La privatisation du domaine politique

– Anna Di Carlo –

Au Canada, la destruction des institutions démocratiques libérales par les élites dirigeantes elles-mêmes est le résultat de la politisation d'intérêts privés. Il s'agit de la prise en charge directe des fonctions du gouvernement et de l'État par des intérêts privés étroits et du rôle des gouvernements des partis de cartel de les payer pour accomplir ces fonctions autrefois assumées par les corps législatifs, les fonctionnaires et les agences d'État.

Les corps législatifs ont été littéralement émasculés et les gouvernements gouvernent désormais en exerçant des pouvoirs de prérogative hors de portée des corps législatifs, sans parler du fait qu'ils privent le peuple de tout rôle dans l'établissement de la direction de l'économie ou dans les questions liées à la guerre et à la paix.

La privatisation du domaine politique est l'un des traits distinctifs de l'offensive antisociale néolibérale qui, au départ, avait pour objectif principal de restructurer l'État pour payer les riches. On espérait que cette restructuration sauverait les dirigeants et leur démocratie libérale des crises, mais celles-ci n'ont fait que s'intensifier. Le processus électoral et législatif ne fonctionne tout simplement plus comme moyen de régler les conflits entre les oligarques tout en maintenant l'illusion de la démocratie, de l'ordre constitutionnel et des formes de gouvernement auprès du peuple.

Aujourd'hui, la concentration du pouvoir dans les mains de l'exécutif, la gouvernance par décrets et la consolidation des gouvernements des pouvoirs de police, qui agissent impunément, crée une situation où les gens n'ont aucune confiance dans les institutions gouvernantes. Il est courant d'entendre dire qu'elles ne sont pas légitimes, tandis que d'autre part les conflits entre les oligarques ont renforcé les conditions de guerre civile.

Les conditions de guerre civile sont plus évidentes aux États-Unis, mais leur débordement au Canada est évident, comme avec le « convoi de la liberté », l'impunité et la violence policières, l'utilisation de mercenaires au pays et à l'étranger et les grands conflits entre les différents niveaux d'autorité. Le gouvernement fédéral fait peu de cas des niveaux d'autorité provinciaux tandis que, au sein des forces militaires et policières et même au niveau du Conseil privé, du service diplomatique et d'autres agences de l'État, des éléments voyous, qu'ils soient considérés comme bons ou mauvais, s'affirment de plus en plus..

La privatisation du domaine politique, avec ses attaques contre le public, a contribué à la destruction des institutions gouvernementales et à l'augmentation des demandes de changement en faveur du peuple. La privatisation porte sur la manière et le lieu de la prise de décision, sur les intérêts servis par des processus de plus en plus opaques et entachés de scandales et sur la fraude liée aux méthodes utilisées pour prétendre que ces décisions sont légitimes parce qu'elles sont prétendument prises avec le consentement du peuple.

Les forums publics qui offraient auparavant un espace limité pour exprimer des opinions officiellement et publiquement entendues appartiennent désormais au passé. Le rôle supposé des membres élus de représenter le peuple et de légitimer la prise de décision et les lois du pays est également détruit.

Dans un effort pour donner une apparence de démocratie, diverses organisations nationales et internationales ont établi des mécanismes de « consultation publique ». Des organisations telles que l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont élaboré des cadres pour créer des formes de consultation « publique » adaptées à la mise en oeuvre de l'ordre du jour néolibéral. Cela implique nécessairement la poursuite de la destruction des institutions existantes et des efforts additionnels pour désinformer l'opinion publique.

En 2020, l'OCDE a publié un rapport intitulé Participation citoyenne innovante et nouvelles institutions démocratiques : la vague délibérative. Ce rapport tente de répondre à la colère des citoyens, à leur prise de conscience du dysfonctionnement des institutions de gouvernance et à leur demande d'avoir leur mot à dire. Il utilise « des moyens novateurs d'associer effectivement les parties prenantes, afin de bénéficier de leurs idées et de co-créer des solutions, et tirer parti des possibilités offertes par les outils de l'administration numérique ». Elle se concentre sur « de nouveaux travaux de recherche consacrés aux pratiques innovantes en matière d'association des citoyens afin d'analyser les nouvelles formes de prise de décision délibérative, collaborative et participative qui se développent dans le monde entier ». Il s'agit d'une tentative de désarmer et de détourner l'effort organisé des peuples pour renouveler la démocratie et les processus démocratiques d'une manière qui les servent eux plutôt que les sections privilégiées.

