Questions relatives à la
conservation de l'environnement
La nécessité d'une approche dialectique de la foresterie
- Peter Ewart -
Il y a cent quarante ans, Friedrich Engels, proche
collaborateur de Karl Marx, écrivait dans son
livre Dialectique de la nature que «
rien dans la nature n'arrive isolément. Chaque
phénomène réagit sur l'autre et inversement, et
c'est la plupart du temps parce qu'ils oublient ce
mouvement et cette action réciproque universels
que nos savants sont empêchés d'y voir clair dans
les choses les plus simples »[1].
Il poursuit : « Ne nous flattons pas trop de nos
victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de
chacune d'elles. » Et il citait des exemples de
cette vengeance en soulignant comment, au cours
des siècles précédents, la coupe des forêts en
Mésopotamie, en Grèce et dans d'autres endroits
d'Europe a créé les conditions d'inondations et
d'érosion dévastatrices.
À cet égard, Engels reprochait à de nombreux
penseurs et politiciens de l'époque de considérer
les phénomènes naturels comme étant isolés et
séparés des autres phénomènes, comme si les choses
n'existaient qu'en elles-mêmes, sans tenir compte
de leurs interrelations et interconnexions
multidimensionnelles. Il s'agissait d'une sorte de
cloisonnement entre la nature et la vie elle-même
qui mettait les choses en silos, contraire à la
façon dont les choses se présentent dans le monde
réel.
Depuis lors, la science a fait de grands progrès
en démontrant que, comme Engels et d'autres
penseurs dialectiques l'ont soutenu depuis
l'Antiquité, la nature est interconnectée et
interreliée de tant de façons qu'en fait la terre
elle-même est un tout interconnecté, une grande
biosphère complexe qui la matrice de la vie, et
qui est dans un état de changement, de
développement et de mouvement continus.
En tant qu'êtres
humains et créatures de la biosphère, loin d'être
séparés de la nature, nous sommes une extension de
cette nature et, inversement, la nature est une
extension de nous. Nous sommes à la fois
organiques et inorganiques. Cela signifie que la
matière, comme l'air que nous respirons, l'eau que
nous buvons, la nourriture que nous mangeons,
etc., fait partie intégrante de notre être humain
et sans elle nous ne pourrions pas survivre.
En effet, nous ne pourrions pas tenir plus de
quelques minutes sans la biosphère riche en
oxygène qui nous entoure et qui a été constituée
par d'autres formes de vie au cours de millions
d'années. Même notre digestion des aliments dépend
de milliards de microbes et de bactéries qui
vivent en symbiose dans notre intestin.
Les forêts sont des réseaux complexes qui
existent dans des continuums de temps et d'espace,
des plantes qui ont souvent plusieurs centaines
d'années aux fleurs sauvages qui ne durent qu'une
brève saison; des paysages plus vastes comprenant
plusieurs kilomètres de forêt au minuscule
écosystème d'une mare de ruisseau[2].
Dans cette biosphère, plutôt que d'être des
entités muettes, solitaires et isolées, les arbres
eux-mêmes sont interconnectés et communiquent
entre eux, affichant, selon certains, une sorte de
proto-conscience. Par exemple, les arbres qui sont
attaqués par des insectes envoient des
avertissements chimiques aux autres arbres pour
qu'ils émettent de la sève collante afin de
repousser l'attaque[3].
Et il existe d'innombrables autres exemples de ces
interconnexions entre les formes de vie et la
matière elle-même dans cette biosphère dont nous
sommes la partie la plus consciente.
Après tant d'années et tant de preuves des
interconnexions dialectiques de la nature, on
pourrait penser que la politique forestière et
environnementale suivrait cette approche
holistique. Mais, malheureusement, trop souvent ce
n'est pas le cas.
Par exemple, en 2018, tout comme avec les
inondations en Mésopotamie et en Grèce d'il y a
longtemps qu'Engels a mentionnées, la communauté
de Grand Forks en Colombie-Britannique a subi une
inondation dévastatrice qui, selon les résidents,
a été causée par la coupe à blanc et la
surexploitation par des entreprises sur les pentes
des montagnes voisines, ce qui a entraîné des
torrents d'eau se déversant et inondant la ville[4].
