Le spectre des élections de la cyberguerre et la nécessité de faire du Canada une zone de paix

Les Canadiens ont été informés que la 44e élection générale sera surveillée par les services de police et de renseignements nationaux et étrangers, ainsi que par les plateformes mondiales de médias sociaux et diverses ONG financées par l'État, à la recherche de signes de ce qu'ils appellent des activités étrangères ou influencées par l'étranger. Le 16 juillet, pour justifier la nécessité d'une telle surveillance, le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) a publié son troisième rapport depuis 2017 sur ce qu'il appelle la menace pour le processus démocratique du Canada, qu'il définit comme comprenant « les électeurs, les partis politiques et les élections ». Le rapport cite la Russie, la Chine et l'Iran comme des « États adversaires ».

Ce rapport reprend les mots exacts qu'il a utilisés en 2017 pour expliquer pourquoi le Canada est une cible. Le CST affirme que le Canada joue « un rôle actif au sein de la communauté internationale en participant à d'importants forums multilatéraux, notamment l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Groupe des 20 (G20) et le Groupe des 7 (G7). »

« Les choix du gouvernement du Canada en matière de politique étrangère, de déploiements militaires, d'accords commerciaux et d'investissements, de relations diplomatiques, d'aide internationale ou de politique sur l'immigration intéressent les autres États. La position du Canada sur une question peut avoir une influence sur les intérêts fondamentaux d'autres pays, de groupes étrangers et de particuliers. Des auteurs de menace pourraient utiliser des cyberoutils pour cibler le processus démocratique du Canada dans le but de modifier les résultats des élections, d'influencer les choix des décideurs politiques et les relations du gouvernement avec ses partenaires étrangers et nationaux ou de nuire à la réputation du Canada à l'échelle mondiale », indique le rapport du CST.

Une question qui vient à l'esprit et qui semble évidente est la suivante : comment peut-on « modifier » les résultats d'une élection à moins qu'il ne s'agisse d'un résultat acquis d'avance ? De quels « résultats » le CST parle-t-il ? S'agit-il de l'intégration continue du Canada dans la machine de guerre américaine et du rôle joué par les organisations supranationales au service du contrôle étatique de l'oligarchie sur l'économie et les relations internationales ? À quoi le CST fait-il référence exactement ?

Les élections sont censées être l'occasion pour les Canadiens de décider eux-mêmes de la politique intérieure et étrangère qu'ils veulent. Ils devraient être libres de défendre la vision qu'ils jugent appropriée pour le pays, notamment le retrait du Canada de l'OTAN et la nécessité de démanteler l'OTAN, l'opposition aux diverses alliances mondiales néolibérales et aux accords commerciaux, à l'intégration actuelle du Canada dans la machine de guerre des États-Unis, aux conceptions intéressées des droits tant au pays qu'à l'étranger, à la nécessité d'un renouveau politique pour remplacer l'ordre constitutionnel actuel par un ordre décidé par le peuple par un processus démocratique choisi par le peuple et ainsi de suite. Pourront-ils le faire sans être pris pour cible et transformés en agents présumés d'un « État adversaire » – autre que le nôtre, bien sûr ?

Le rapport du CST déclare que la prochaine élection fédérale sera marquée par la promotion de relations hostiles avec les pays que le CST considère comme des États adversaires qui mettent en danger la démocratie et le mode de vie du Canada. Le sous-entendu est que l'État canadien s'attend à ce que les gens se rangent derrière les pays de l'alliance de l'OTAN contre les « États adversaires ».

« Conformément à ce que nous avons présenté dans Le point sur les cybermenaces contre le processus démocratique du Canada en 2019, nous estimons que, s'ils sont motivés par un objectif stratégique, un nombre croissant d'adversaires étrangers possèdent les cyberoutils, la capacité organisationnelle et une compréhension suffisante du paysage politique canadien pour mener des activités en ligne contre des élections fédérales futures. Selon nos observations, il est très probable que les électeurs canadiens feront face à une forme quelconque d'activités d'ingérence étrangère en ligne avant et pendant la prochaine élection fédérale. »

Le rapport affirme que « l'Internet est truffé d'information fausse et trompeuse » et que son évaluation « se penche principalement sur les activités d'influence étrangère en ligne ».