Au Canada, des forums tels que les commissions royales et les audiences publiques parlementaires ont cessé d'exister parce qu'ils ne donnaient pas aux gouvernants les conclusions qu'ils souhaitaient. Certains membres individuels du Parlement ont tenu des « assemblées publiques », mais les partis du cartel n'avaient aucun intérêt à entendre ce que les citoyens avaient à dire. Tout cela a maintenant été supplanté par des enquêtes en ligne gérées en sous-traitance et des « consultations » bidon où les gens sont choisis au hasard ou des sociétés de marketing posent des questions et classent ensuite les préférences des répondants tandis que toutes les opinions exprimées disparaissent dans l'éther.

La participation publique a été remplacée par des « assemblées de citoyens » convoquées à titre privé, dont les délibérations sont à peine, voire pas du tout, visibles publiquement. Elle s'adresse à des groupes sélects d'individus, pour la plupart accommodés, et doivent suivre un cadre défini par le pouvoir exécutif et ses courtisans, avec un résultat prédéterminé et informé par les valeurs, les directives et les préoccupations de puissants intérêts économiques privés nationaux et internationaux. Et même au sein de ces cadres artificiels, de nombreux conseils « consultatifs » rémunérés par des experts, la dissidence est évidente, comme l'est également la demande que cesse la violation des droits démocratiques.

La privatisation du domaine politique a donné naissance à une industrie internationale riche en marques commerciales telles que « 21st Century Town Meeting® », « Fast Forum Opinionnaires® » et « Deliberative Polling® ».

Il existe un organisme officiel de mise en réseau appelé l'Association internationale de la participation publique (IAP2). Créée en 1990, l'IAP2 déclare que son objectif est de « répondre à l'intérêt mondial croissant envers la participation publique ». Elle se targue d'être présente dans 26 pays et d'avoir plus de 12 500 membres (gouvernements, secteur « public », organisations à but non lucratif et industrie), alors qu'elle n'en comptait que 300 à ses débuts.

Pour l'industrie, elle propose un « certificat en participation publique » par lequel elle s'engage à fournir « les outils et les compétences nécessaires en vue d'une participation efficace ». En 2009, elle a proposé une formation spéciale sur « l'émotion et l'indignation dans la participation publique ».

L'IAP2 publie le Journal of Deliberative Democracy. Son dernier numéro comportait des titres tels que « Juste consultative », « Représentation maximale : une étude conjointe sur la légitimité des perceptions des non-participants aux forums délibératifs » et « Voir de l'extérieur : comment des citoyens non invités ou sélectionnés perçoivent la légitimité d'un minipublic ». Un autre article propose un « modèle théorique » de « la façon dont les plateformes numériques de consultation publique peuvent tirer parti de la délibération pour renforcer la légitimité démocratique ».

Le public décrit comme une « ressource »

Une entreprise canadienne typique de ce mouvement est MASS LBP, basée à Toronto, dont la devise du site Web est une citation de Thomas Paine : « Il y a une masse de sens qui repose à l'état dormant et qu'un bon gouvernement doit discrètement exploiter. » Le site décrit le « public » comme une « ressource ». Il dit que « nous croyons en l'être humain » et « c'est pourquoi nous nous efforçons de faire en sorte que davantage de personnes participent à l'élaboration des politiques qui façonnent leur vie ». Cette société est répertoriée comme un fournisseur de services continus approuvé par le gouvernement fédéral.

Fondée en 2007, elle affirme avoir « collaboré avec des centaines de clients du secteur public pour trouver des moyens nouveaux et inventifs d'amener plus de gens à la table et de combler la distance entre les citoyens et les gouvernements ». Sur la base de cette admission que les gouvernements ne sont pas du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle dit avoir été fondée sur « la proposition radicale que la prochaine étape de la démocratie n'est pas seulement celle où les gens peuvent avoir leur mot à dire, mais où chacun a la chance et la responsabilité d'exercer un jugement public et d'agir en tant que gardien du plus grand bien commun ».

Il est intéressant de noter que, tout en parlant de « participation à l'élaboration « des politiques et de « responsabilité », le document passe sous silence les solutions proposées par les citoyens dans tous les domaines de l'économie et de la vie. Mais partout, les gens en ont assez d'être consultés pour mettre en oeuvre des décisions qui ont déjà été prises et qui vont à l'encontre de leurs intérêts. Ce qu'ils veulent, ce n'est pas une consultation mais un rôle décisionnel sur toutes les questions qui les concernent.

MASS LBP se targue d'être « reconnu internationalement pour son travail de vulgarisation des processus délibératifs et d'avoir dirigé plus de 40 groupes de référence et assemblées de citoyens, contribuant ainsi à l'élaboration de politiques au Canada par environ 55 000 heures de bénévolat ».

