Le projet de loi C-10 élimine le principe de propriété et de contrôle canadiens dans le système de radiodiffusion

Le projet de loi C-10, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d'autres lois, est actuellement examiné par le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des communes. Il a été adopté à l'unanimité par la Chambre en deuxième lecture le 16 février 2021.

L'affaire est présentée de manière très raisonnable, comme une question de faire en sorte que le Canada suive les avancées technologiques et que les géants des médias numériques comme Netflix se conforment aux règles relatives au contenu canadien et aux autres exigences de soutien culturel présentées aux diffuseurs traditionnels.

« La population canadienne a de plus en plus accès à de la musique, à des émissions de télévision et à des films au moyen de services de radiodiffusion en ligne. Toutefois, contrairement aux diffuseurs traditionnels, ces services en ligne n'ont pas été tenus de contribuer à la création, à la production et à la diffusion de musique et de récits canadiens. La loi canadienne doit suivre le rythme de l'évolution technologique, de sorte que les producteurs et les créateurs de contenu canadien soient bien soutenus. Les radiodiffuseurs en ligne doivent apporter leur juste contribution. [...] », peut-on lire dans un communiqué de presse du gouvernement sur le projet de loi. Le communiqué de presse poursuit:

« [Les modifications au projet de loi C-10] obligeront les radiodiffuseurs en ligne à contribuer au système canadien de radiodiffusion et donneront au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) les outils modernes dont il a besoin pour suivre le rythme de l'évolution technologique. »

Alors, de quoi s'agit-il ? Que se passe-t-il vraiment ?

La Loi sur la radiodiffusion a été promulguée pour la première fois en 1932 et modifiée la dernière fois en 1991. Elle définit la politique de radiodiffusion du pays, le rôle et les pouvoirs de son organisme de réglementation, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC), et le mandat de CBC/Radio-Canada en tant que radiodiffuseur public. Selon le gouvernement, les modifications actuelles ont comme objectif de tenir compte de l'évolution de la technologie dans le domaine de la radiodiffusion.

Avec le projet de loi C-10, des entreprises comme Amazon, Apple, Disney et Netflix seront assujetties à des règlements. Contrairement aux radiodiffuseurs traditionnels, elles ne seront pas assujetties aux exigences réglementaires en matière de licences. Cependant, des obligations qui n'ont pas encore été annoncées leur seront imposées en vertu du pouvoir réglementaire du CRTC.

Selon un autre document d'information du gouvernement sur le projet de loi C-10, « lorsque le Parlement aura approuvé le projet de loi, le ministre du Patrimoine canadien a l'intention de demander au gouverneur en conseil d'émettre des instructions au CRTC pour le guider dans l'utilisation des nouveaux outils réglementaires prévue par le projet de loi.

Selon les documents d'information : « En consultation avec les intervenants, le CRTC élaborera et mettra en oeuvre la nouvelle réglementation visant à assurer que les services de radiodiffusion traditionnels et en ligne, dont les géants du Web, offrent des niveaux considérables de contenu canadien et contribuent à la création de contenu canadien dans les deux langues officielles. »

Une enquête sur la question a fait ressortir que le projet de loi C-10 modifiera la propriété et le contrôle du système de radiodiffusion. Cela semble être le changement le plus important, mais ce n'est même pas indiqué dans les documents d'information du gouvernement qui élimine toutefois le premier principe établi de longue date de la politique canadienne de radiodiffusion : la propriété et le contrôle canadiens du système de radiodiffusion.

Ce principe a été formulé pour la première fois à la fin des années 1920 et au début des années 1930, à l'époque où la radiodiffusion des stations américaines au Canada était considérée comme une menace pour la culture nationale par les élites dirigeantes. Ce principe a été inscrit dans la loi avec la Loi canadienne sur la radiodiffusion de 1932, qui a créé la commission canadienne de radiodiffusion qui deviendra Radio-Canada en 1936 comme radiodiffuseur public, qui avait également à l'époque le pouvoir de réglementer et d'autoriser la radiodiffusion.

