Lac-Mégantic – Ceci n'est pas un accident
La série documentaire en quatre parties « Lac-Mégantic – Ceci n'est pas un accident », est l'oeuvre du réalisateur québécois Philippe Falardeau. Elle est inspirée du livre Mégantic – Une tragédie annoncée , de l'auteure et activiste québécoise Anne-Marie Saint-Cerny. Le film examine la tragédie ferroviaire de 2013 dans la ville de Lac-Mégantic, où un train défectueux transportant 7,7 millions de litres de pétrole brut provenant des champs pétroliers de Bakken, un produit extrait par fracturation, a pris feu et a explosé, tuant 47 personnes. On y fait aussi certaines comparaisons avec l'incident ferroviaire à Field, en Colombie-Britannique, où les trois membres d'un équipage ont été tués lorsque leur train a déraillé.
La série donne la parole aux membres de la famille et aux collègues de travail des victimes, tout en faisant part des recherches et de l'expertise sur l'état de l'industrie privée du rail au Canada et l'impunité qu'on lui accorde grâce à l'autoréglementation et les agences policières privées responsables d'enquêter sur les incidents ferroviaires. Le CPKC (l'ancien chemin de fer Canadien Pacifique avant l'acquisition de Kansas City Southern Railway par le CP) et le CN (Canadien National) ont tous deux leur propre agence de police privée.
La tragédie de Lac-Mégantic
Au sujet du titre du documentaire, Anne-Marie Saint-Cerny déclare que Mégantic n'est pas un accident et, preuve en main, elle démontre que la tragédie était prévisible et aurait pu être évitée, soulignant le fait que le médecin-légiste Martin Clavet avait lui-même noté dans les 47 rapports qu'il a produits que « Les décès auraient pu être évités. » Anne-Marie Saint-Cerny affirme : « Lorsque les autorités ont produit des douzaines de rapports avertissant d'un grave danger, et puis permettent à l'industrie de s'auto-réglementer et d'enquêter soi-même sur une tragédie, cela veut dire qu'elles acceptent en toute conscience qu'il y aura des morts. ». Entre 2009 et 2013, au moment du désastre ferroviaire de Lac-Mégantic, le transport ferroviaire du pétrole au Canada avait augmenté de 28 000 %.
Transport Canada
Lorsqu'on lui a posé une question au sujet des matières volatiles et si des mesures réglementaires étaient en vigueur pour assurer la sécurité publique, Louis Lévesque, sous-ministre du Transport à l'époque, a répondu : « Transport Canada n'avait pas prévu les risques plus élevés associés à l'augmentation du transport ferroviaire du pétrole », et [qu'il ne s'était] pas rendu compte qu'il ne s'agissait pas uniquement du Canadien National (CN) et du Canadien Pacifique (CP), mais que des petits exploitants transportaient du pétrole et que c'était un changement fondamental au niveau des risques encourus par eux. »
Ed Burkhardt, propriétaire à l'époque de la ligne ferroviaire Montreal Maine and Atlantic (MMA), entre Montréal et la raffinerie de pétrole Irving à Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, à qui le CP avait confié le transport en sous-traitance, révèle qu'afin de réduire les coûts, l'entreprise comptait piloter les trains avec un équipage d'une seule personne, comme cela se faisait aux États-Unis, et qu'il avait demandé que Transport Canada « approuve » que le train soit conduit par une seule personne ou « ne s'y oppose pas ». « Transport Canada n'a pas donné son approbation, mais il a dit 'nous ne vous en empêcherons pas', informe-t-il, ajoutant qu'« ils étaient avec nous lorsque nous avons conçu toute l'affaire ».
C'est ce que Louis Lévesque confirme lorsqu'il dit qu'au siège social de Transport Canada, ils « ont décidé ne pas s'opposer à cette pratique ». Curieusement, Denis Lebel, qui était à l'époque ministre du Transport du gouvernement conservateur de Harper, a été retiré suite à un remaniement ministériel une semaine après la tragédie, et il a refusé d'être interviewé pour ce documentaire.
Répondant au fait qu'à cette époque les autorités aux États-Unis et au Canada disaient depuis près de vingt ans que les wagons-citernes DOT-111 étaient trop fragiles pour transporter des produits dangereux, Louis Lévesque a dit que bien que ces wagons aient été au coeur de bien des discussions, « aucun wagon-citerne n'aurait résisté à un impact de 103 kilomètres à l'heure dans le centre-ville de Mégantic. »
La porte tournante
C'est le gouvernement fédéral de Harper (alors que John Baird était ministre du Transport de 2008 à 2010), qui a accordé aux grandes compagnies ferroviaires le pouvoir de définir leurs propres règles et de mener leurs propres inspections, limitant ainsi le mandat de Transport Canada à celui d'une simple surveillance des activités des compagnies ferroviaires[1].