« Ce genre d'activité d'influence se produit lorsque des auteurs de menace étrangers manipulent secrètement l'information diffusée en ligne, souvent au moyen de cyberoutils, pour influencer l'opinion et le comportement des électeurs. Nous définissons l'ingérence étrangère comme une activité secrète, trompeuse ou coercitive menée par un auteur étranger contre un processus démocratique pour servir des objectifs stratégiques. L'ingérence étrangère en ligne comprend à la fois les cybermenaces menées par des auteurs étrangers et des activités d'influence étrangère en ligne. »

« Nous considérons qu'il est improbable pour l'instant que le Canada soit visé par une campagne d'ingérence étrangère de la même ampleur que l'activité parrainée par un État et menée contre les élections américaines », conclut-il.

Le rapport prévoit également que si une élection a lieu avant la fin de la pandémie de COVID-19, « il est presque certain que les partis politiques et les candidats mèneront davantage d'activités de campagne sur Internet et utiliseront plus d'outils en ligne qu'auparavant » et croit que ces activités « feront très vraisemblablement l'objet de cybermenace ». Il ajoute qu'il est « très improbable que cette cybermenace s'inscrive dans une campagne sophistiquée menée précisément contre un parti politique ou un candidat ».

Le CST suit désormais le modus operandi des agences de renseignement américaines qui affirment que si rien ne se produit, cela montre qu'elles font du bon travail pour empêcher que quelque chose ne se produise. La prédiction du CSE concernant l'ingérence étrangère dans les élections de 2019 ne s'est pas concrétisée et le CSE affirme que c'est parce que le travail de la police secrète était manifestement efficace. Le CSE affirme que de nombreux progrès ont été réalisés dans la lutte contre les cyberattaques potentielles contre le processus démocratique.  En référence aux élections américaines, il écrit :  « Aucune étude méthodique n'a encore été menée sur l'efficacité de ces mesures, mais une comparaison des élections américaines de 2016 et de 2020 porte à croire qu'on peut atténuer les efforts déployés par les États hostiles pour influencer les processus démocratiques en prenant divers moyens, notamment en cernant les éventuelles campagnes d'influence étrangère en ligne et en attirant l'attention du public sur celles-ci, en renforçant la posture de cybersécurité des organismes participant aux élections et en améliorant la réaction des médias sociaux aux activités malveillantes sur leur plateforme. »

C'est pitoyable comme argument pour remettre en cause la liberté d'expression, qui est un droit humain. Les tactiques d'intimidation et de peur n'ont aucune justification, aussi élevés que soient les idéaux invoqués par les forces de l'ordre. À cet égard, les  agences d'espionnage canadiennes indiquent qu'elles opèrent en coordination avec les agences du Groupe des Cinq, composé des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande, de l'Australie, du Royaume-Uni et du Canada, tandis que des organismes de surveillance supranationaux spéciaux de l'OTAN et du G7 sont également en place, y compris le mécanisme de réaction rapide du G7 hébergé par Affaires mondiales Canada[1]. Pour prendre des décisions basées sur ce que disent avoir décelé ces agences, un groupe spécial de cinq hauts fonctionnaires entrera en fonction dès l'émission du décret électoral. Il aura pour tâche de recevoir des informations des agences de renseignement, conformément à une directive du Cabinet libéral intitulée Protocole public en cas d'incident électoral majeur, qui les charge d'informer la population canadienne « des incidents pouvant menacer la tenue d'élections libres et justes au pays ». Mis en place par les libéraux avant les élections fédérales de 2019, le groupe est composé du greffier du Conseil privé, du conseiller en matière de sécurité nationale et de renseignement du premier ministre et de sous-ministres des ministères de la Justice, de la Sécurité publique et des Affaires étrangères. Avant de faire une annonce publique, le Panel consulte les représentants des partis politiques ayant des sièges à la Chambre des communes.

