Le 4 juillet et la bataille de la
démocratie
Une occasion de s'interroger sur ce que signifie «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple»
- Kathleen Chandler -
Ce 4 juillet marque le
jour où, en 1776, le deuxième Congrès continental
a adopté à l'unanimité la Déclaration
d'indépendance des États-Unis, marquant
ainsi la séparation officielle des 13 colonies
d'origine de la Grande-Bretagne au milieu de la
guerre d'Indépendance. Cette grande révolution a
proclamé en actes que le colonialisme britannique
pouvait être renversé. Elle a inspiré de nombreux
combattants anticolonialistes et révolutionnaires
dans le monde entier.
La guerre d'indépendance n'a cependant pas été
une révolution sociale, elle n'a que transféré les
leviers du pouvoir d'un groupe de propriétaires à
un autre, en consolidant le système de
l'esclavage. Les États-Unis ont été constitués
comme un État raciste dès le départ. Ils ont
procédé au vol des terres et au génocide des
peuples autochtones, parallèlement au système
d'esclavage, qui s'est poursuivi et amplifié.
Outre les Noirs, les femmes et les
«sans-propriété» n'étaient pas reconnus comme des
citoyens et étaient tous privés du droit de vote
et du droit de participer à la vie politique. Le
mot d'ordre de la révolution française «Égalité,
liberté et fraternité» ne s'appliquait qu'aux
propriétaires d'esclaves, aux propriétaires de
biens et aux propriétaires terriens. La
Constitution américaine a plus tard encore
renforcé le compromis entre l'esclavage et
l'oligarchie, pour bloquer l'élan révolutionnaire
incarné dans la Déclaration d'indépendance. Cela
incluait toute mention du droit à la révolution,
la remplaçant par l'impunité du gouvernement à
supprimer la résistance et l'«insurrection».
La formulation de la Constitution des États-Unis
qui dit « Nous, le peuple » et celle de la
Déclaration d'indépendance que le gouvernement est
un gouvernement « du peuple, par le peuple et pour
le peuple » est souvent évoquée pour dire qu'aux
États-Unis, le pouvoir décisionnel émane « du
peuple ». Rien ne pourrait être plus éloigné de la
vérité et les gens le savent. Le problème est que
cette conscience est canalisée dans la lutte pour
défendre et perfectionner la démocratie existante
alors que le contenu de la référence n'est pas
défini quand on utilise les mots « le peuple » et
« le gouvernement par le peuple ». Ce que
signifient « le peuple » et « gouvernement » dans
l'expression « gouvernement par le peuple » n'est
pas expliqué non plus. Ceux qui invoquent le
gouvernement du peuple, par le peuple et pour le
peuple prennent la Constitution comme point de
référence, et non la réalité concrète des
États-Unis à différentes conjonctures historiques.
Pour tous ceux qui recherchent un changement
favorable au peuple, si la réalité concrète n'est
pas le point de référence et si les réclamations
que les humains sont en droit de faire à la
société dans laquelle ils naissent et dont ils
produisent la richesse ne sont pas le point de
départ, le point de vue favorable au peuple reste
insaisissable.
Pour les pères fondateurs, « Nous, le peuple »,
c'était eux, considérés comme « les meilleurs et
les plus brillants », et donc les plus aptes à
gouverner. C'est la même conception qui est promue
aujourd'hui. Joe Biden l'a clairement exprimé
lorsqu'il s'est adressé à la session conjointe du
Congrès le 28 avril :
« Notre Constitution s'ouvre sur les mots, aussi
banals que cela puisse paraître, 'Nous, le
peuple'. Eh bien, il est temps de se rappeler que
'nous, le peuple', c'est le gouvernement, c'est
vous et moi. Ce n'est pas une force installée dans
une capitale lointaine, pas une force puissante
sur laquelle nous n'aurions aucun contrôle, il
s'agit de nous, 'nous, le peuple'. »
Joe Biden s'adresse aux personnes qui sont au
gouvernement, au Congrès, ce qui signifie que le «
vous et moi » n'est pas l'ensemble des personnes
composant le corps politique des États-Unis, mais
seulement celles qui sont au gouvernement. Et ceux
qui sont au gouvernement se réfèrent au pouvoir
exécutif, à son gouvernement, pas à tous ceux qui
composent le Congrès ou même leur propre parti au
Congrès. C'est le pouvoir exécutif qui exerce le
pouvoir décisionnel. L'administration Biden,
qu'elle s'adresse à la session conjointe du
Congrès, au sommet du G7 qui s'est tenu récemment
dans les Cornouailles, en Angleterre, ou au sommet
de l'OTAN qui s'est tenu à Bruxelles, affirme
clairement que son gouvernement est aux commandes
et que personne ne doit l'oublier.
Joe Biden fait également
référence à la démocratie existante et à
l'inquiétude des dirigeants qui craignent que la
légitimité de leur pouvoir soit remise en
question, que la majorité les considère de plus en
plus comme n'étant plus aptes à gouverner. Il
déclare : « La question de savoir si notre
démocratie perdurera est à la fois ancienne et
urgente. Aussi ancienne que notre République.