En février 2015, Baird a annoncé qu'il quitterait la politique et, peu de temps après, est devenu membre du conseil d'administration du CP, devenue depuis CPKC (Canadian Pacific Kansas City), dont il est toujours un directeur et aussi président du Comité de la gouvernance, des nominations et de la responsabilité sociale et un membre du Comité des risques et du développement durable.
Avant l'incident
Le 30 juin 2013, près de 250 camions transportant du pétrole brut arrivent à New Town, au Dakota du sud, d'où le pétrole est ensuite transbordé dans un train du CP. Le connaissement des chauffeurs de camion indique « explosif », ce qui veut dire que c'est le pétrole le plus dangereux, puisque très volatile et inflammable. Cependant, pour la 72e fois – ce qui veut dire que c'était une pratique courante – un employé de World Fuel et CP a plus tard falsifié les données du connaissement avant qu'il ne soit remis au conducteur du train.
Le train part, passant par le Dakota du nord, ensuite par Milwaukee et Chicago, la troisième ville la plus peuplée aux États-Unis. Il est entré au Canada en passant par le tunnel de Windsor et arrive dans la cour de triage du CP à Toronto. Dès qu'il arrive au Québec, dans la cour de triage de l'entreprise à Côte Saint-Luc à Montréal, MMA prend la relève.
Le 5 juillet, à Farnham dans les Cantons-de-l'Est du Québec, Tom Harding, l'unique membre de l'équipage, monte à bord et se dirige vers Mégantic reconnu pour ses virages serrés et ses pentes abruptes. Il appelle la MMA aux États-Unis pour informer les responsables que la locomotive ne fonctionne pas, sans savoir que le jour précédent un autre ingénieur avait aussi eu d'énormes problèmes avec la même locomotive et avait fait parvenir un message aux États-Unis disant qu'elle était défectueuse et devait être retirée. Le lendemain matin, le même conducteur est même allé voir son patron pour lui dire que Harding ne devrait pas partir avec cette locomotive.
Lorsqu'il arrive vers 23 h à Nantes, Tom Harding est forcé de garer le train pour la nuit dans une pente de la voie principale, puisque la voie de service est occupée.
Il y a plusieurs mois auparavant, Tom Harding avait actionné les freins automatiques sur toute la longueur du train, mais est réprimandé par la MMA, en raison du temps requis pour redémarrer le train.
Ron Kaminkow des Travailleurs ferroviaires unis, un groupe diversifié de travailleurs ferroviaires, de membres de leurs familles et de retraités provenant de tous les coins de l'Amérique du Nord, avec des membres de tous les métiers et de tous les syndicats ferroviaires, a fait le commentaire suivant : « Qu'une agence gouvernementale ou une politique d'entreprise autorise un train, peu importe le train, encore moins un train rempli de pétrole sur une pente si abrupte, à être sur la voie principale sans prendre aucune mesure contre le déraillement, même s'il y avait un frein à main sur chaque wagon de ce train, le fait de ne pas actionner le frein automatique est absurde, totalement absurde. »
Les contrecoups
« Dès le départ, tout le monde est allé », rappelle Anne-Marie Saint-Cerny. « Le gouvernement fédéral a envoyé son monde. Il y a eu l'enquête de la Commission sur la sécurité ferroviaire qui veut déterminer la cause. Il y a eu enquête au criminel par la police provinciale et leur expert [en sécurité ferroviaire] Stephen Callaghan. »
« En vertu du principe du 'pollueur payeur', poursuit-elle, la tâche de nettoyer était la responsabilité de la MMA, qui a embauché son propre monde, des sous-contracteurs, et interdit l'accès à tous les autres. »
Robert Bellefleur (à gauche) et Daniel Larochelle (à droite)
Un résident, Robert Bellefleur, membre de la Coalition des citoyens et organismes engagés pour la sécurité ferroviaire de Lac-Mégantic, a déclaré qu'« en fait, on a confié le site du désastre à la compagnie responsable, alors que le site était maintenant une scène de crime. »
Daniel Larochelle, un résident de Mégantic et un avocat dont la maison et le bureau ont été réduits en cendres suite à l'explosion, a réussi dans l'espace d'une semaine à entamer un recours collectif au nom des victimes.
« Nous poursuivons 40 entreprises : la direction de la MMA, et tous les autres ont suivi, le gouvernement provincial, la ville, les autorités de la sécurité publique, le gouvernement du Canada. [...] Nous avons poursuivi Transport Canada aussitôt que nous étions certains qu'il avait autorisé la MMA à avoir recours à un seul conducteur, un équipage d'un seul homme », a-t-il déclaré.
Quant à la décision de ne pas tenir une enquête publique, « elle a été prise par le conseil privé du Cabinet, dit l'expert ferroviaire Stephen Callaghan. Les adultes ont dit non. Et cette décision a été prise avant que je n'arrive [...], avant que je ne commence à travailler le 11 juillet ».
Près de 30 jours après la tragédie, la MMA déclare faillite, laissant au gouvernement le fardeau financier du nettoyage.
