Des consultations publiques qui sont des affaires secrètes

Les consultations des gens sur les projets de loi gouvernementaux, qui sont censées être un des instruments qui permettent d'instaurer un gouvernement qui a le consentement du peuple, traversent une crise profonde. Une de ses caractéristiques est la privatisation croissante des consultations, alors que les membres du parlement n'assument plus aucune responsabilité quant à leur rôle supposé de transmetteurs de l'opinion populaire à l'État.

Les consultations publiques sont généralement menées par des compagnies privées et des firmes payées par le gouvernement et elles n'entrent jamais dans le domaine public où les gens se rassemblent pour parler en leur propre nom et écouter les opinions des autres.

Les consultations des libéraux sur les « contenus toxiques en ligne » constituent un cas typique du caractère privé des consultations publiques. En effet, la consultation publique est devenue redondante, alors que le but du gouvernement de servir les intérêts privés qui ont pris le contrôle de l'État est incompatible avec même le maintien de l'apparence de servir l'intérêt public. .

Après avoir mené de telles consultations publiques à l'été et au début de l'automne de 2021 sur leur plan de réglementer les « contenus toxiques en ligne », les libéraux ont pris la mesure sans précédent de refuser de rendre publics les mémoires et les propositions qu'ils avaient reçues.

En octobre 2021, Michael Geist, un professeur de droit à l'Université d'Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l'Internet et du commerce électronique, a entrepris un projet consistant à compiler les présentations non divulguées en contactant les personnes ayant déposé des mémoires. Il a aussi fait une demande d'accès à l'information afin d'obtenir tous les documents pertinents à la consultation.

À ce moment-là, il a écrit : « Le fait de garder les résultats de la consultation secrets est incroyablement dommageable et soulève de nouvelles questions à savoir si le gouvernement a l'intention d'incorporer les commentaires ou de simplement aller de l'avant avec une proposition extrême et contenant de graves lacunes. »

La tentative du gouvernement de résumer les consultations à « ce que nous avons entendu, a dit Michael Geist, « ne laisse guère de doute sur le fait que les plans du gouvernement ont été largement critiqués et qu'un réajustement de la politique a été nécessaire ».

En avril de cette année, à la suite de sa demande d'accès à l'information, Michael Geist a eu accès à un dossier de 1 162 pages. Malgré tout, selon lui, il est possible que certaines des présentations aient été omises.

Michael Geist a résumé « quelques conclusions clé » de son étude des présentations qui ont été publiées.

« Premièrement, l'entêtement du gouvernement à garder secrets les mémoires déposés jusqu'à ce qu'il ait été forcé à les divulguer par le recours à la loi détruit sa prétention à appuyer un gouvernement ouvert et transparent. Il n'y a tout simplement pas de raison valable pour qu'une consultation gouvernementale soit tenue secrète. Bien que des représentants gouvernementaux aient affirmé que les mémoires 'pouvaient contenir des renseignements commerciaux confidentiels', les résultats actuels sont la preuve que cet argument n'était pas valable. En fait, le gouvernement aurait pu utiliser l'ouverture par défaut et caviarder toute information confidentielle si nécessaire. Un gouvernement qui appuie la transparence ne devrait pas être obligé de divulguer de l'information issue d'une consultation publique sous la seule menace qu'il ne se conforme pas à ses propres lois sur l'accès à l'information.

« Deuxièmement, la participation sur les plateformes Internet a été plus importante que ce qui a d'abord été divulgué. Google a publié son mémoire, et il y en a eu d'autres de Business Software Alliance, Microsoft, Pinterest, TikTok et Twitter. En outre, en plus de TekSavvy et de Tucows, les grandes compagnies canadiennes de télécommunication (Bell, Rogers, Telus, Cogeco, Quebecor et Shaw) ont déposé un mémoire conjoint. Ces mémoires contiennent des renseignements importants qui devraient être accessibles au public au lieu d'être cachés par le gouvernement. Par exemple, TikTok a rapporté que lors du premier trimestre de 2021, le contenu qui enfreignait ses règles communautaires représentait moins de 1 % de toutes ses vidéos et que 91,3 % des vidéos qu'il a retirées avaient été repérées et retirées avant même qu'un utilisateur l'ait rapporté. D'autres présentations dignes de mention sont celles de Radio-Canada, qui a plaidé pour une reconnaissance spéciale des menaces proférées contre les journalistes comme étant un contenu incitant à la violence et un discours haineux, et le Congrès ukrainien du Canada, qui, il y a plusieurs mois, a demandé le retrait de Russia Today des systèmes de radiodiffusion canadiens.