La Loi de 1932 interdisait la propriété étrangère et reconnaissait que les ondes étaient un bien public et qu'elles devaient être détenues et contrôlées à l'échelle nationale. Le 18 mai 1932, devant la Chambre des communes, le premier ministre R. B. Bennett, chef du Parti conservateur, a énoncé les principes et les raisons de la Loi. « En premier lieu, a-t-il déclaré, ce pays doit absolument contrôler la radiodiffusion de source canadienne, sans ingérence ni influence étrangères. En l'absence de ce contrôle, la radiodiffusion ne pourra jamais devenir une grande agence de communications pour les affaires nationales ou pour la propagation d'une pensée et des idéaux nationaux. Sans ce contrôle, elle ne saurait devenir l'instrument nécessaire à la diffusion d'une culture reflétant l'unité nationale et la renforçant. »

Le premier ministre a poursuivi en comparant la propriété publique à la propriété privée de la radiodiffusion. « Deuxièmement, aucun autre régime que celui de la propriété publique ne peut assurer aux habitants de ce pays, sans distinction de classe ou de lieu, une jouissance égale des avantages et des plaisirs de la radiodiffusion. La propriété privée doit nécessairement établir une discrimination entre les zones densément et faiblement peuplées. C'est le défaut impossible à corriger de la propriété privée; c'est un tort inéluctable et inhérent à ce système. »

Puis, Richard Bennett a énoncé la troisième considération. « L'utilisation des ondes, ou des ondes elles-mêmes, quel que soit le nom qu'on veuille leur donner, qui se trouvent au-dessus du sol ou de la terre du Canada sont une ressource naturelle sur laquelle nous avons pleine juridiction. [...] Je ne pense pas que le gouvernement serait justifié de laisser les ondes à l'exploitation privée et de ne pas les réserver au développement à l'usage du peuple. »

Faisant preuve de clairvoyance, Bennett a ajouté : « Il est possible qu'à un moment donné, lorsque la science aura fait de plus grandes découvertes... il soit souhaitable de prendre d'autres dispositions, en tout ou en partie, mais personne, à ce moment-ci, dans les balbutiements de cette grande science, ne serait, je pense, justifié de proposer que nous devrions abandonner le contrôle de cette ressource naturelle. »

Le principe de la propriété et du contrôle publics a été réitéré dans la Loi sur la radiodiffusion de 1967 adoptée par les libéraux de Pearson, en grande pompe à l'occasion du centenaire de la Confédération. La Loi a été modifiée pour l'adapter aux développements technologiques et a établi l'exigence légale que tous les radiodiffuseurs canadiens – radio, télévision et câble – soient détenus et contrôlés par des Canadiens. C'est cette disposition qui est aujourd'hui éliminée par les libéraux de Trudeau.

Depuis, la politique de radiodiffusion de la Loi sur la radiodiffusion énonce comme premier principe : « Il est déclaré que... a) le système canadien de radiodiffusion doit être, effectivement, la propriété des Canadiens et sous leur contrôle ».

Le projet de loi C-10 remplace cet article par une déclaration plus susceptible d'obscurcir que d'éclairer et qui est conçue pour garantir et accorder d'énormes pouvoirs discrétionnaires : « (a) chaque entreprise de radiodiffusion est tenue de contribuer à la réalisation des objectifs de cette politique, de la manière appropriée en fonction de la nature des services qu'elle fournit ».

Il existe vingt autres « principes » de ce type, qui pour la plupart restent intacts dans la Loi actuelle, comme « le système canadien de radiodiffusion doit servir à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure culturelle, politique, sociale et économique du Canada ».