Dans cette optique, le CST informe que « les auteurs de menace ont de nombreuses occasions de s'en prendre aux processus démocratiques, mais il est important de souligner les progrès importants accomplis ces dernières années pour protéger la démocratie à travers le monde, entre autres les efforts déployés par les gouvernements, des organisations non gouvernementales, des organismes de recherche, la société civile, les médias traditionnels, les médias sociaux et des entreprises spécialisées dans la technologie afin d'améliorer les pratiques de cybersécurité, de sensibiliser et d'intervenir rapidement en cas d'incidents. Par exemple, le Canada a mis en oeuvre une vaste gamme de mesures, y compris des dispositions législatives (p. ex. la Loi sur la modernisation des élections), des accords avec des entreprises de médias sociaux, ainsi que plusieurs initiatives permettant d'améliorer les mécanismes de communication et de partage de l'information entre Élections Canada, les organismes canadiens de la sécurité et du renseignement, d'autres ministères, les partis politiques et les électeurs. »

Le CST salue le rôle accordé aux sociétés de médias sociaux et à diverses organisations dans la surveillance du discours politique sur le Web. Il indique que les mesures qui peuvent traiter les contenus et les comptes suspects comprennent :

« - déclasser le contenu douteux (c.-à-d. le contenu qui contrevient presque aux lignes directrices communautaires) ;
« - fermer les comptes non authentiques ;
« - embaucher du personnel pour filtrer les publications et enquêter sur les cas de malfaisance ;
« - collaborer avec des organismes de vérification des faits et de recherche ;
« - signaler ou déclasser le contenu trompeur ;
« - diriger les utilisateurs vers des sources fiables. »

La croissance des cybermercenaires privés et les fausses revendications d'attributions

Le CST utilise le langage des agences de renseignement sur les « probabilités » et les « possibilités » de déterminer la source de cyberattaques imaginaires et réelles. Tout en affirmant que la Russie et la Chine sont les principaux auteurs de cyberattaques, le CST affirme que les acteurs hostiles peuvent également inclure « les cybercriminels qui essaient de faire de l'argent et les amateurs de sensations fortes qui cherchent à relever un défi ou à obtenir de la notoriété » qui, selon lui, « peuvent aussi cibler les processus démocratiques du Canada ». Il affirme que « bien que ces activités n'aient pas une orientation stratégique, elles ont quand même une incidence sur le fonctionnement des processus démocratiques et la perception des électeurs en ce qui a trait à la sécurité, à la légitimité et à l'impartialité des résultats ». Il n'aborde pas la question de savoir comment l'intervention des agences de renseignement sur la base d'informations secrètes et de critères inconnus a « une incidence sur le fonctionnement des processus démocratiques et la perception des électeurs en ce qui a trait à la sécurité, à la légitimité et à l'impartialité des résultats ».

Le CST reconnaît également la difficulté, voire l'impossibilité, de déterminer la source d'une cyberattaque, ce qu'il sait bien étant donné que le CST est lui-même impliqué dans des cyberattaques. Pour commencer, il fait référence à l'industrie florissante de la cyberguerre. Le CST affirme que « le développement des marchés commerciaux pour les cyberoutils et les talents a permis de réduire le temps nécessaire aux États pour établir des cybercapacités et d'augmenter le nombre d'États qui se sont dotés de cyberprogrammes. Alors que de plus en plus d'États ont accès à des cyberoutils, ceux qui voulaient cibler les processus démocratiques sans disposer des capacités nécessaires pour le faire peuvent maintenant entreprendre ce type de cyberactivité plus facilement. La prolifération de cyberprogrammes soutenus par les États rend les choses plus difficiles lorsque vient le moment de repérer les activités de cybermenace, de les attribuer à leurs auteurs et de se défendre contre celles-ci de façon plus générale ».

Il note également que « des entreprises privées sont de plus en plus nombreuses à offrir des services d'influence en ligne à des gouvernements et à des auteurs politiques ». Une étude menée à Oxford en 2020 a cerné 48 cas où des entreprises privées se livraient à de la désinformation pour le compte d'un auteur politique. Depuis 2018, les mêmes chercheurs ont trouvé plus de 65 entreprises offrant la désinformation en tant que service.

