Le 4 juillet et la bataille de la démocratie

Une occasion de s'interroger sur ce que signifie «le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple»

Ce 4 juillet marque le jour où, en 1776, le deuxième Congrès continental a adopté à l'unanimité la Déclaration d'indépendance des États-Unis, marquant ainsi la séparation officielle des 13 colonies d'origine de la Grande-Bretagne au milieu de la guerre d'Indépendance. Cette grande révolution a proclamé en actes que le colonialisme britannique pouvait être renversé. Elle a inspiré de nombreux combattants anticolonialistes et révolutionnaires dans le monde entier.

La guerre d'indépendance n'a cependant pas été une révolution sociale, elle n'a que transféré les leviers du pouvoir d'un groupe de propriétaires à un autre, en consolidant le système de l'esclavage. Les États-Unis ont été constitués comme un État raciste dès le départ. Ils ont procédé au vol des terres et au génocide des peuples autochtones, parallèlement au système d'esclavage, qui s'est poursuivi et amplifié. Outre les Noirs, les femmes et les «sans-propriété» n'étaient pas reconnus comme des citoyens et étaient tous privés du droit de vote et du droit de participer à la vie politique. Le mot d'ordre de la révolution française «Égalité, liberté et fraternité» ne s'appliquait qu'aux propriétaires d'esclaves, aux propriétaires de biens et aux propriétaires terriens. La Constitution américaine a plus tard encore renforcé le compromis entre l'esclavage et l'oligarchie, pour bloquer l'élan révolutionnaire incarné dans la Déclaration d'indépendance. Cela incluait toute mention du droit à la révolution, la remplaçant par l'impunité du gouvernement à supprimer la résistance et l'«insurrection».

La formulation de la Constitution des États-Unis qui dit « Nous, le peuple » et celle de la Déclaration d'indépendance que le gouvernement est un gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple » est souvent évoquée pour dire qu'aux États-Unis, le pouvoir décisionnel émane « du peuple ». Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité et les gens le savent. Le problème est que cette conscience est canalisée dans la lutte pour défendre et perfectionner la démocratie existante alors que le contenu de la référence n'est pas défini quand on utilise les mots « le peuple » et « le gouvernement par le peuple ». Ce que signifient « le peuple » et « gouvernement » dans l'expression « gouvernement par le peuple » n'est pas expliqué non plus. Ceux qui invoquent le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple prennent la Constitution comme point de référence, et non la réalité concrète des États-Unis à différentes conjonctures historiques. Pour tous ceux qui recherchent un changement favorable au peuple, si la réalité concrète n'est pas le point de référence et si les réclamations que les humains sont en droit de faire à la société dans laquelle ils naissent et dont ils produisent la richesse ne sont pas le point de départ, le point de vue favorable au peuple reste insaisissable.

Pour les pères fondateurs, « Nous, le peuple », c'était eux, considérés comme « les meilleurs et les plus brillants », et donc les plus aptes à gouverner. C'est la même conception qui est promue aujourd'hui. Joe Biden l'a clairement exprimé lorsqu'il s'est adressé à la session conjointe du Congrès le 28 avril :

« Notre Constitution s'ouvre sur les mots, aussi banals que cela puisse paraître, 'Nous, le peuple'. Eh bien, il est temps de se rappeler que 'nous, le peuple', c'est le gouvernement, c'est vous et moi. Ce n'est pas une force installée dans une capitale lointaine, pas une force puissante sur laquelle nous n'aurions aucun contrôle, il s'agit de nous, 'nous, le peuple'. »

Joe Biden s'adresse aux personnes qui sont au gouvernement, au Congrès, ce qui signifie que le « vous et moi » n'est pas l'ensemble des personnes composant le corps politique des États-Unis, mais seulement celles qui sont au gouvernement. Et ceux qui sont au gouvernement se réfèrent au pouvoir exécutif, à son gouvernement, pas à tous ceux qui composent le Congrès ou même leur propre parti au Congrès. C'est le pouvoir exécutif qui exerce le pouvoir décisionnel. L'administration Biden, qu'elle s'adresse à la session conjointe du Congrès, au sommet du G7 qui s'est tenu récemment dans les Cornouailles, en Angleterre, ou au sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Bruxelles, affirme clairement que son gouvernement est aux commandes et que personne ne doit l'oublier.