L'élimination de l'article sur la propriété canadienne a fait l'objet de beaucoup de questions et de critiques. En réponse aux questions posées en deuxième lecture, le ministre du Patrimoine Steven Guilbeault a évité la question et, dans le double langage typique des libéraux, a déclaré à la Chambre des communes : « Nous ne changeons donc rien sur la question de la propriété des entreprises canadiennes. » Il a ajouté que l'alinéa éliminé n'est pas ce « qui fait en sorte que les entreprises canadiennes doivent demeurer de propriété canadienne ». Vraiment ! Il a dit que c'est le CRTC, comme organisme qui octroie des licences aux radiodiffuseurs, qui contrôle la propriété. Il a déclaré que cet alinéa modifié « est justement ce qui va nous permettre de faire en sorte que les lois canadiennes et la réglementation canadienne s'appliquent aux géants du Web ».

Cela pose évidemment la question : quelles lois, quelles réglementations et qui décidera de leur application aux « géants du Web » qui, jusqu'à présent, fonctionnent sans aucune réglementation. De plus, que se passe-t-il si ce sont les « géants du Web » qui imposent leurs décisions, auquel cas on revient au problème de qui possède et contrôle les « géants du Web » ?

Questionné à nouveau en commission, M. Guilbeault a insisté : « Nous ne sacrifions pas la propriété des diffuseurs canadiens. Nous ne le faisons pas. Ce n'est tout simplement pas le cas. Ce que nous faisons ... c'est veiller à ce que les lois et les règlements canadiens puissent s'appliquer aux plateformes en ligne, ce qui n'est pas le cas en ce moment. Si nous ne prévoyons pas un espace pour le faire dans le projet de loi, comment pourrons-nous appliquer nos lois et nos règlements à ces plateformes ? »

Les experts dans le domaine, ainsi que les députés, n'acceptent pas que Steven Guilbeault escamote ainsi la question de la propriété, la considérant comme un point non pertinent. Beaucoup soulignent que le principe de la propriété canadienne aurait pu être conservé comme il est et que des articles spécifiques auraient pu être ajoutés pour traiter de l'imposition et des contributions aux efforts culturels canadiens par les médias numériques étrangers.

En comité, la députée néodémocrate Heather McPherson a demandé des précisions à Steven Guilbeault et à son personnel. « J'aimerais comprendre ce qui a motivé le changement proposé et si cela risque de faciliter l'acquisition de nos radiodiffuseurs par, disons, des sociétés américaines », a-t-elle dit. Thomas Owen Ripley, un haut fonctionnaire du ministère du Patrimoine canadien, a répondu que « la réponse est non. À l'heure actuelle, il existe une directive qui s'adresse au CRTC et qui prévoit des restrictions sur la propriété étrangère dans le cas des entités autorisées. Le fait est que nos radiodiffuseurs en direct et nos entreprises de distribution par câble et par satellite ne peuvent pas appartenir à des intérêts étrangers ni être sous leur contrôle tant que cette directive reste en vigueur. »

Pour plus de certitude, Heather McPherson a demandé : « À titre de précision, monsieur Ripley, cette directive a-t-elle force exécutoire ? Ce n'est pas quelque chose qui peut être modifié par le CRTC ? » Thomas Owen Ripley a répondu : « En effet, elle ne peut pas être modifiée par le CRTC. »

Lorsque le député du Bloc Québécois Martin Champoux a insisté sur cette question, Steven Guilbeault a déclaré : « Le CRTC n'a aucun pouvoir sur cette question. C'est une décision gouvernementale. Est-ce qu'un autre gouvernement pourrait décider de changer les choses ? Un gouvernement est toujours souverain et libre de prendre ses propres décisions. Quoi qu'il en soit, le CRTC ne peut pas faire cela, et la Loi [le projet de loi C-10] ne change rien à cela. La directive qui est en place demeure en place. »

Toutefois, en plus de nous assurer qu'« un gouvernement est toujours souverain et libre de prendre ses propres décisions », c'est-à-dire qu'il a des prérogatives au-dessus des pouvoirs législatifs du parlement pour faire ce qu'il veut et que la souveraineté réside dans ces pouvoirs de police, le ministre Guilbeault ne répond toujours pas quand on lui demande pourquoi l'article actuel est éliminé.

