Le glyphosate et la liberté d'expression

Les sciences naturelles font intégralement partie des forces productives modernes de la société et jouent un rôle important dans son fonctionnement. C'est pourquoi il est primordial pour l'intérêt public que les scientifiques puissent parler en leur propre nom sur les questions ayant trait aux sphères naturelle et sociale.

Toutefois, lorsqu'ils le font, trop souvent ils sont sanctionnés par les grandes entreprises et les gouvernements à leur service. À titre d'exemple, l'herbicide glyphosate, initialement développé par la société Monsanto sous le nom de Roundup, est largement utilisé en agriculture, en foresterie et dans d'autres secteurs. Et ce malgré une inquiétude grandissante de longue date parmi les scientifiques, y compris les sylviculteurs, environnementalistes, peuples autochtones et communautés locales comme quoi cet herbicide n'est pas sécuritaire pour la santé humaine et animale ni pour l'environnement en général. Des dizaines de milliers de poursuites judiciaires ont été entamées aux États-Unis, au Canada et ailleurs, dont certaines ont mené à des ententes d'une valeur de plusieurs millions, voire plusieurs milliards de dollars, en faveur de personnes qui ont souffert d'un cancer présumément après avoir été exposées au glyphosate.

Pour toute réponse, la société Monsanto (maintenant intégrée à Bayer), ainsi que d'autres intérêts représentant les grandes entreprises en agriculture, en foresterie ainsi que certaines instances de régulation ont lancé une campagne de désinformation et de déni au sujet du glyphosate et de ses effets toxiques. De récents procès ont démontré que Monsanto avait même fabriqué des rapports scientifiques qui donnaient au glyphosate le feu vert, ainsi que financé en catimini des groupes universitaires de façade « indépendante » pour qu'ils fassent la promotion du glyphosate et discréditent les scientifiques qui parlent ouvertement des dangers posés par l'herbicide.

Il y a eu un exemple flagrant de scientifiques qui ont été sanctionnés parce qu'ils ont pris la parole au Nouveau-Brunswick. En 2015, la docteure Eilish Cleary, l'administratrice en chef de la santé publique de cette province, a été congédiée par le gouvernement libéral après avoir accepté la conclusion de l'Agence internationale pour la recherche sur le cancer que le glyphosate était sans doute carcinogène et s'être engagée, au nom de la santé publique, à mener une étude sur les impacts de l'herbicide épandu dans les forêts et les terres agricoles de la province.

Selon la docteure Cleary, le gouvernement provincial l'aurait licenciée parce que son « champ de compétences » ne répondait pas aux besoins de l'employeur, bien qu'elle ait été en poste en tant qu'administratrice en chef de la santé publique depuis huit ans et n'avait jamais été informée d'un quelconque « problème de comportement » en lien avec son mandat.

Antérieurement, en 2012, la docteure Cleary avait écrit un rapport sur les dangers sanitaires du gaz de schiste et de son développement dans la province pour la société et les communautés. À cette époque, le gouvernement libéral était dans l'opposition et accusait le gouvernement conservateur de tenter de « museler » la docteure Cleary pour avoir tenu ces propos. Lors de la campagne électorale qui a suivi, les libéraux ont exprimé à quel point ils tenaient l'administratrice en chef de la santé publique en « haute estime » et se sont engagés à ne pas prendre de décisions sans la consulter. Cependant, comme l'a fait valoir plus tard un ancien ministre conservateur de la santé, dès qu'ils sont arrivés au pouvoir, les libéraux se sont débarrassés de la docteure Cleary « de la façon la plus cavalière » sur la question de l'épandage de glyphosate.

Un exemple plus récent est celui de Rod Cumberland, un biologiste renommé de la faune qui, en juin 2020, a été congédié de son poste de professeur au Collège maritime de technologie forestière à Fredericton, financé par le gouvernement et l'industrie. Il avait travaillé pour le ministère des Ressources naturelles de la province et au collège pendant 29 ans. Selon Gerald Redmond, un ancien directeur général du collège, Cumberland a sans doute été congédié à cause de son franc-parler sur les dangers du glyphosate. Redmond a affirmé qu'antérieurement, lorsque lui-même était directeur général, il avait subi la pression du conseil d'administration pour qu'il sanctionne Cumberland parce que le gouvernement et les représentants de l'industrie forestière n'aimaient pas ce qu'il disait au sujet du glyphosate.

Dans sa lettre de congédiement, le collège a prétendu que le congédiement de Rod Cumberland n'avait rien à voir avec ses opinions sur le glyphosate, mais que l'éducateur avait « discrédité le contenu d'un séminaire sur la gestion de la végétation approuvé par le collège », avait « empêché des étudiants de participer au cours parce qu'ils étaient en retard » et avait « insisté pour qu'ils enlèvent leurs casquettes en classe ».

Selon un reportage, contrairement aux dires du collège sur Rod Cumberland, d'autres ont soutenu qu'il était « un enseignant dont le code d'éthique, la discipline et la ponctualité étaient exemplaires et qu'il était un enseignant avec une bonne éthique, sensible et attentif ».

Rod Cumberland a affirmé qu'il demandait toujours à ses étudiants de considérer l'ensemble de la science sur chaque question et les encourageait même à formuler des critiques. « Examinez ce que je dis et voyez si ce que je dis est vrai ou pas. Je crois que c'est la chose sensée à faire en toutes circonstances dans la vie. Obtenez tous les faits avant de prendre une décision. »

En outre, fidèle à sa tendance, le collège a congédié l'ancien directeur général Gerald Redmond, un jour après que celui-ci ait pris la défense de Rod Cumberland, sous prétexte qu'il avait « publié de l'information confidentielle allant en violation de son engagement envers l'école ».

En dépit de ces attaques contre la liberté d'expression, les Néo-Brunswickois continuent de prendre la parole contre l'épandage de glyphosate et d'organiser des manifestations, des rassemblements et des pétitions. Il en va de même en Colombie-Britannique et dans d'autres coins du pays. Certaines juridictions ont déjà interdit le glyphosate, comme le Québec qui a interdit son épandage sur les terres de la couronne. À l'international, plusieurs pays ont éliminé ou limité l'épandage de glyphosate.

Par contre, de puissantes mégasociétés continuent d'essayer de monopoliser intégralement l'agriculture et les industries alimentaires mondiales et se servent du modèle Monsanto qui consiste à jumeler le glyphosate avec des cultures qui ont été génétiquement modifiées pour être résistantes à l'herbicide. Les génomes de ces cultures, et même les micro-organismes qui y sont associés, sont brevetés, réduisant les agriculteurs au rôle de clients pris au piège dans un monde naturel privatisé.

Dans ce contexte, la liberté d'expression des scientifiques et de tout le monde devient un facteur encore plus important dans la défense de l'intérêt public.

(Avec des informations de CBC News et CTV News)


Cet article est paru dans

Volume 51 Numéro 8 - 4 juillet 2021

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