Joe Biden fait également référence à la démocratie existante et à l'inquiétude des dirigeants qui craignent que la légitimité de leur pouvoir soit remise en question, que la majorité les considère de plus en plus comme n'étant plus aptes à gouverner. Il déclare : « La question de savoir si notre démocratie perdurera est à la fois ancienne et urgente. Aussi ancienne que notre République. Encore vitale aujourd'hui. Notre démocratie peut-elle tenir sa promesse que nous tous, créés égaux à l'image de Dieu, avons la possibilité de mener une vie de dignité, de respect et d'opportunités ? »  En réponse à sa propre question et exprimant sa préoccupation morbide de la défaite des États-Unis, il n'offre pas de solution concrète, mais fait une déclaration de foi. Il est hypnotisé par sa propre conviction que son gouvernement, au service des oligopoles et de leur rivalité pour la domination mondiale, réussira à faire triompher les États-Unis : « Nous relèverons le défi central de l'époque en prouvant que la démocratie est durable et forte. Les autocrates ne gagneront pas l'avenir, nous le ferons. L'Amérique le fera. Et l'avenir appartient à l'Amérique. [...] Nous avons regardé dans l'abîme de l'insurrection et de l'autocratie, de la pandémie et de la douleur. Et 'nous, le peuple', n'avons pas bronché. Au moment même où nos adversaires étaient certains que nous nous séparerions et échouerions, nous nous sommes réunis. [...] Nous avons rassemblé une nouvelle force, une nouvelle détermination pour nous positionner pour gagner la compétition du XXIe siècle. »

Joe Biden, comme Trump, Obama, Bush et Clinton avant lui, prend part à une lutte intestine qui se mène entre les factions dirigeantes des États-Unis qui s'affrontent, tout en ignorant la réalité de la bataille entre deux Amériques, celle des riches et de leur gouvernement, et celle de la multitude qui fait ses réclamations à la société, qui affirme les droits de tous alors que le peuple des États-Unis se bat pour avoir une voix décisive sur toutes les questions qui le concernent. L'Amérique du peuple n'est pas l'Amérique des riches et de leur gouvernement. Les nombreuses manifestations et actions de toutes sortes, les pétitions, les webinaires, les SMS et les appels de masse témoignent de la volonté d'établir de nouveaux arrangements qui investissent le peuple du pouvoir de décider. Cela s'est manifesté dans les batailles persistantes et déterminées contre les meurtres racistes de la police, pour la justice et l'égalité et pour les droits des immigrants et des réfugiés, où il a été fermement dit : « Ce n'est pas notre Amérique, ce n'est pas notre démocratie. »

Prétendant que les États-Unis ne sont pas assiégés de toutes parts lorsqu'il se demande « si notre démocratie durera longtemps », Joe Biden tente pitoyablement de sauver la situation en citant le discours d'Abraham Lincoln à Gettysburg, à l'époque de la guerre civile. Il le fait non seulement pour perpétuer la perversion selon laquelle c'est Lincoln qui a émancipé les esclaves, et non les esclaves eux-mêmes, mais aussi tenter de donner un nouveau souffle à l'expression « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » afin de revêtir sa démocratie de couleurs qu'elle n'a pas. Le discours de Lincoln de 1863 commence par une référence à la Déclaration d'indépendance : « Il y a quatre-vingt-sept ans, nos pères donnèrent naissance sur ce continent à une nouvelle nation conçue dans la liberté et vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux. »

Lorsque Lincoln prononçait le discours de Gettysburg, il luttait contre le pouvoir esclavagiste et avait donc du mal à faire référence à la Constitution, puisqu'elle approuvait le pouvoir esclavagiste et était un compromis avec lui. Notez qu'il dit « vouée à la thèse selon laquelle tous les hommes sont créés égaux », ce qui est différent de la formulation que l'on trouve dans la Déclaration d'indépendance qui parle plutôt d'une « vérité évidente » que tous les hommes sont créés égaux, c'est-à-dire qu'aucune preuve n'est nécessaire. En disant que c'est une thèse, il en fait une aspiration à cette « union plus parfaite » à laquelle les présidents se réfèrent régulièrement pour justifier les crimes et les injustices. En tant qu'aspiration, elle est également utilisée en partie pour justifier le maintien des structures gouvernementales d'inégalité qui sont garanties par la Constitution.

Lincoln poursuit : « Nous sommes maintenant engagés dans une grande guerre civile, épreuve qui vérifiera si cette nation, ou toute autre nation ainsi conçue et vouée au même idéal, peut longtemps perdurer. » Il conclut que la tâche consiste à faire en sorte « que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaîtra jamais de la surface de la terre ». Cette formulation, comme celle de Joe Biden et celle de la Constitution, sépare habilement le peuple du gouvernement. Cela se voit également dans le premier amendement de la Constitution américaine qui dit : « Le Congrès n'adoptera aucune loi relative à l'établissement d'une religion, ou à l'interdiction de son libre exercice; ou pour limiter la liberté d'expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ou d'adresser au Gouvernement des pétitions pour obtenir réparations des torts subis. » Cette formulation sépare le gouvernement et le peuple, tout comme l'expression « nous, le peuple » désigne le gouvernement. La séparation est nécessaire pour permettre les structures d'inégalité qui imprègnent la Constitution, le gouvernement étant supérieur au peuple, à la multitude, à la majorité.