La création d'un système de radiodiffusion de moins en moins équitable entre les opérateurs canadiens et internationaux

L'Association canadienne des radiodiffuseurs[1] a également témoigné devant le Comité du patrimoine canadien. Elle s'est opposée à la suppression des dispositions relatives à la propriété et au contrôle canadiens et en a expliqué les conséquences. Joel Fortune, le conseiller juridique de l'association, a déclaré : « De façon générale, la Loi comporte deux grandes parties. Il y a les objectifs de politique [de radiodiffusion] énoncés à l'article 3, puis il y a les pouvoirs. Les deux éléments sont indispensables. Il faut avoir des objectifs stratégiques et il faut avoir les pouvoirs voulus. On peut bien avoir tous les nobles objectifs politiques du monde, s'il n'y a aucun pouvoir pour les appuyer, ce n'est pas la peine. De la même façon, on peut avoir tous les pouvoirs du monde, mais s'il n'y a pas d'objectif défini dans la Loi, les contestations peuvent pleuvoir.

« Dans le cas de la propriété, tout d'abord sur le plan des politiques, il serait incroyable pour moi que le soutien de la propriété canadienne dans notre système ne soit pas un objectif. Cela ne veut pas dire que le libellé sur la propriété ne devrait pas être modifié; peut-être devrait-il l'être. Quoi qu'il en soit, nous avons proposé un amendement qui, selon moi, tient compte des plateformes mondiales tout en préservant l'espace nécessaire aux radiodiffuseurs canadiens.

« Pourquoi ce choix ? Nous ne voulons pas que les radiodiffuseurs canadiens soient simplement des succursales de plateformes étrangères. [...] Sur le plan juridique, la directive existe en vertu du texte législatif actuel, et elle exige que le système de radiodiffusion soit détenu et contrôlé par des Canadiens. Cette orientation est directement liée à cet objectif. S'il n'y a pas d'objectif en matière de la propriété canadienne, au nom de quoi peut-on donner cette directive ? Il est certainement possible de contester en droit la directive en soutenant qu'elle ne tient plus, compte tenu des changements apportés à la politique et à la Loi. C'est ce qui nous préoccupe. [...] Si la directive du gouvernement sur la propriété était contestée et était invalidée, il n'y aurait pas de restrictions en matière de propriété dans le secteur de la radiodiffusion canadienne. »

Aussi inutiles qu'elles puissent paraître, les contestations de l'affirmation libérale que la suppression de l'article sur la propriété canadienne est sans importance montrent qu'en fait cet article est très important et que sa suppression aura une incidence sur la façon dont les décisions sont prises et sur ce qui les guide. Il est clair que les politiques qui guident les décisions et les règlements du CRTC sont 1) contrôlées par le gouvernement en place; 2) guidées par les lois qu'il adopte et 3) soumises aux prérogatives du Cabinet, ce qui revient au même et nous mène à la question suivante : quels sont les intérêts privés étroits qui tirent les ficelles ?

La suppression de l'article sur la propriété montre la politisation des intérêts privés dans les conditions d'une industrie de la radiodiffusion fortement monopolisée. Richard Stursberg, coauteur de The Tangled Garden : A Canadian Cultural Manifesto for the Digital Age et ancien directeur général de Téléfilm Canada, a témoigné devant le Comité et a abordé la question de la propriété canadienne.

« Premièrement, en vertu de la loi actuelle, les sociétés de radiodiffusion qui exercent leurs activités au Canada doivent être la propriété et sous le contrôle de Canadiens. On s'est beaucoup demandé si le projet de loi C-10 supprimait cette exigence, a-t-il déclaré. L'enjeu juridique est largement théorique, puisque cette obligation a été abandonnée il y a quelques années. Au cours de la dernière décennie, des diffuseurs étrangers comme Netflix et Amazon n'ont cessé d'offrir des émissions de télévision aux Canadiens, même si ces entreprises n'appartiennent pas à des intérêts canadiens. Il n'y a aucune chance qu'elles soient un jour forcées de devenir canadiennes. »