Près de six mois plus tard, les trains se sont mis à rouler à nouveau dans le centre-ville de Lac-Mégantic. « Mais cette fois le virage était encore plus abrupt, plus dangereux que jamais, parce qu'ils ont enlevé un coin qui était imprégné de pétrole », explique Anne-Marie Saint-Cerny.
En mai de 2014, Tom Harding était dans sa cour arrière lorsqu'une équipe anti-émeute a fracassé sa porte avec un bélier, et les armes dégainées, les agents ont poussé lui et son fils au sol, menottant leurs mains et leurs pieds comme s'ils étaient des terroristes.
« Nous avons fait parvenir plusieurs lettres à la Sûreté du Québec les avisant que si jamais ils devaient appréhender Tom Harding, que celui-ci allait se rendre volontairement », explique l'avocat de Harding, Charles Shearson.
Le procès
Trois employés de la MMA sont accusés au criminel : Tom Harding, le conducteur de la locomotive, Richard Labrie, le contrôleur de la circulation ferroviaire et Jean Demaître, directeur des opérations de la MMA Québec.
« C'était un plan dont le scénario était déjà écrit, le dénouement était prévisible », intervient Jennifer Quaid, une professeure de droit à l'Université d'Ottawa. « Il s'agissait seulement de définir qui allait jouer quel rôle. Qui allait être « la personne malchanceuse qui conduisait le train », le « superviseur en devoir » et « la personne responsable des communications ». Elle ajoute : « Un événement comme Lac-Mégantic n'est pas le résultat des agissements d'une seule personne ».
Le procès devant jury a lieu en octobre et novembre 2017. Tous les trois sont accusés de 47 accusations de négligence criminelle occasionnant la mort. Tom Harding est accusé d'avoir négligé d'appliquer un nombre suffisant de freins à main. Richard Labrie est accusé de ne pas avoir demandé à Harding de retourner au train lorsqu'il a découvert qu'un feu s'y était déclaré et d'avoir négligé de lui demander combien de freins à main il avait actionnés. Jean Lemaître est accusé d'avoir mis une locomotive défectueuse à la tête du train.
Finalement, les trois employés ont été déclarés non coupables.
Selon Anne-Marie Saint-Cerny, le procès a été une mauvaise blague, en ce sens « qu'il s'est limité au cadre des 12 heures entre l'heure où Tom Harding est monté à bord de la locomotive et le moment de l'impact à Mégantic.
« Les enquêtes », suggère Ron Kaminkow, « devraient avoir comme objectif de prévenir de tels désastres pour que jamais plus ils ne se produisent. Pendant que tous les yeux sont tournés vers le comportement des travailleurs, nous ne regardons pas où nous devrions regarder, c'est-à-dire, vers les risques [...] qui se cachent derrière chacun des incidents qui arrivent. Nous ne voyons pas la situation dans son ensemble. » Il ajoute : « Il n'y a plus de raison pour que le train traverse la ville maintenant, il n'y a pas de passagers. »
« C'est la Coalition citoyenne qui a été le fer de lance de la construction d'une voie de contournement parce que nous pensions que c'était un projet important », dit Robert Bellefleur. Mais depuis ce temps la Coalition a changé d'idée, comme l'ont fait les résidents des communautés de Lac-Mégantic, Nantes et Frontenac, qui seront traversées par une nouvelle voie ferrée, puisque le gouvernement Trudeau est allé de l'avant avec le projet de voie de contournement sans les consulter comme il se doit. »
« Vous avez 47 victimes et quelques suicides qui ont suivi, commente un résident de Mégantic, Jean Clusiault, dont la fille est morte dans l'explosion. Pourtant, personne n'est fautif. Personne n'est fautif parce qu'ils ont simplement caché les vrais coupables. »
« S'il y a eu un effort pour détourner l'attention, [...] ça a fonctionné, dit l'avocat de Tom Harding, Charles Shearson. Toutes les questions fondamentales touchant à ce qui est nécessaire pour rendre l'industrie ferroviaire sécuritaire n'ont pas été soulevée ». Jusqu'à ce jour, le gouvernement fédéral refuse de tenir une enquête publique indépendante sur la tragédie.
« Je dis qu'il y a toujours des coupables qui se promènent,
affirme Anne-Marie Saint-Cerny. Ce n'est pas seulement une
question de justice et il ne s'agit pas de clouer quelqu'un au
mur. C'est d'avoir une lueur d'espoir, une lueur, que ceci
n'arrivera plus jamais. »
Note
1.« Mémoire sur la sécurité ferroviaire et le transport par train de marchandises dangereuses au Canada », présenté dans le cadre des audiences du Comité permanent de la Chambre des communes sur le Transport, l'Infrastructure et les Communautés par la Coalition des citoyens et Organismes engagés pour la Sécurité ferroviaire de Lac-Mégantic, le 17 juin 2021.
(Source : Lac-Mégantic — Ceci n'est pas un accident . Photos des captures d'écran du film et First Responders)
Cet article a été publié dans
Numéro 39
- 26 juillet 2023
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