Kissinger s'exprime sur comment les États-Unis devraient procéder pour ordonner et diviser le monde

Une myriade d'anciens présidents et de vice-présidents, de secrétaires d'État, de conseillers à la sécurité nationale américains, de journaux et d'experts de toutes sortes, donnent leur opinion sur la crise en Ukraine et discutent de la politique étrangère des États-Unis et de la direction qu'elle doit prendre. Le 23 mai, Henry Kissinger, quatre jours avant d'atteindre ses 99 ans, s'est adressé en ligne au Forum économique mondial (FEM) à Davos, en Suisse. Dans les jours précédant le FEM, il a aussi accordé une entrevue au Financial Times le 9 mai. Il a abordé les questions de l'Ukraine, la Chine, la Russie et des armes nucléaires.

Considéré par les élites dirigeantes comme étant un diplomate chevronné et influent, Kissinger a été secrétaire d'État et conseiller à la sécurité nationale sous les présidences de Richard Nixon et de Gerald Ford dans les années 1970. Il a été un des principaux négociateurs avec le Vietnam pendant la guerre et pour l'ouverture des relations des États-Unis avec la Chine pendant l'administration Nixon. Il est également notoire pour avoir orchestré le coup d'état au Chili en 1973 qui a commencé avec l'assassinat du président élu Salvador Allende. Il a appuyé l'Opération Condor, avec ses assassinats, sa torture et ses crimes haineux contre les personnes progressistes, ne s'arrêtant devant rien pour écraser les mouvements démocratiques au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay et dans d'autres pays d'Amérique latine et des Caraïbes, sans parler des guerres sales qui ont suivi.

Kissinger a dit à propos de la Grèce en 1974:

« Le peuple grec est anarchique et difficile à dompter. C'est pourquoi nous devons nous enfoncer profondément dans leurs racines culturelles : Peut-être pourrons-nous alors les forcer à se conformer.

« Je veux dire, bien sûr, de s'attaquer à leur langue, à leur religion, à leurs réserves culturelles et historiques, afin que nous puissions neutraliser leur capacité à se développer, à se distinguer ou à prévaloir, les éliminant ainsi comme un obstacle à nos plans stratégiques vitaux dans les Balkans, en Méditerranée et au Moyen-Orient[1]. »

Dans son discours au FEM, Kissinger a tenté de promouvoir une équation détente/dissuasion. Il a dit que les États-Unis et la Chine devraient éviter la confrontation, que Taïwan ne devrait pas être un centre d'intérêt ou une distraction et qu'il devrait y avoir une paix négociée en Ukraine d'ici deux mois.

Il a parlé le même jour où le président Biden venait à nouveau de provoquer la Chine sur la question du statut de Taïwan lors d'un discours au Japon. Joe Biden a dit que les États-Unis interviendraient militairement si la Chine devait envahir Taïwan – ce que la Chine a dit de façon répétée qu'elle ne ferait pas. Parlant de la politique d'une seule Chine, vieille de décennies, Kissinger a dit : « Je crois qu'il est essentiel que ces principes soient maintenus, et les États-Unis ne devraient pas, par subterfuge ou en procédant progressivement, développer une sorte de solution à deux Chines, et que la Chine allait continuer de faire preuve de patience comme elle l'a fait jusqu'à présent. »

« Une confrontation directe devrait être évitée, et Taïwan ne peut pas être au coeur des négociations entre la Chine et les États-Unis », a dit Kissinger. Il a précisé ce point en disant : « En ce qui concerne le coeur des négociations, il est important que les États-Unis et la Chine discutent des principes qui touchent à la relation conflictuelle et permettent certains efforts de coopération. La question de Taïwan ne disparaîtra pas, mais, en tant que sujet direct de confrontation et de conduite conflictuelle, elle pourrait conduire à une situation qui pourrait nous amener dans le domaine militaire, ce qui est contre l'intérêt mondial et contre les intérêts à long terme de la Chine et des États-Unis. »

Parlant des États-Unis et de la Chine, il a ajouté que « du point de vue d'un potentiel stratégique, ils posent la plus grande menace l'un pour l'autre – en fait, la seule menace militaire que les deux partis doivent constamment considérer ».