« Troisièmement, les critiques des plans du gouvernement étaient même plus nombreuses qu'on ne l'avait laissé entendre. En effet, l'examen des soumissions révèle très peu de commentaires qui appuient la position du gouvernement en ce qui concerne le contenu toxique en ligne, que ce soit de la part des organisations ou des centaines de soumissions individuelles. Par exemple, les grandes compagnies canadiennes de télécommunication ont averti que les propositions pourraient décourager les investissements dans les réseaux 5G et se sont opposées à l'obligation de divulguer les renseignements de base des abonnés sans autorisation judiciaire. Leur présentation— ainsi que d'autres dans le secteur — montre une fois de plus à quel point il est inexplicable et dommageable d'avoir abandonné toute politique numérique comme l'a vraisemblablement fait le ministre de l'Innovation, des Sciences et de l'Industrie François-Philippe Champagne. Confier cette responsabilité à Patrimoine Canada (qu'est-ce que Patrimoine Canada a à voir avec les contenus toxiques en ligne de toutes façons ?) a été désastreux pour le développement de politiques numériques équilibrées et efficaces.

« La présentation la plus notable a été celle de Twitter, qui a fait une mise en garde contre la surveillance proactive de contenu envisagée par le gouvernement car 'la liberté d'expression est sacrifiée à la création d'un système de surveillance de tous les utilisateurs de Twitter géré par le gouvernement. Même les exigences en équité procédurale de base qu'on attendrait d'un système de surveillance géré par le gouvernement tel que donner des avis et des avertissements sont absentes de cette proposition. Le critère voulant que les renseignements soient 'partagés' avec la Couronne est ausi très préoccupant' »

Comme les défenseurs de la démocratie libérale ont l'habitude de le faire, Twitter a eu recours aux stéréotypes de la désinformation au sujet des gouvernements autoritaires pour condamner le plan du gouvernement libéral.

Geist cite la présentation de Twitter :

« La proposition du gouvernement du Canada d'autoriser le Commissaire à la sécurité numérique de bloquer des sites web est draconienne. Des gens partout dans le monde ont été empêchés d'accéder à Twitter et à d'autres services d'une façon qui ressemble à celle proposée par le Canada par de nombreux gouvernements autoritaires (la Chine, la Corée du nord et l'Iran, par exemple) sous couvert de 'sécurité en ligne', bafouant les droits des gens d'accéder à l'information en ligne.

« En outre, il n'y a ni freins ni contrepoids à l'autorité du commissaire, tel que le critère d'autorisation judiciaire ou des avertissements aux fournisseurs de services. Le gouvernement devrait être très soucieux du danger de créer un tel précédent — si le Canada veut être vu comme un champion des droits humains, un leader en innovation et en neutralité de l'Internet à l'échelle mondiale, il doit aussi avoir les normes les plus élevées en termes de clarté, de transparence et de procédure en bonne et due forme dans ses propres lois. »

Dans son résumé des autres présentations, Geist souligne : « En fait, même les groupes dont on pouvait s'attendre qu'ils soient favorables à la proposition ont formulé des critiques. Par exemple :

« - l'Association nationale des centres d'amitié met en garde contre le fait que les changements à la Loi sur le SCRS liés à l'obtention de données de transmission ou de renseignements de base de l'utilisateur puissent représenter un 'risque légitime que les instances gouvernementales se servent de la loi comme d'une arme pour identifier les manifestations comme étant anti-gouvernement, en particulier lorsque les peuples autochtones de l'Île de la Tortue défendent leurs droits inhérents et leur souveraineté'.

« - le Centre canadien de protection de l'enfance, bien qu'il appuie certains éléments, met en garde contre le projet de décharger la réglementation du financement sur les fournisseurs d'accès à Internet : 'nous demandons instamment au gouvernement de reconsidérer l'optique de lier directement le financement de ces bureaux aux entités mêmes qu'il réglemente'.

- le Safe Harbour Outreach Project craint que 'le cadre proposé de contenus toxiques en ligne' recèle un fort potentiel de faire du tort aux travailleuses du sexe, aux personnes 2SLGBTQ+, aux communautés BIPOC (noires, autochtones et personnes de couleur) et aux autres populations marginalisées '.

- le Centre pour Israël et les affaires juives souligne qu'un 'modèle mur à mur n'est pas approprié. S'il est vrai que la haine en ligne peut être répugnante, elle ne serait pas comparable au risque imminent ou au dommage grave d'une attaque terroriste potentielle immédiate. En un mot, pour ce qui est des rapports faits à la police, la menace de faire sauter un édifice n'est pas la même chose que de préconiser la haine'.