Cette coupe à blanc
a été effectuée malgré de nombreux avertissements
sur l'interconnexion des arbres en tant que
réservoirs cruciaux pour l'eau de pluie et
stabilisateurs du sol. Aujourd'hui, les résidents
ont intenté un procès au gouvernement et aux
compagnies forestières pour obtenir une
indemnisation. Mais le mal est fait.
Malheureusement, le même problème s'est répété
ailleurs dans la province.
Autre exemple éloquent. Il y a des décennies, on
a décidé de couper à blanc des forêts dans tout
l'intérieur de la province et de les replanter
avec de vastes monocultures de pin tordu, plutôt
que de reproduire la diversité naturelle des
espèces d'arbres à feuilles caduques et de
conifères. En se concentrant uniquement sur la
culture du pin tordu et en n'examinant pas de
façon globale le déséquilibre et la perturbation
qu'une telle plantation entraînerait, le
gouvernement et les entreprises forestières ont
créé une vaste monoculture hôte de pins
vulnérables.
Il en a résulté le déclenchement d'une grave
épidémie du dendroctone du pin qui a fini par
détruire des millions d'hectares de forêts
intérieures de la Colombie-Britannique, entraînant
la fermeture de douzaines d'usines, la perte de
milliers d'emplois, la dévastation de
collectivités et des inondations et une érosion
encore plus catastrophiques. Bien sûr, d'autres
facteurs, comme le changement climatique et la
suppression des feux de forêt, ont également joué
un rôle important dans l'épidémie du dendroctone
du pin, mais l'accent mis sur la plantation de
monocultures vulnérables de pins pour maximiser
les profits des entreprises a été un facteur
important.
Et puis il y a la question de l'arrosage de
glyphosate dans l'intérieur de la
Colombie-Britannique. Monsanto, le géant de
l'herbicide et de la chimie qui fabrique le
glyphosate, est un grand promoteur de cette vision
étroite des phénomènes naturels, à tel point que
l'entreprise paie des scientifiques corrompus pour
rédiger des rapports qui prétendent que les effets
du glyphosate sont compartimentés et n'ont
d'impact que sur les plantes à feuilles larges et
non sur l'environnement en général ou sur la santé
des êtres humains[5],
et ce, malgré de nombreuses études qui montrent
que le glyphosate et ses effets migrent dans la
chaîne alimentaire et dans l'environnement avec un
impact important.
Comme le révèle la
dialectique, l'accumulation quantitative de
glyphosate dans le corps humain peut
éventuellement entraîner un changement qualitatif,
c'est-à-dire que les gens contractent un cancer,
comme le montrent les procès intentés aux
États-Unis et au Canada par des milliers de
victimes du cancer[6].
Les forêts anciennes sont vues dans une optique
unilatérale par les grandes entreprises et les
responsables gouvernementaux à leur service, comme
de simples arbres à abattre, au lieu d'être
perçues de manière globale, comme des écosystèmes
possédant des valeurs environnementales,
économiques, scientifiques et culturelles à
préserver. L'expérience a montré qu'une fois
qu'une forêt est coupée à blanc, l'écosystème
d'origine est altéré de façon permanente et ne
peut être rétabli[7].
Les produits du bois sont également vus de
manière très étroite, comme des grumes destinées à
être exportées à l'état brut ou transformées
minimalement, au lieu de considérer le bois comme
une substance organique merveilleusement complexe
qui peut être transformée en une large gamme de
produits utiles, des produits pharmaceutiques aux
tissus en passant par le bois d'ingénierie.
Alors, qu'est-ce qui empêche de bâtir la
sylviculture avec une approche globale ? Nombreux
sont ceux qui soutiendraient que ce sont les
intérêts des entreprises forestières monopolistes
et capitalistes mondialisées qui font pression sur
les gouvernements et la société en général pour
qu'ils adoptent des vues et des politiques
étroites, compartimentées et axées sur la
recherche du profit, et qui exercent un contrôle
monopoliste sur les ressources forestières.
Une des affirmations les plus insidieuses est que
les travailleurs forestiers et leurs emplois sont
en quelque sorte séparés ou en désaccord avec
l'environnement lui-même et qu'on ne peut donner
la priorité à l'un qu'au détriment de l'autre. Le
fait est que l'environnement du lieu de travail
fait partie de l'environnement général. Par
exemple, à l'époque d'Engels, au XIXe siècle, les
premières victimes de l'horrible pollution
environnementale générée par les lieux de travail
de la révolution industrielle en Angleterre
étaient les ouvriers et leurs familles[8]. En 2018, bon
nombre des maisons qui ont été inondées à Grand
Forks, en Colombie-Britannique, appartenaient
probablement à des ouvriers d'usine et à des
travailleurs forestiers.