Se basant sur ce fait, Richard Stursberg, ainsi que plusieurs autres personnes qui ont témoigné devant le comité, ont soutenu qu'au nom de l'égalité des chances, il est peut-être temps d'éliminer complètement la réglementation sur la propriété étrangère dans l'industrie. Richard Stursberg a déclaré : « Par souci d'équité, vous devriez peut-être placer les diffuseurs canadiens et étrangers sur un pied d'égalité, en amendant le projet de loi C-10 de manière à supprimer officiellement l'exigence relative à la propriété canadienne. Ne pas le faire reviendrait à désavantager les radiodiffuseurs canadiens dans leur propre marché. »

En effet ! Mais qu'en est-il de la question de quels intérêts la radiodiffusion sert et qui parle au nom des Canadiens ?

Troy Reeb, vice-président exécutif du Réseau de radiodiffusion de Corus Entertainment Inc., est allé dans le même sens que M. Stursberg et a déclaré qu'il était important « pour les entreprises canadiennes non seulement de pouvoir faire les investissements qu'elles souhaitent, mais aussi d'être en mesure d'attirer des investissements ».

Il poursuit : « Un des points positifs du projet de loi est qu'il traite les diffuseurs Internet étrangers de la même manière que les diffuseurs canadiens. Ce faisant, il supprime certaines limites à la propriété étrangère. Nous ne plaidons pas nécessairement en faveur de la propriété étrangère, mais nous devons avoir la capacité d'attirer des investissements étrangers, au besoin, pour soutenir la concurrence des géants de la Silicon Valley et d'Hollywood qui valent des billions de dollars. C'est là qu'intervient la question de la souplesse. Nous voulons créer des émissions canadiennes, mais si nos principaux concurrents créent des émissions canadiennes avec des milliards de dollars provenant des marchés internationaux, nous devons avoir la capacité de faire de même. »

Le président de l'Association canadienne des radiodiffuseurs[2], Kevin Desjardins, a également appelé à l'égalisation des chances. Faisant référence aux géants du numérique, il a déclaré : « [...] Ils ont l'échelle de grandeur et la capacité voulues pour recevoir la publicité et la diffuser. Leur taille est certainement beaucoup plus imposante, et ils sont capables de proposer des prix inférieurs à ceux, par exemple, d'une entreprise canadienne qui essaie de s'implanter. Ils sont en mesure de le faire parce qu'ils sont capitalisés à l'échelle mondiale. [...]

« Cela nous ramène à la question précédente, celle de la propriété canadienne. Dans cette discussion, nous revenons sans cesse sur la création d'un système de radiodiffusion de moins en moins équitable pour les exploitants canadiens par rapport aux exploitants internationaux. Les exploitants internationaux ont un vaste accès aux marchés financiers du monde entier, et si nous voulons dire que, eh bien, ils peuvent le faire, et que les exploitants canadiens ne peuvent que ... La Loi sur la radiodiffusion est fondamentalement la loi par laquelle les radiodiffuseurs fonctionnent, et il y a beaucoup de gens qui y ont un intérêt, alors la dernière chose que je plaiderais, à la fois à ce comité et au gouvernement, est de garder les radiodiffuseurs et leur capacité future à être compétitifs au centre des considérations à l'avenir. »

