Un combat qui concerne l'humanité tout entière
Entrevue avec la militante libanaise Leila Ghanem
Leila Ghanem est anthropologue et vit à Beyrouth. Elle est rédactrice en chef de la revue Bada'el, et également fondatrice du Tribunal de conscience pour juger les crimes de guerre israéliens en 2008 et coordinatrice du Forum social des alternatives au Moyen-Orient.
L'intervieweur Robin Delobel est journaliste de formation et coordinateur de la revue Les autres voix de la planète et collaborateur à Investig'Action.
Investig'Action : Quel est le sentiment au sein de la population libanaise suite à l'assassinat d'Hassan Nasrallah ?
Leila Ghanem : L'assassinat du leader historique Hassan Nasrallah « Al-Sayed » est survenu au milieu d'un tumulte incroyable d'évènements catastrophiques qui se sont abattus sur la population du Liban avec les frappes aériennes intenses et simultanées sur le Sud-Liban, la Bekaa et la banlieue sud. Des centaines de milliers de réfugiés ont déferlé sur la capitale dans une ambiance apocalyptique, 250 000 personnes les quatre premiers jours. Ce chiffre a triplé à l'heure de vous répondre alors qu'il est dur de garder ses esprits, étant sous les bombes qui frappent à l'instant à quelques kilomètres de chez moi dans la banlieue sud avec les sons assourdissants des drones qui survolent la capitale libanaise jour et nuit. J'entends aussi les échos des prières et récitals coraniques qui se tiennent partout à Beyrouth-Ouest pour le repos de l'âme du Sayed.
La population n'a pas encore réagi, elle est toujours sous le choc terrible provoqué par la série d'attaques qui se sont suivis : l'opération bipeurs qui a fait 4 000 blessés, les talkies-walkies, l'assassinat de la direction du commandement Aradwan et la journée fatidique du 23 septembre qui a fait 600 morts en une seule journée. Si la stupeur et le marasme sont de mise, il y a des craquements chez des admirateurs du leader, l'appelant à revenir, certains demandent son retour et de les emporter avec lui. Une vieille dame qui se plaignait de dormir sur le trottoir faute d'un refuge, nous disait que le Sayed « va certainement revenir comme le Mahdi (le prophète attendu des chiites) pour poursuivre la libération de la Palestine ; « votre situation madame », lui réplique-t-on, et elle répond que sa condition reste meilleure que celle des Gazaouis ». Ses propos sont maintenant diffusés sur les réseaux sociaux...
C'est l'heure de tristesse et de recueillement, mais la réaction va venir et de toute façon rien n'effacera le leader charismatique des esprits des millions de personnes au Liban et dans le monde arabo-musulman, voire dans le monde entier.
Nasrallah est pour la population chiite une figure sacrée comparée au Hossein le fils du dignitaire Ali Bin-Abi-Taleb, philosophe et quatrième khalife, assassiné à Karbala comme son père Ali, assassiné parce qu'il refusait à la classe montante des princes de légiférer la « propriété privée » et le contrôle de l'argent public. Nasrallah provient d'une famille sudiste pauvre et a grandi dans un quartier ouvrier de Beyrouth-Est, il était l'ami des déshérités et des causes justes. Il a dédié sa vie à la Palestine. Maintenant qu'il a été martyrisé, ses paroles résonnent avec encore plus de force. Il sera plus qu'une icône, il sera une identité ancrée dans les esprits.
Pour la gauche radicale qui est restée sur des positions bolchéviques exprimées lors du congrès de Bakou pour les peuples de l'Orient, Nasrallah en tant que combattant anticolonialiste et anti-impérialiste, est un Libertador, l'équivalent d'un Giap, d'un Ché ou d'un Hô Chi Minh. C'est l'un des derniers fusils dressés contre l'impérialisme. J'espère qu'il ne sera pas le dernier.
IA : Voit-on se former une union contre Israël dans la classe politique libanaise ?
LG : Non, la classe politique n'est pas unie contre Israël. La guerre civile qui a éclaté au Liban en 1975 et qui a duré presque deux décennies avait pour objectif de désarmer les Palestiniens et de les chasser du Liban. Ce qui a débouché après une intervention israélo-américaine en 1982 à une défaite des forces progressistes et à la déportation des combattants palestiniens avec leur chef Yasser Arafat vers Tunis. S'en est suivi comme pour chaque défaite, le massacre de la population civile. Ce fut le fameux génocide de Sabra et Chatila, commis par les phalangistes libanais, sous haute garde israélienne. Rappelons aussi que Béchir Gemayel, élu président sous occupation israélienne, a été assassiné pour avoir signé un traité de paix avec l'ennemi sioniste. Son frère Amine a été destitué pour les mêmes raisons.