Pour Lincoln, la guerre civile ne consistait pas à éliminer le compromis avec l'esclavage inscrit dans la Constitution. Le système du travail esclavagiste était devenu de facto incompatible avec le système du travail salarié. La guerre civile, c'était le pouvoir industriel qui cherchait à vaincre le pouvoir esclavagiste, les deux existant au nord comme au sud. Ainsi, pour Lincoln, l'enjeu était de savoir qui exercerait le pouvoir national et comment cela devait être déterminé et réalisé.

Lincoln parle de s'assurer que le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple « ne disparaisse jamais de la surface de la terre ». Mais un problème que les dirigeants ne peuvent surmonter est que la guerre civile et la reconstruction qui a suivi, la lutte du peuple pour l'émancipation ayant été décisive dans les deux cas, ont servi à faire progresser la révolution démocratique issue de la lutte anticoloniale contre les Britanniques. Cette avancée signifiait qu'une forme de propriété privée, le système de l'esclavage, était en fait remplacé par un système d'esclavage salarié, le métayage étant l'une des formes qu'il a prise. Cette réalisation a prouvé historiquement que la propriété privée peut être abolie. Bien que la lutte du peuple pour le pouvoir ait été vaincue en 1877 par l'usage de la force et du terrorisme, la guerre civile est la preuve irréfutable que la propriété privée peut être abolie – puisque cela s'est produit. Néanmoins, l'oligarchie en tant que classe existait toujours et la lutte pour savoir qui détiendrait le pouvoir politique, le pouvoir de décision, faisait rage. Pour les riches, le défi consistait à perpétuer le compromis entre les factions au pouvoir afin de régner effectivement sur la multitude.

Ce pacte pour régner sur le peuple et la nécessité de concilier les intérêts sont au coeur de toutes les théories de la constitution et du pouvoir constitutionnel aux États-Unis. Mais ce compromis est incompatible avec l'aspiration du peuple à s'investir du pouvoir de décider.

Un autre problème avec l'utilisation de l'expression « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme point de référence aujourd'hui est que la référence est à la Constitution américaine, avec ses compromis avec l'oligarchie et les structures d'inégalité. Les besoins de l'époque rejettent les deux. Une constitution moderne doit nécessairement rejeter les deux. Un point de vue favorable aux intérêts du peuple exige d'investir le peuple de la souveraineté, du pouvoir de décision, et de trouver des moyens de le faire qui ne soient pas basés sur un remaniement des structures actuelles d'inégalité.

Pour faire progresser la démocratie aujourd'hui, le point de référence n'est pas la Constitution des États-Unis et le mantra selon lequel elle peut être améliorée. Il faut un point de référence entièrement nouveau, où le pouvoir émane du peuple et des réclamations qu'il est en droit de faire à la société dans laquelle il naît ou dans laquelle il réside en permanence. Comme le peuple persiste à prendre sa place, il donne naissance à des processus politiques qui respectent nécessairement les relations d'égalité. La question de la suprématie politique et de sa définition exige que le peuple définisse qui est « le peuple » en vertu de son acte de faire les réclamations qu'il se croit en droit de faire. Les gouvernants, en définissant le peuple comme le gouvernement et en séparant les gouvernants des gouvernés, agissent pour empêcher le peuple de s'investir lui-même du pouvoir suprême. L'utilisation de la Constitution et du gouvernement « du peuple, par le peuple et pour le peuple » comme point de référence pour définir une démocratie moderne tombe dans de nombreux pièges que le peuple désireux de s'investir de pouvoir veut éviter.

Dans une démocratie populaire, le peuple décide par lui-même de ce qui doit être fait dans des conditions et des circonstances spécifiques. Le pouvoir d'écarter ceux qui bloquent la mise en oeuvre des décisions du peuple ou qui commettent des crimes contre le peuple, comme la guerre d'agression ou la planification et l'instigation de telles guerres, ou qui participent à des actes que le peuple considère comme de la violence, comme les policiers tueurs et les drones tueurs, les tiendra responsables. La question est de savoir qui exerce le pouvoir de décision et au service de quel pouvoir.

C'est ce qui est en jeu en ce 4 juillet aux États-Unis.


Cet article est paru dans

Volume 51 Numéro 18 - 4 juillet 2021

Lien de l'article:
https://cpcml.ca/francais/Lml2021/Articles/LS51181.HTM


    

Site Web:  www.pccml.ca   Courriel:  redaction@cpcml.ca