Parmi ses « clients », MASS LBP cite les Assemblées de citoyens sur l'expression démocratique. Ces Assemblées ont été créées en 2020 comme un projet de trois ans par le groupe de réflexion privé Public Policy Forum. Les Assemblées sont un sous-groupe de la Commission canadienne sur l'expression démocratique, composé de « sept commissaires et 42 membres de l'Assemblée ... chargés d'examiner une question, de délibérer sur les préoccupations et les solutions potentielles, de partager leurs perspectives les uns avec les autres, et de produire un rapport en deux volumes qui détaille leurs conclusions et recommandations respectives ». Tout cela se déroule dans un monde raréfié dont les Canadiens ne savent rien.

Les Assemblées de citoyens sur l'expression démocratique (plus de 120 personnes réparties en trois groupes) ont tenu leur dernière session du 15 au 19 juin à Ottawa. Elles devaient examiner le travail du groupe d'experts sur les préjudices en ligne nommé par les libéraux et « envisager les mesures que le gouvernement devrait prendre pour renforcer la sécurité en ligne, réduire la désinformation et protéger les droits des utilisateurs ». Selon l'annonce faite, son rapport devrait être publié en juillet « dans le cadre des efforts continus du ministère du Patrimoine canadien pour élaborer un cadre réglementaire pour les plateformes numériques ».

Les principaux bailleurs de fonds du projet sont le ministère du Patrimoine canadien et la Fondation McConnell, décrite comme « une fondation canadienne privée qui élabore et applique des approches novatrices aux défis sociaux, culturels, économiques et environnementaux. Elle le fait en octroyant des subventions et en investissant, en renforçant les capacités, en organisant des réunions et en permettant la cocréation avec les bénéficiaires, les partenaires et le public. »

Toutes ces « assemblées » et « consultations » prétendent qu'une volonté générale peut être agrégée en rassemblant un certain nombre d'opinions et de préférences individuelles, une affirmation sans aucune crédibilité.

Le gouvernement remet la conduite des affaires publiques
au secteur privé

La privatisation des fonctions qui reviennent de droit aux organes gouvernementaux dans les relations avec la population du pays dans le cadre de l'attaque contre le public n'est pas une pratique nouvelle. L'externalisation (sous-traitance) à des entreprises privées en est la principale forme. Par exemple, en 2007 le régime Harper a externalisé une consultation promise sur la réforme électorale. Elle s'est déroulée en privé et le verdict prévisible a été que les Canadiennes et les Canadiens étaient dans une grande mesure satisfaits du système électoral uninominal à un tour, sauf qu'ils n'étaient pas d'accord avec un Sénat non élu.

Dès leur arrivée au pouvoir en 2015, en phase avec les exigences des institutions internationales néolibérales, les libéraux de Justin Trudeau ont fait de la destruction de toutes les formes de société civile une politique officielle, présentée comme une « réinvention du gouvernement ». L'un de ses exercices les plus désastreux a été les consultations en ligne sur le processus électoral suivant leur promesse électorale de mettre fin à la méthode de comptage des votes au scrutin majoritaire uninominal à un tour, pour lesquelles ils ont fait appel à la société privée Vox Populus. Celle-ci a écarté les conclusions d'un comité parlementaire multipartite à l'effet d'intégrer un élément de représentation proportionnelle, car le gouvernement privilégiait un système de bulletins classés. Le tollé public a été ignoré, toute la question de la réforme de la méthode de comptage des votes au scrutin uninominal à un tour a été abandonnée et aucune discussion n'a été permise sur le sujet. Le résultat a été que la conscience collective de l'impuissance du peuple et de ses institutions est montée d'un cran.

Bien que le peuple ait été complètement exclu de l'équation, la croissance de la privatisation du domaine public a donné lieu à un ensemble de publications évaluant ses « pour » et ses « contre ». Un article de 2008 intitulé « Le marché peut-il aider le forum ? Négocier la commercialisation de la démocratie délibérative », présente les deux camps comme étant, d'une part, ceux qui considèrent la privatisation du domaine public comme « la dispersion et l'approfondissement des processus délibératifs dans la pratique », contre ceux qui, d'autre part, considèrent que « la commercialisation des processus délibératifs est préjudiciable à la démocratie »[1].