Encore vitale aujourd'hui. Notre démocratie
peut-elle tenir sa promesse que nous tous, créés
égaux à l'image de Dieu, avons la possibilité de
mener une vie de dignité, de respect et
d'opportunités ? » En réponse à sa propre
question et exprimant sa préoccupation morbide de
la défaite des États-Unis, il n'offre pas de
solution concrète, mais fait une déclaration de
foi. Il est hypnotisé par sa propre conviction que
son gouvernement, au service des oligopoles et de
leur rivalité pour la domination mondiale,
réussira à faire triompher les États-Unis : « Nous
relèverons le défi central de l'époque en prouvant
que la démocratie est durable et forte. Les
autocrates ne gagneront pas l'avenir, nous le
ferons. L'Amérique le fera. Et l'avenir appartient
à l'Amérique. [...] Nous avons regardé dans
l'abîme de l'insurrection et de l'autocratie, de
la pandémie et de la douleur. Et 'nous, le
peuple', n'avons pas bronché. Au moment même où
nos adversaires étaient certains que nous nous
séparerions et échouerions, nous nous sommes
réunis. [...] Nous avons rassemblé une nouvelle
force, une nouvelle détermination pour nous
positionner pour gagner la compétition du XXIe
siècle. »
Joe Biden, comme Trump,
Obama, Bush et Clinton avant lui, prend part à une
lutte intestine qui se mène entre les factions
dirigeantes des États-Unis qui s'affrontent, tout
en ignorant la réalité de la bataille entre deux
Amériques, celle des riches et de leur
gouvernement, et celle de la multitude qui fait
ses réclamations à la société, qui affirme les
droits de tous alors que le peuple des États-Unis
se bat pour avoir une voix décisive sur toutes les
questions qui le concernent. L'Amérique du peuple
n'est pas l'Amérique des riches et de leur
gouvernement. Les nombreuses manifestations et
actions de toutes sortes, les pétitions, les
webinaires, les SMS et les appels de masse
témoignent de la volonté d'établir de nouveaux
arrangements qui investissent le peuple du pouvoir
de décider. Cela s'est manifesté dans les
batailles persistantes et déterminées contre les
meurtres racistes de la police, pour la justice et
l'égalité et pour les droits des immigrants et des
réfugiés, où il a été fermement dit : « Ce n'est
pas notre Amérique, ce n'est pas notre démocratie.
»
Prétendant que les États-Unis ne sont pas
assiégés de toutes parts lorsqu'il se demande « si
notre démocratie durera longtemps », Joe Biden
tente pitoyablement de sauver la situation en
citant le discours d'Abraham Lincoln à Gettysburg,
à l'époque de la guerre civile. Il le fait non
seulement pour perpétuer la perversion selon
laquelle c'est Lincoln qui a émancipé les
esclaves, et non les esclaves eux-mêmes, mais
aussi tenter de donner un nouveau souffle à
l'expression « le gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple » afin de revêtir sa
démocratie de couleurs qu'elle n'a pas. Le
discours de Lincoln de 1863 commence par une
référence à la Déclaration d'indépendance : « Il y
a quatre-vingt-sept ans, nos pères donnèrent
naissance sur ce continent à une nouvelle nation
conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon
laquelle tous les hommes sont créés égaux. »
Lorsque Lincoln prononçait le discours de
Gettysburg, il luttait contre le pouvoir
esclavagiste et avait donc du mal à faire
référence à la Constitution, puisqu'elle
approuvait le pouvoir esclavagiste et était un
compromis avec lui. Notez qu'il dit « vouée à la
thèse selon laquelle tous les hommes sont créés
égaux », ce qui est différent de la formulation
que l'on trouve dans la Déclaration d'indépendance
qui parle plutôt d'une « vérité évidente » que
tous les hommes sont créés égaux, c'est-à-dire
qu'aucune preuve n'est nécessaire. En disant que
c'est une thèse, il en fait une aspiration à cette
« union plus parfaite » à laquelle les présidents
se réfèrent régulièrement pour justifier les
crimes et les injustices. En tant qu'aspiration,
elle est également utilisée en partie pour
justifier le maintien des structures
gouvernementales d'inégalité qui sont garanties
par la Constitution.
Lincoln poursuit : « Nous sommes maintenant
engagés dans une grande guerre civile, épreuve qui
vérifiera si cette nation, ou toute autre nation
ainsi conçue et vouée au même idéal, peut
longtemps perdurer. » Il conclut que la tâche
consiste à faire en sorte « que le gouvernement du
peuple, par le peuple et pour le peuple ne
disparaîtra jamais de la surface de la terre ».
Cette formulation, comme celle de Joe Biden et
celle de la Constitution, sépare habilement le
peuple du gouvernement. Cela se voit également
dans le premier amendement de la Constitution
américaine qui dit : « Le Congrès n'adoptera
aucune loi relative à l'établissement d'une
religion, ou à l'interdiction de son libre
exercice; ou pour limiter la liberté d'expression,
de la presse ou le droit des citoyens de se réunir
pacifiquement ou d'adresser au Gouvernement des
pétitions pour obtenir réparations des torts
subis. » Cette formulation sépare le gouvernement
et le peuple, tout comme l'expression « nous, le
peuple » désigne le gouvernement. La séparation
est nécessaire pour permettre les structures
d'inégalité qui imprègnent la Constitution, le
gouvernement étant supérieur au peuple, à la
multitude, à la majorité.