- le Conseil national des musulmans canadiens a déclaré que 'en d'autres termes, le projet de loi tel qu'il existe présentement pourrait accidentellement mener à l'un des plus graves assauts contre les communautés marginalisées et racisées depuis des années. Le CNMC n'a pas l'habitude de verser dans l'exagération, mais tout ceci est sérieusement et dangereusement préoccupant' ».

Geist conclut : « Bien que le ministre de Patrimoine Canada Pablo Rodriguez se dit prêt à réévaluer la politique sur les contenus toxiques en ligne par le biais d'un nouveau groupe d'experts et qu'il a renommé le tout 'sécurité en ligne', le processus de consultation dans son ensemble est un embarras total pour le gouvernement.

« Le secret associé à la consultation et aux présentations associées est une répudiation des engagements ouverts du gouvernement de franchise et de transparence, lorsqu'on considère que seule la crainte d'être en violation des lois d'accès à l'information l'a incité à divulguer des renseignements qui auraient dû être rendu publics il y a plusieurs mois par défaut.

« Et pourtant, en dépit de ces actes d'exclusion, il ne semble y avoir aucune conséquence. Le même ministère va allègrement de l'avant avec des politiques anti-Internet avec le projet de loi C-11 (réglementant le contenu généré par les utilisateurs) et le projet de loi C-18 (sur des versements exigés pour faciliter l'accès aux nouvelles en ligne), en plus d'appuyer une extension des conditions entourant les droits d'auteur, et se préparant à s'attaquer une fois de plus aux contenus toxiques en ligne par le biais d'un groupe d'experts qui n'a vraisemblablement pas eu accès à ces présentations. Il est grand temps que le gouvernement assume ses responsabilités pour la débâcle des contenus toxiques en ligne et qu'il examine de plus près le gâchis qu'il a créé sur la politique d'Internet en réévaluant son approche ainsi que son leadership sur ces questions. »

Les présentations faites par les organisations suivantes sur les consultations sur les 'contenus toxiques en ligne' sont maintenant disponibles :

Access Now ; Alliance canadienne pour les pharmacies en ligne sécuritaires ; B'nai Brith Canada ; Coalition de la Colombie-Britannique des communautés empiriques ; Business Software Alliance ; Association des bibliothèques de recherche du Canada ; Association canadienne des professeures et professeurs d'université (ACPPU) ; Association du Barreau canadien ; Centre canadien pour la protection de l'enfance ; Association Canadienne des libertés civiles ; Coalition Canadienne pour les droits des enfants ; Clinique d'intérêt public et de politique d'Internet du Canada (CIPPIC) ; Fournisseurs de services de télécommunications canadiens (Bell, Rogers, Telus, Shaw, Cogeco, Quebecor) ; Canadiens qui s'inquiètent des divertissements de caractère violent ; CBC/Radio-Canada ; Centre for Gender & Sexual Health Equity ; Centre pour Israël et les affaires juives ; Centre pour le droit et la démocratie ; Centre pour les média, la technologie et la démocratie ; Conseil national sino-canadien pour la justice sociale ; Citizen Lab (Cynthia Khoo, Lex Gill, Christopher Parsons) ; Cybersecure Policy Exchange ; Defend Dignity ; Fédération de Canadiens noirs ; Coalition pour la liberté de parole ; Global Network Initiative ; Global Partners Digital ; Google Canada ; Tribune de la presse indépendante du Canada ; International Civil Liberties Monitoring Group ; Internet Archive Canada ; Chapitre du Canada de la Société d'Internet ; Mémoire conjoint de groupes antiracistes et pour les libertés civiles ; FAEJ — Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes ; Living in Community Society ; Microsoft ; Association nationale des centres d'amitié ; Conseil national des musulmans canadiens ; Médias d'info Canada ; Bureau de l'ombudsman fédéral des victimes d'acte criminels ; Open Media ; Pivot Legal Society ; Public Interest Advocacy Centre ; Ranking Digital Rights ; Rassemblement pour la laïcité ; Safe Harbour Outreach Project ; Coalition d'action des travailleuses du sexe de Winnipeg ; TechNation ; TekSavvy ; Tucows ; Twitter ; Congrès ukrainien canadien.

Parmi les experts qui ont fait des présentations à titre individuel on compte : Blayne Haggart et Natasha Tusikov ; Darryl Carmichael et Emily Laidlaw ; Drew Wilson ; Fenwick McKelvey ; Michael Geist ; et Valerie Webber et Maggie MacDonald.

Les présentations de l'ensemble des mémoires obtenus grâce à l'accès à l'information sont disponibles sans frais en demandant le dossier A-2021-00174 du ministère de Patrimoine Canada. D'autres mémoires obtenus précédemment peuvent être trouvés ici.


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Volume 52 Numéro 10 - 17 juillet 2022

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