Il est important de noter que des observations ont déjà été faites sur l'échec lamentable de ces « nouvelles » formes à satisfaire les demandes de la population de pouvoir s'exprimer et exercer un contrôle sur les décisions prises. Le document note :

« Les expériences réelles des gens, leur douleur, leurs craintes, leurs espoirs, leurs aspirations, leurs rêves et leurs désirs sont réduits à un rapport avec des résumés exécutifs à puces. Le point de vue du public a été marchandisé — transformé en un produit négocié qui peut être acheté et vendu sur le marché et, comme tout autre produit, il peut même être personnalisé à souhait. »

Dans les années 1990 et au début du XXIe siècle, les anciennes formes de consultation étaient largement perçues comme limitées et élitistes, au service d'intérêts privés particuliers. Les formes restructurées, tout en garantissant que les riches continuent d'être payés, ont échoué en termes de gouvernance. La concentration de grands pouvoirs au sein de l'exécutif et le recours à des institutions néolibérales supranationales, comme l'OCDE, n'ont pas permis de résoudre les conflits sans recourir à la guerre ni de maintenir les illusions de démocratie. Les gouvernements de pouvoirs de police détruisent toute reconnaissance, même symbolique, d'un corps politique. Même le prétendu souci de légitimité est traité avec un mépris arrogant. Le dysfonctionnement des organes législatifs se manifeste par des taux d'approbation lamentable, une faible participation des électeurs, etc.

La nature privée et anarchique des oligarques, avec leurs intérêts concurrents, leurs actions visant à marginaliser et dépolitiser complètement le peuple et à détruire tout ce qu'ils ne peuvent pas contrôler, est passée de la restructuration à la destruction.

Nécessité de nouveaux arrangements modernes

Loin d'établir de nouvelles relations modernes entre les humains et entre les humains et la nature, la tendance des oligarques internationaux à vouloir « réinventer le gouvernement » a donné naissance à des gouvernements de pouvoirs de police et d'impunité. Leur objectif est de prendre le dessus dans une rivalité frénétique pour le contrôle du monde tout en s'assurant que les peuples n'exercent jamais un contrôle sur leur économie, leur société et leur vie.

Les Canadiens, comme les peuples de nombreux pays, sont confrontés à une situation où les anciennes formes de gouvernance se sont épuisées et où des gouvernements destructeurs, prenant la forme de pouvoirs de police, cherchent à se consolider. Un gouvernement de pouvoirs de police n'est pas synonyme d'un gouvernement militaire ou d'une junte militaire ou policière. Parler de « consultation publique » alors qu'il n'y en a pas est une indication que les élites veulent préserver une forme constitutionnelle. Et c'est pour cacher la réalité : les gouvernements d'aujourd'hui exercent des pouvoirs de police et la société civile et les valeurs qu'ils prétendent défendre ont toutes été écartées et détruites. Cette dissimulation est un échec cuisant.

En même temps, l'absence des nouvelles formes crée un vide qui rend les peuples vulnérables à tous les dangers qui guettent. C'est pourquoi la tâche de la classe ouvrière de constituer la nation et d'engager les masses populaires dans l'établissement d'un gouvernement antiguerre est si cruciale. Les travailleurs doivent résoudre le problème de la création des formes dont ils ont besoin et qui leur permettent d'exercer le pouvoir politique d'une manière qui leur soit favorable.

Les collectifs existent dans leurs relations. Une conscience collective se construit au cours de la lutte pour les droits, les nombreuses luttes menées contribuant à cette conscience collective du peuple qui rejette la direction prise par la société et le monde et cherche des alternatives.

Le développement de cette conscience collective se fait dans la lutte pour les droits de toutes et tous qui donne nécessairement naissance à une société moderne fondée sur la fidélité, non pas à une cause individuelle, mais à l'ensemble des relations humaines entre les humains et entre les humains et la nature. C'est précisément ce que la « consultocratie » et « l'industrie de la délibération » des libéraux de Trudeau servent à détruire.

Il n'existe pas de « consensus social » dans une société divisée en classes dont les intérêts et les perspectives s'affrontent. Il n'existe pas non plus de « conscience collective » ou d'expression de l'opinion publique créée en assemblant les résultats de questionnaires en ligne ou en déclarant que les opinions individuelles peuvent être agrégées pour représenter la volonté publique.

Les conditions actuelles exigent des dispositions nouvelles et modernes qui placent le peuple à l'avant-scène, et non des intérêts privés étroits et sélectifs qui ont même entrepris de détruire la propriété privée de leurs rivaux. Cela s'exprime actuellement par le pouvoir écrasant des oligopoles à l'échelle mondiale.

La réalisation de nouveaux arrangements qui favorisent l'humanité est le défi que l'histoire nous lance. Toutes les conditions matérielles existent pour leur réalisation en activant le facteur humain/conscience sociale. C'est en privant le peuple de sa propre perspective et en le maintenant embourbé dans le cadre imposé comme une force dont on peut disposer au gré de la classe dirigeante que l'élite dirigeante recycle ce qui est vieux et discrédité mais le présente comme nouveau. C'est un domaine dans lequel le Parti marxiste-léniniste du Canada demande aux travailleurs et à leurs organisations d'accorder la plus grande attention en ce moment.


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Volume 52 Numéro 10 - 17 juillet 2022

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