Pour Lincoln, la guerre civile ne consistait pas
à éliminer le compromis avec l'esclavage inscrit
dans la Constitution. Le système du travail
esclavagiste était devenu de facto incompatible
avec le système du travail salarié. La guerre
civile, c'était le pouvoir industriel qui
cherchait à vaincre le pouvoir esclavagiste, les
deux existant au nord comme au sud. Ainsi, pour
Lincoln, l'enjeu était de savoir qui exercerait le
pouvoir national et comment cela devait être
déterminé et réalisé.
Lincoln parle de
s'assurer que le gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple « ne disparaisse jamais
de la surface de la terre ». Mais un problème que
les dirigeants ne peuvent surmonter est que la
guerre civile et la reconstruction qui a suivi, la
lutte du peuple pour l'émancipation ayant été
décisive dans les deux cas, ont servi à faire
progresser la révolution démocratique issue de la
lutte anticoloniale contre les Britanniques. Cette
avancée signifiait qu'une forme de propriété
privée, le système de l'esclavage, était en fait
remplacé par un système d'esclavage salarié, le
métayage étant l'une des formes qu'il a prise.
Cette réalisation a prouvé historiquement que la
propriété privée peut être abolie. Bien que la
lutte du peuple pour le pouvoir ait été vaincue en
1877 par l'usage de la force et du terrorisme, la
guerre civile est la preuve irréfutable que la
propriété privée peut être abolie – puisque
cela s'est produit. Néanmoins, l'oligarchie en
tant que classe existait toujours et la lutte pour
savoir qui détiendrait le pouvoir politique, le
pouvoir de décision, faisait rage. Pour les
riches, le défi consistait à perpétuer le
compromis entre les factions au pouvoir afin de
régner effectivement sur la multitude.
Ce pacte pour régner sur le peuple et la
nécessité de concilier les intérêts sont au coeur
de toutes les théories de la constitution et du
pouvoir constitutionnel aux États-Unis. Mais ce
compromis est incompatible avec l'aspiration du
peuple à s'investir du pouvoir de décider.
Un autre problème avec l'utilisation de
l'expression « gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple » comme point de
référence aujourd'hui est que la référence est à
la Constitution américaine, avec ses compromis
avec l'oligarchie et les structures d'inégalité.
Les besoins de l'époque rejettent les deux. Une
constitution moderne doit nécessairement rejeter
les deux. Un point de vue favorable aux intérêts
du peuple exige d'investir le peuple de la
souveraineté, du pouvoir de décision, et de
trouver des moyens de le faire qui ne soient pas
basés sur un remaniement des structures actuelles
d'inégalité.
Pour faire progresser la démocratie aujourd'hui,
le point de référence n'est pas la Constitution
des États-Unis et le mantra selon lequel elle peut
être améliorée. Il faut un point de référence
entièrement nouveau, où le pouvoir émane du peuple
et des réclamations qu'il est en droit de faire à
la société dans laquelle il naît ou dans laquelle
il réside en permanence. Comme le peuple persiste
à prendre sa place, il donne naissance à des
processus politiques qui respectent nécessairement
les relations d'égalité. La question de la
suprématie politique et de sa définition exige que
le peuple définisse qui est « le peuple » en vertu
de son acte de faire les réclamations qu'il se
croit en droit de faire. Les gouvernants, en
définissant le peuple comme le gouvernement et en
séparant les gouvernants des gouvernés, agissent
pour empêcher le peuple de s'investir lui-même du
pouvoir suprême. L'utilisation de la Constitution
et du gouvernement « du peuple, par le peuple et
pour le peuple » comme point de référence pour
définir une démocratie moderne tombe dans de
nombreux pièges que le peuple désireux de
s'investir de pouvoir veut éviter.
Dans une démocratie populaire, le peuple décide
par lui-même de ce qui doit être fait dans des
conditions et des circonstances spécifiques. Le
pouvoir d'écarter ceux qui bloquent la mise en
oeuvre des décisions du peuple ou qui commettent
des crimes contre le peuple, comme la guerre
d'agression ou la planification et l'instigation
de telles guerres, ou qui participent à des actes
que le peuple considère comme de la violence,
comme les policiers tueurs et les drones tueurs,
les tiendra responsables. La question est de
savoir qui exerce le pouvoir de décision et au
service de quel pouvoir.
C'est ce qui est en jeu en ce 4 juillet aux
États-Unis.
Cet article est paru dans
Volume 51 Numéro 18 - 4 juillet 2021
Lien de l'article:
https://cpcml.ca/francais/Lml2021/Articles/LS51181.HTM
Site Web: www.pccml.ca
Courriel: redaction@cpcml.ca
|