En ce qui concerne le glyphosate, les pilotes
d'hélicoptères et les travailleurs forestiers qui
participent à l'arrosage à l'herbicide sont
exposés à ses effets toxiques. En outre, parce que
les grandes entreprises pratiquent la
surexploitation et la coupe à blanc et refusent de
valoriser le bois, l'approvisionnement en bois des
régions est affecté et de nombreux travailleurs
perdent leur emploi en raison de la pénurie de
fibres.
Dans ce modèle
capitaliste monopoliste, les travailleurs sont
aliénés par leurs emplois forestiers et n'ont que
peu ou pas d'influence sur la production, et les
communautés sont aliénées par rapport aux forêts
qui les entourent et n'ont également que peu ou
pas d'influence sur ce qui se passe. Les petites
et moyennes entreprises, les entrepreneurs
forestiers, les scientifiques indépendants et
d'autres sont également laissés pour compte et les
grandes entreprises forestières dominent. Le
résultat final est l'état désastreux dans lequel
se trouve actuellement notre ressource forestière,
autrefois importante, en Colombie-Britannique.
Il est dans l'intérêt des travailleurs et des
communautés de se soucier de l'environnement et il
est dans l'intérêt des environnementalistes de
tendre la main et d'inclure les travailleurs et
les communautés, autochtones et non autochtones,
dans leurs propositions pour les forêts. Ensemble,
on peut faire des progrès.
Et il existe des solutions à la fois à petite et
à grande échelle. Par exemple, au lieu d'arroser
au glyphosate, pourquoi ne pas procéder à un
débroussaillage et à une coupe manuelle des arbres
à feuilles larges ? Ou mieux encore, pourquoi ne
pas maintenir les feuillus existants comme le
tremble et le bouleau en tant qu'espèces
productives et bénéfiques, comme l'a suggéré Stop
the Spray BC. Cela créerait certainement plus
d'emplois et serait mieux pour l'environnement[9].
Au lieu des coupes à blanc, pourquoi pas une
récolte sélective, ainsi qu'une production à plus
forte valeur ajoutée ? Là encore, cela créerait
plus d'emplois et réduirait l'impact sur
l'environnement.
Pourquoi ne pas préserver le peu de forêts
anciennes qui restent dans la province et faire en
sorte que la production forestière se concentre
sur les forêts de seconde pousse, comme le propose
Conservation Nord[10]
? Plutôt que de considérer les forêts comme des
peuplements d'arbres qu'il suffit d'abattre,
pourquoi ne pas voir l'activité humaine comme
faisant partie intégrante des écosystèmes
forestiers et essayer de faire en sorte que cette
activité soit conforme aux lois naturelles de ces
écosystèmes ?
Et pourquoi ne pas confier aux communautés,
autochtones ou non autochtones, le contrôle des
forêts adjacentes plutôt qu'aux grandes
entreprises et aux bureaucrates qui vivent
ailleurs ?
À plus grande échelle, pourquoi ne pas fonder le
modèle d'aménagement forestier et l'économie
forestière elle-même sur une approche dialectique,
holistique, qui donne la priorité à
l'environnement et aux intérêts des travailleurs,
des communautés et de la population de la province
?
Notes
1. Friedrich Engels, Dialectique
de la nature, Éditions sociales, Paris,
1968
2. Silva Forest
Foundation. « An
ecosystem-based approach to forest use :
definition and scientific rationale »,
septembre 1997
3. Peter Wohlleben, The
hidden life of trees, Greystone Books,
2015
4. Tom Popyk, « Negligent
logging caused 2018 floods, Grand Forks
residents allege in class action lawsuit »,
CBC News, 15 septembre 2020
5. Carey Gillam, Whitewash
: the story of a weed killer, cancer, and the
corruption of science, Island Press, 2017
6. Jonathan Gatehouse, «
A roundhouse against Roundup », The
National, 19 mai 2019
7. Herb Hammond, Ecosystem-based
conservation planning (video)
8. Friedrich Engels, La
situation de la classe laborieuse en
Angleterre, 1845
9. Stop
the Spray BC
10. Conservation
North
Cet article est paru dans
Volume 51 Numéro 8 - 21 mars 2021
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