Il est donc clair que loin de moderniser la loi sur la radiodiffusion, comme le prétendent les libéraux, le projet de loi C-10 marque la mort officielle de l'édification nationale en matière de radiodiffusion, qui était ancrée dans l'opposition à la domination culturelle des États-Unis sur le Canada. À sa place, les intérêts privés qui possèdent les « géants du numérique » qui opèrent au Canada auront désormais le champ libre sans conteste. S'agit-il de rendre le Canada plus compétitif sur le marché mondial tel que l'époque l'exige, comme certains le prétendent, ou moins compétitif comme le soutiennent d'autres avec raison ? Les réglementations promises qui obligeront Facebook, Google et consorts à payer des impôts et des contributions qui représentent des sommes minuscules par rapport à leurs mégaprofits visent-elles simplement à leur faire payer une part équitable ce qui, selon beaucoup, ne sera pas du tout équitable ? Ou, si l'on ajoute les projets du gouvernement de réglementer davantage le contenu en ligne, tout cela est-il fait pour intégrer davantage le Canada à la « sécurité intérieure » des États-Unis et harmoniser les deux régimes de gouvernement ? Des preuves irréfutables montrent qu'en fin de compte, les intérêts privés étroits qui prennent les décisions et établissent les règlements dans les deux pays sont ceux de l'industrie de la défense américaine qui cherchent à imposer le contrôle impérialiste américain sur tous les intérêts en conflit. Ils interviennent au Canada avec pleine liberté d'agir avec leurs cartels et coalitions pendant que d'autres intérêts privés sont bloqués, parce qu'ils seraient des agents de l'ennemi qui s'immiscent dans les institutions démocratiques libérales du Canada et font la promotion de valeurs « non canadiennes », lire « non américaines »[3].

L'incorporation officielle de l'agenda néolibéral à la Loi sur la radiodiffusion abandonne de facto toute considération relative à la vie économique, sociale, politique et culturelle dont le Canada et les Canadiens ont besoin. On annule de facto toutes les autres dispositions de la Loi dont la raison d'être est censée être de s'assurer que le système canadien de radiodiffusion « encourage l'expression canadienne en proposant une très large programmation qui traduise des attitudes, des opinions, des idées, des valeurs et une créativité artistique canadiennes, qui mette en valeur des divertissements faisant appel à des artistes canadiens et qui fournisse de l'information et de l'analyse concernant le Canada et l'étranger considérés d'un point de vue canadien ».

Dans cet exercice de subordination de la politique de radiodiffusion aux intérêts privés étroits qui possèdent et contrôlent les « géants du numérique » sous l'emprise de l'impérialisme américain, plusieurs éléments importants sont complètement rayés de l'ordre du jour, comme la destruction progressive de la Société Radio-Canada (SRC) en tant que radiodiffuseur public national et, en fait, sa conversion en un porte-parole des politiques des gouvernements qui se succèdent sur lesquelles les Canadiens n'exercent aucun contrôle. On ne compte plus les cas où Radio-Canada a été menacée et même mise au silence parce que soupçonnée de ne pas suivre les politiques fédérales à différentes époques. Le premier ministre Jean Chrétien, par exemple, a qualifié Radio-Canada de « boîte à séparatistes » pendant le référendum de 1995 au Québec, se plaignant qu'elle ne donnait pas suffisamment de présence à ses discours. Pierre Elliott Trudeau aussi, quand il était premier ministre du Canada, a menacé la société d'État pour les mêmes raisons[4].

Les coupes massives effectuées à partir de la fin des années 1980 n'ont jamais été inversées, de sorte qu'aujourd'hui, en matière de financement par habitant, la SRC occupe la 17e place sur la liste des 20 sociétés de radiodiffusion d'État dans le monde établie par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La SRC reçoit 34 dollars par habitant contre une moyenne de 100 dollars, ou 180 dollars en Norvège et 97 dollars au Royaume-Uni. Bien que le financement ait été augmenté, les niveaux n'ont jamais été rétablis à ce qu'ils étaient avant le lancement de l'offensive antisociale, et encore moins augmentés à un montant qui lui permettrait de remplir son rôle présumé.

La Loi laisse également la nomination des directeurs de la SRC à la discrétion du parti au pouvoir, ce qui, combiné à la menace permanente de réductions de financement et à l'absence d'une disposition statutaire établissant un financement garanti, fait de Radio-Canada la proie du système de partis cartellisés, de ses valeurs et de ses ambitions, ainsi que des pressions des politiques néolibérales. En plus de considérer toute forme de subvention à des fins publiques comme un anathème, les politiques néolibérales proposent des valeurs et des objectifs antinationaux et bellicistes qui sont en contradiction avec les valeurs des Canadiens.

