Promouvoir la cybersécurité au nom du «développement économique»
- Pierre Soublière -
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Le 26 février, la ministre de Développement
économique Mélanie Joly a annoncé un
investissement de 3,2 millions de dollars dans ce
qu'on appelle la « grappe de la cybersécurité »
d'Ottawa-Gatineau.
Quoique Joly ait présenté l'investissement comme
faisant partie d'une « relance économique »
post-pandémique, ce secteur est promu depuis 2018.
En novembre 2018, Invest Ottawa, Ville de
Gatineau, ID Gatineau et In-Sec-M ont
officiellement annoncé le lancement d'une
stratégie commune visant à attirer « dans la
région de la capitale du Canada de nouvelles
entreprises, de nouveaux investissements, de
nouveaux talents et de nouvelles possibilités
d'affaires en cybersécurité ». La stratégie vise à
« positionner stratégiquement la région de la
capitale nationale comme un épicentre mondial » et
« aider les entreprises et les innovateurs locaux
à renforcer leur présence sur le marché mondial de
la cybersécurité », un marché lucratif,
disent-ils, « de 152,71 milliards de dollars en
2018 dont la valeur devrait atteindre 248,26
milliards de dollars d'ici 2023 ».
In-Sec-M, qui recevra 820 000 dollars, est une
organisation composée de près de 90 entreprises de
cybersécurité qui se décrit comme étant « un
écosystème canadien de l'industrie de la
cybersécurité ». Les fonds aideraient à «
consolider la compétitivité d'entreprises dans des
secteurs stratégiques au Québec en cybersécurité
».
Fondé en 2017, In-Sec-M prétend « regrouper des
entreprises, des établissements de formation et de
recherche ainsi que des acteurs gouvernementaux
pour mener des actions concertées en vue
d'augmenter la cohésion et la compétitivité de
l'industrie canadienne de la cybersécurité, à
l'échelle nationale et internationale ». En tant
que « centre d'excellence numérique », financé par
le gouvernement du Québec, In-Sec-M cherche à «
promouvoir l'industrie de la cybersécurité et
accroître les capacités d'innovation, de
commercialisation et de croissance des entreprises
dans ce domaine ». Il appuie aussi des petites et
moyennes entreprises innovatrices en leur offrant
des services-conseils en cybersécurité dans le
cadre du Programme d'aide à la recherche
industrielle (PARI) du Conseil national de
recherches Canada.
Un des partenaires de In-Sec-M est CyberQuébec,
le « Centre collégial de transfert de technologie
» affilié au Cégep de l'Outaouais depuis l'été de
2018, qui offre de l'aide technique et des
services de recherche aux entreprises spécialisant
dans le domaine. L'Université du Québec dans
l'Outaouais entreprend aussi des démarches pour
améliorer ses offres de formation en
cybersécurité.
Jusqu'à maintenant, on prétend que la principale
raison d'être de toute cette infrastructure
interreliée de la cybersécurité est de protéger
les entreprises du piratage en ligne. Mais une
déclaration du député de Gatineau, Steven
MacKinnon, le jour de l'annonce faite par Joly,
laisse entendre qu'il y a indéniablement une
relation entre ce secteur et l'appareil policier
et militaire de l'État. MacKinnon décrit
Ottawa-Gatineau comme étant la région idéale pour
développer l'« industrie » de la cybersécurité en
raison de la proximité d'agences fédérales telles
que le Centre canadien de la cybersécurité (CCC),
le Service canadien du renseignement de sécurité
(SCRS), la GRC, Services partagés Canada, et le
Ministère de la Défense nationale.
Aussi, dans une présentation du 25 mai 2020, la
ministre du Gouvernement numérique, Joyce Murray,
a parlé des défis posés par la cybersécurité
aujourd'hui. Elle a affirmé que le secrétariat du
Conseil du Trésor du Canada et Services partagés
Canada continueraient de travailler avec le CCC
pour mettre en oeuvre des mesures pour « prévenir
et détecter les menaces potentielles aux systèmes
du gouvernement et pour y répondre. ». Le CCC
lui-même fait partie du Centre de la sécurité des
télécommunications Canada, qui récemment
considérait que le ciblage du développement des
vaccins pour la COVID-19 et « les cybermenaces au
processus démocratique du Canada » représentaient
des activités menaçantes. La ministre a aussi
affirmé que « pour lutter contre la désinformation
sur la COVID 19, ainsi que la fraude », le Centre
canadien pour la cybersécurité « a travaillé avec
des partenaires de l'industrie pour retirer des
milliers de sites Web ou d'adresses de courriel
frauduleux utilisés pour des cyberactivités
malveillantes ».
En 2019, la construction d'un centre de formation
de plusieurs millions de dollars pour la police et
l'armée à proximité de l'aéroport de Gatineau a
été annoncée. Le centre servira à la formation
d'escouades tactiques, de sauvetages par
hélicoptère et il y aurait un village fictif. Lors
d'une réunion du Conseil municipal de Gatineau en
octobre 2019, deux membres du conseil ont proposé
de refuser le changement de zonage pour accommoder
le projet en soulevant entre autres que le
département d'urbanisme de la ville trouvait le
projet inacceptable. La proposition a été défaite
par la majorité des conseillers qui ont voté en
faveur du changement de zonage.
Le plan de faire de la « région de la Capitale
régionale » un écosystème de la cybersécurité
assombrit déjà la région avec son réseau complexe
d'acteurs interreliés où il est difficile de faire
la part entre gouvernements et entreprises, entre
maisons d'éducation et entreprises, etc. Au nom de
contribuer à la « relance économique », il impose
à la région une vocation de gouvernement de
police, d'espionnage et d'intrigues. Cela mérite
d'être discuté. En ces temps de pandémie et face
aux divers problèmes que nous connaissons, n'y
a-t-il pas des besoins et des préoccupations
démocratiques beaucoup plus urgents que de faire
la chasse aux menaces au « processus démocratique
» du Canada ?
Cet article est paru dans
Volume 51 Numéro 5 - 4 avril 2021
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