Ce qui sous-tend l'opposition de Kissinger à la confrontation est la position que l'action militaire est toujours le principal instrument de dissuasion des États-Unis. Cela comprend le fait que les États-Unis et la Chine sont toutes deux des puissances nucléaires, et c'est ce qui constitue le « potentiel stratégique » de chacun qui pose « la principale menace l'un pour l'autre ».

Pour ce qui est de l'Ukraine, il a présenté un point de vue semblable à celui mis de l'avant récemment par le New York Times. Il a appelé à des négociations qui acceptent les conditions telles qu'elles étaient avant le conflit. « Les partis devraient mener des pourparlers de paix dans les deux prochains mois. L'Ukraine aurait dû servir de pont entre l'Europe et la Russie, mais maintenant, alors que les relations sont remodelées, nous pourrions entrer dans un espace où la ligne de démarcation est refaite et la Russie est totalement isolée. Nous faisons maintenant face à une situation où la Russie pourrait s'aliéner entièrement de l'Europe et chercher une alliance permanente ailleurs. Cela pourrait engendrer des distanciations diplomatiques du type de la guerre froide, ce qui nous ferait reculer de plusieurs décennies. Nous devrions rechercher une paix à long-terme. » Un conflit continu « pourrait créer des bouleversements et des tensions qui seront toujours plus difficiles à surmonter », a-t-il dit.

 La façon dont il parle des armes nucléaires est frappante, comme si on pouvait y avoir recours sans qu'il n'y ait destruction à l'échelle mondiale. « Il n'y a presque pas de discussion internationalement sur ce qui arriverait si ces armes étaient vraiment utilisées. Mon appel, de façon générale, peu importe de quel côté vous êtes, est de comprendre que nous vivons présentement dans une époque totalement nouvelle, et nous avons continué d'agir en négligeant cette réalité », a-t-il dit. Parlant de Poutine, il demande : « Escaladera-t-il la situation en ayant recours à une catégorie d'armes qui au cours de leurs 70 années d'existence n'ont jamais été utilisées ? Si cette ligne est franchie, ce sera un événement incroyablement marquant. Parce que nous n'avons pas discuté à l'échelle mondiale à quoi devront ressembler les prochaines lignes de démarcation. »

Tout en reconnaissant la Chine comme étant la principale menace, il a aussi parlé de l'importance de ne pas pousser la Chine et la Russie dans les bras l'un de l'autre, en développant ce qu'il appelle une approche différenciée. « Je crois qu'il n'est pas judicieux d'adopter une position conflictuelle envers deux adversaires, d'une manière qui les rapproche, et dès que nous aurons adopté ce principe dans nos relations avec l'Europe et dans nos discussions internes, je pense que l'histoire offrira les occasions où nous pourrons utiliser cette approche différenciée. »

Ce que dit Kissinger c'est que l'Ukraine, Taïwan et d'autres enjeux doivent être utilisés pour inciter la Chine et la Russie l'une contre l'autre d'une manière qui favorise les États-Unis et qui empêche l'une et l'autre d'établir une « alliance permanente ». La proposition ne vise pas à garantir la paix mais à réaliser l'ambition des États-Unis de dominer l'Asie en menaçant d'avoir recours aux armes nucléaires contre tout pays qui continue de défier le diktat américain.


Cet article est paru dans
Logo
Volume 52 Numéro 8 - 5 juin 2022

Lien de l'article:
https://cpcml.ca/francais/Lml2022/Articles/L520084.HTM


    

Site web :  www.pccml.ca   Courriel :  redaction@cpcml.ca