De plus, les objectifs politiques de la loi sur la radiodiffusion, qui demeurent inchangés et n'étaient même pas matière à discussion, continuent de servir de fondement aux normes antidémocratiques défendues par le CRTC. Un exemple concret est son évaluation de la couverture électorale des partis politiques du pays sur la base du concept d'« équité » plutôt que d'« égalité ». La plupart des plaintes déposées au sujet de reportages électoraux biaisés sont rejetées en invoquant le concept douteux d'« équité ». Suivant l'« équité », l'utilisation du terme moqueur « partis marginaux » pour désigner certains partis et candidats à une élection est considérée comme acceptable.

Dans la pratique quotidienne, les politiques du CRTC entérinent un système de radiodiffusion qui interdit la diffusion de toutes les tendances, opinions et persuasions politiques. Le plus flagrant de tous est l'absence, dans la couverture des nouvelles, de reportages sur les luttes, les revendications et les préoccupations des travailleurs, ainsi que sur celles des peuples autochtones et de tous ceux qui réclament leurs droits et se battent pour la paix, la justice et la démocratie.

Les Canadiens ont besoin d'un système de radiodiffusion national qui sert leurs intérêts. Celui-ci doit exprimer de façon professionnelle ce qu'ont à dire les Canadiens de tous les horizons, de toutes les croyances et de toutes les convictions, ce qu'ils ont à chanter, à danser, à écrire, à mettre en musique et en films, à discuter et à débattre.

Aujourd'hui, des réglementations sont adoptées par prérogative gouvernementale, sur la base de critères invoquant la sécurité et les intérêts nationaux, qui permettent aux « agences de renseignement » de censurer les discours sur les médias sociaux. Pourquoi cela ne fait-il pas l'objet d'un débat ? Une autre affirmation intéressée est que si les « géants du numérique » censurent l'accès à leurs réseaux sociaux, c'est une affaire privée qui les concernent eux, les grands intérêts privés et les personnes visées et pas le gouvernement. Cela ne ferait pas partie du domaine public !

Tout cela montre que la Loi sur la radiodiffusion du Canada est un sujet de préoccupation sérieux pour l'ensemble du corps politique et que les vraies questions n'ont même pas encore été posées.

Notes

1. Le Groupe des radiodiffuseurs indépendants est composé de Aboriginal Peoples Television Network Incorporated, BBC Kids, Channel Zero Inc, Ethnic Channels Group Limited, Hollywood Suite Inc, OUTtv Network Inc, Stingray Group Inc, Super Channel (Allarco Entertainment), TV5 Québec Canada et Zoomer Media Limited. (en date de janvier 2019).

2. L'Association canadienne des radiodiffuseurs se décrit comme « le porte-parole national des radiodiffuseurs privés du Canada. Elle représente la grande majorité des services de programmation privés canadiens, y compris les stations de radio et de télévision, les réseaux et les services de télévision spécialisée, payante et à la carte ».

3. Les diverses forces de sécurité exercent un diktat sur ce qui est considéré comme une menace aux valeurs canadiennes et à la sécurité du pays dans les élections et dans les médias, en fonction de l'adhésion ou non à la politique officielle de l'État. Nous l'avons vu quand des responsables du Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CSTC) se sont présentés à une réunion du Comité consultatif électoral des partis politiques en 2017 pour informer les partis de leur évaluation des « menaces pour le processus démocratique canadien ». Les « valeurs » que ces agences défendent incluent l'adhésion du Canada à l'OTAN et au G7, etc. Lorsqu'Anna Di Carlo lui a demandé si le fait de demander le retrait du Canada de l'OTAN constitue une menace pour la sécurité nationale, un agent du CSTC a répondu que son travail consiste simplement à défendre les politiques du gouvernement en place.

4. David Taras et Christopher Waddell, The End of CBC ?, University of Toronto Press, Toronto, 2020


Cet article est paru dans

Volume 51 Numéro 5 - 4 avril 2021

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