5 principaux pays producteurs d'ETR en 2020, la Chine représentant 58 % de la production mondiale, tandis que les États-Unis, l'Australie et le Myanmar et Madagascar représentent ensemble désormais 38 % de la production mondiale.
Production mondiale d'ETR 2020 (source : Ressources naturelles Canada)
Depuis la publication du rapport 2019 du CNRC, la première mine de terres rares lourdes au Canada a commencé ses activités à 100 km au sud-est de Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest (mine Nechalacho), appartenant à la société australienne Vital Metals.
Déjà en 2013, l'administration américaine avait les yeux rivés sur les gisements potentiels de ETR du Canada, comme celui de Nechalaco, car ils « contiennent les éléments de terres rares lourdes [HREE] dysprosium, terbium et europium, nécessaires au fonctionnement des aimants à haute température [8] ». Les mêmes terres rares lourdes dominent dans la région Québec-Labrador de Strange Lake où « La Japan Oil,Gas, and Metals National Corporation (JOGMEC) a signé un accord avec Midland Exploration Inc. pour le développement du projet Ytterby au Québec, Canada. La JOGMEC est sous l'autorité du ministère japonais de l'économie, du commerce et de l'industrie et a pour mandat d'investir dans des projets dans le monde entier afin de recevoir un accès à des approvisionnements stables en ressources naturelles pour le Japon[9] ».
Voici un résumé des gisements potentiels d'ETR au Canada tels que présentés par Ressources naturelles Canada :
La carte suivante publiée par le gouvernement du Canada montre
l'emplacement des projets miniers actuels et potentiels au Canada pour
l'extraction des ETR ainsi que des minéraux critiques tels que le
lithium, le cuivre, le nickel, le cobalt, le chrome, le graphite, etc.
Carte du Canada montrant les projets miniers actuels et potentiels pour les ETR et autres minéraux critiques (source : Ressources naturelles Canada)
Tous ces projets montrent que le Canada est en phase avec les États-Unis lorsqu'il s'agit de concurrencer la Chine et la Russie sur la question des ETR et des minéraux critiques.
Notes
1. Conseil national de recherches du Canada, « Scientometric Study on Rare Earth Elements », Otttawa, décembre 2019, page 8.
2. Ibid, page 27.
3. Voir « Japan Takes a Shot at China -- via Taiwan - Jens Kastner and Wang Jyh-Perng, Asia Times Online, July 7, 2010 », TML Daily, 12 juillet 2010
4. Conseil national de recherches du Canada, « Scientometric Study on Rare Earth Elements », Otttawa, décembre 2019, page 8.
5. Congressional Research Service, « Rare Earth Elements in National Defense : Background, Oversight Issues, and Options for Congress », 31 mars 2011, 26 pages.
6. Congressional Research Service, « Rare Earth Elements : The Global Supply Chain », 16 décembre 2013, Washington, D.C., 29 pages.
7. Ressources naturelles Canada, Faits sur les éléments des terres rares, 2021
8. Congressional Research Service, « Rare Earth Elements : The Global Supply Chain ». 16 décembre 2013, Washington, D.C., page 15.
9. Ibid, page 15.
(Avec des informations de Ressources naturelles Canada, Conseil national de recherches du Canada, Radio-Canada, Recherche et développement pour la défense Canada , United States Congressional Service)
Cet article est paru dans
Volume 52 Numéro 11 - 23 juillet 2022
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