Pour y arriver, les entreprises privées « ont recours au trollage, à des comptes automatisés, à des comptes gérés par des humains et à l'intelligence artificielle. Les gouvernements et les auteurs politiques qui embauchent des entreprises pour mener des campagnes d'influence en ligne en leur nom font appel non seulement à des sociétés de leur pays, mais aussi à des firmes basées à l'étranger. Par exemple, entre 2019 et 2020, la firme Archimedes Group, basée en Israël, a mené des campagnes d'influence en ligne contre des élections qui se sont déroulées en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. »

L'utilisation de ces méthodes au Canada, en revanche, n'est pas citée. Cela montre la malhonnêteté crasse du rapport. Le seul cas d'enquête officielle sur l'influence étrangère dans une élection canadienne a été mené lors de l'élection du 16 avril 2019 en Alberta. Le rapport conclut que des entités nationales, et non étrangères, ont mené ce qu'il appelle une « activité en ligne non authentique ». Il attribue cette activité aux «des groupes nationaux haineux et d'extrême droite connus qui ont déjà diffusé du matériel, au moyen de tactiques semblables à celles employées par des joueurs étrangers malins connus»[2].

Le rapport du CSE est, entre autres, clairement destiné à freiner le discours en général et pendant l'élection fédérale imminente en particulier. Il s'agit d'une question très préoccupante pour le corps politique et tous ceux qui exigent un processus démocratique pour prendre les décisions qui affectent leur vie. Le temps est venu de rejeter le diktat selon lequel les Canadiens ne devraient pas s'exprimer en leur propre nom et de leur propre voix pour mettre de l'avant leur propre vision du pays. La nécessité de faire du Canada une zone de paix dans le monde n'a jamais été aussi grande.

Notes

1. Le Canada a offert de diriger et d'héberger le Mécanisme d'intervention rapide du G7 (MRR) lorsque celui-ci a été créé au Sommet du G7 de Charlevoix. Il a été chargé de coordonner les activités de tous les pays « afin d'identifier les menaces diverses et changeantes pour nos démocraties et d'y répondre, notamment en échangeant des renseignements et des analyses, et en recensant les possibilités de réponse coordonnée ». Son objectif déclaré est de « surveiller et d'analyser les cas potentiels d'ingérence étrangère, peu importe le parti politique touché ou la nature politique d'une question donnée. Son objectif est d'exprimer clairement quelles sont les tendances et les tactiques employées par les acteurs étrangers en matière d'ingérence dans les processus et les institutions démocratiques, ainsi que de suivre et de comprendre leur évolution ».

Le MMR du G7 se fait un point d'honneur de préciser qu'elle n'est pas un organisme de vérification des faits et n'a pas besoin de l'être puisqu'il en existe des centaines ailleurs.

2. Le MRR du G7 a choisi de surveiller l'élection de l'Alberta en 2019 parce qu'elle a été identifiée comme étant « à risque d'ingérence en raison de l'ampleur des débats sur les questions environnementales ». Par exemple, le pipeline a été noté comme « une question qui divise socialement et qui pourrait être une cible pour des acteurs étrangers ». Il a été choisi « dans le but d'identifier toute nouvelle tactique d'ingérence étrangère et d'en tirer des leçons pour l'élection générale canadienne ».

Dans son rapport, publié par Affaires mondiales Canada, le MRR dit avoir décelé « des activités non authentiques coordonnées » sur les plateformes de médias sociaux. Il a toutefois conclu que « la majorité de ces comptes n'était fort probablement pas d'origine étrangère ».

« Les élections en Alberta sont un exemple de situation où il pourrait y avoir des éléments de preuve d'un comportement non authentique coordonné de la part d'acteurs canadiens, ce qui rend plus difficile la détection de l'ingérence étrangère », conclut le rapport.


Cet article est paru dans

Volume 51 Numéro 9 - 1er août 2021

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