La fracture de la classe politique au Liban est très ancrée dans l'histoire, elle est plutôt structurelle, laissée en héritage par les accords de Sikes & Picot qui ont partagé la région arabe entre la France et la Grande-Bretagne à la fin de la Première guerre mondiale. Et ensuite par la charte de 1947 élaborée par la France mandataire du Liban après la deuxième guerre, qui a jeté les fondements d'un système confessionnel basé économiquement sur la rente[1].
La fracture actuelle au Liban est due à une pression économique et sociale sans précédent exercée par les pays occidentaux via les institutions financières. Il est indéniable que le Liban est au coeur de la bataille stratégique qui se déroule entre les USA et l'Iran et qui embrase plusieurs pays, dont la Syrie, le Yémen, le Liban ...
Les bailleurs de fonds internationaux conditionnent leur aide au Liban à une disparition ou un affaiblissement considérable du Hezbollah. Le Liban est mis ouvertement devant deux alternatives : soit désarmer le Hezbollah, soit plonger dans les ténèbres d'une faillite économique assortie d'une guerre civile (les forces libanaises fascistes ont une milice de 30 000 hommes armés et financés par l'ambassade américaine). Ceci constitue un dilemme pour un pays (au moins pour une bonne majorité des citoyens libanais) qui ont connu six guerres israéliennes en vingt-cinq ans (1978, 1982, 1993, 1996, 2000, 2006). On en est là à notre septième guerre, une bonne majorité des Libanais regarde le Hezbollah comme une résistance libératrice du pays après vingt-deux ans d'occupation israélienne, une bonne partie de la population pense que l'armement dissuasif du Hezbollah a empêché les récidives meurtrières israéliennes pendant dix-huit ans[2].
Ces divergences ne sont pas confessionnelles, puisque le Hezbollah a deux alliés de taille en milieu chrétien, le parti de l'ancien président Aoun et le camp Frangieh. Ces partis politiques en plus du chef de Druzes du Mont Liban ont annoncé leur deuil. Il faut préciser que toute la population libanaise a accueilli à bras ouverts les réfugiés du Sud, la solidarité était notoire, partout des comités de quartier se sont formés pour secourir et loger les déplacés. Notons tout de même qu'au Liban il est interdit par la loi de faire référence à Israël sans mentionner l'ennemi israélien, et que visiter Israël est considéré comme trahison passible d'une peine d'emprisonnement.
IA : Quelles sont les réactions envisagées face à ces attaques ?
LG : Nous traversons au Liban et en Palestine la période la plus grave et la plus décisive de notre histoire. Il s'agit d'une guerre de survie qui oppose nos résistances et nos peuples à l'ennemi le plus barbare de l'histoire, soutenu voir dirigé, armé, financé, médiatisé, protégé (juridiquement et diplomatiquement) par l'Occident impérial et notamment les USA.
Depuis le 8 octobre, Washington a établi un pont aérien avec Tel Aviv et a acheminé les armes les plus sophistiqués, y compris le F35 et les bombes de deux tonnes qui ont été utilisés pour assassiner les membres et le leader du Hezbollah. Les USA viennent d'annoncer cette semaine qu'ils ont octroyé 9 milliards de dollars à Israël pour sa guerre contre la résistance libanaise. Les Libanais et les Palestiniens se font tuer par des armes et munitions américaines et européennes. 45 milliards de dollars, c'est le montant de l'aide américaine envoyée à Israël depuis le 8 octobre, pour massacrer les Gazaouis, ce qui veut dire un million de dollars payé par les contribuables américains pour chaque Gazaoui tué.
Ce qui se joue en ce moment au Proche-Orient, c'est l'avenir de l'humanité. L'ordre international du XXIe siècle sera-t-il fondé sur le génocide et l'épuration ethnique des Palestiniens ? Ou bien sur leur protection ? Bref sur la barbarie ou la civilisation ?
D'un côté la logique des accords d'Abraham, de l'autre celle de l'Axe de la Résistance. En fait, la stratégie américano-israélienne n'était pas seulement d'anéantir Gaza ou d'achever la guerre de 1948 en Palestine, Netanyahou et ses alliés américains pensent qu'éliminer la résistance dans la région ouvre la voie à la soumission des peuples de la région à la suprématie américaine.
Il était clair que l'objectif américain dissimulé par des discours sur la voie diplomatique ou « la solution de deux États », n'était qu'un leurre pour élargir la guerre de Gaza à la Cisjordanie, et de déclencher la guerre contre la résistance libanaise, lorsque les conditions sur le terrain se prêtent.
On a déversé sur Gaza en six mois l'équivalent de cinq bombes atomiques de Hiroshima, et 85 bombes américaines (MARK 84, anti-renforts d'une tonne chacune) ont été larguées sur Gaza et des BLU-109, de deux tonnes chacune, ont été utilisées pour tuer le chef de la résistance Hassan Nasrallah. Avant lui, les Israéliens ont tué le commandant Ibrahim Aki. Netanyahou a dédié son assassinat à ses maîtres américains qui le recherchent depuis 1983 pour deux actes militaires : l'explosion de l'ambassade américaine à Beyrouth lors d'une réunion des espions américains au Proche-Orient et l'attaque contre la base des forces de Marines qui a tué 246 soldats.
Cette guerre déclarée à la résistance libanaise, au-delà des objectifs annoncées par Israël et ses alliés occidentaux, n'a pas pour seul objectif de rétablir les 300 000 colons du nord d'Israël dans leurs colonies sur la frontière libanaise, ni d'arrêter les opérations de soutien à Gaza, elle vise à liquider le Hezbollah qui est, à l'heure actuelle, le plus grand mouvement de libération nationale à l'échelle internationale. C'est un mouvement qui a fait ses preuves en 2000, lorsqu'il a chassé l'armée israélienne après vingt-deux ans d'occupation du Sud-Liban, et en 2006 lorsqu'il a fait subir une défaite cuisante à l'État sioniste. C'était la première fois après le Vietnam que des simples commandos d'une armée de libération nationale gagnent la guerre contre une armée régulière armée jusqu'aux dents et assistée par les Américains.
Le combat qui se joue maintenant à Beyrouth et à Gaza est un combat qui concerne l'humanité toute entière. L'enjeu est semblable à celui de la guerre civile d'Espagne. Netanyahou a annoncé aux Nations unies qu'il mène le combat au nom de l'Occident civilisé contre la barbarie et le terrorisme.
La question qui se pose aujourd'hui : saurons-nous tenir le coup et nous relever ? La réponse pour nous et pour les Gazaouis, c'est : il le faut car c'est une bataille de vie ou de mort. Dans le tumulte de la disparition de son chef, le Hezbollah a réitéré son intention de poursuivre la guerre contre Israël en soutien à Gaza. On diffuse depuis hier des bribes des différents discours de Nasrallah dans lesquels il insiste sur le sens de mourir en martyr. Il explique que « mourir pour la patrie, ou pour la cause, pour la justice, pour la liberté, pour la Palestine, est une voie volontaire pour les militants de Hezbollah ».
La résistance a des objectifs qu'elle continue à suivre. Le corps de l'armée de commandos qui compte 100 000 combattants n'a pas été ébranlé. Les commandos du Hezbollah sont des hommes de terrain expérimentés et virulents qui s'entrainent depuis trente ans et ils ont déjà combattu contre l'armée coloniale israélienne et contre les mercenaires de Daech en Syrie et Irak. Le Hezbollah, selon les analystes militaires comme Dwayri [l'analyste militaire pour Al-Jazeera Favez Al-Dwayri], n'a utilisé encore que 10 % de son armement.
On peut dire de même du nouveau leader Hisham Saffieddine, un proche de Nasrallah, qui a opéré aussi bien dans le domaine militaire, organisationnel que politique. Pour l'instant, le parti se réorganise et doit vérifier les problèmes sécuritaires, il a décidé d'entrer dans la clandestinité et vient de diffuser un texte sur l'adoption de la ligne de guerre de libération populaire de longue haleine.
Un proverbe arabe dit que le coup qui ne te tue pas te renforce, nous sommes décidés à se battre tout en étant conscients que la bataille qu'on mène ici au Liban est la bataille de l'humanité toute entière car c'est ici où se sont concentrés les prédateurs capitalistes, avec leur science et leurs armes les plus sophistiquées et les plus meurtrières.
Notes
1. Note du LML : L'économie de rente est une économie dans laquelle les États génèrent une grande partie de leur revenu à partir de loyers, de rentes ou de paiements externes non productifs.
2. Investig'action : Les dernières élections législatives au Liban se sont déroulées sur deux thèmes 1. Êtes-vous pour ou contre l'armement du Hezbollah, 2. la question sociale. Vu les résultats on peut considérer que la population est divisée.
(Investig'action, 30 septembre 2024)
Cet article est paru dans
10 octobre 2024
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