Concentration massive du pouvoir décisionnel et antisyndicalisme

- Pierre Chénier -

Les infirmières de Drummondville manifestent contre des conditions de travail intenables, 26 février 2023.

Le 29 mars dernier, le gouvernement du Québec a déposé le projet de loi 15, Loi visant à rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace. Alors que la société et l'ensemble des professionnels et travailleurs de la santé réclament un financement adéquat du système de santé public et une garantie du droit à la santé des Québécoises et Québécois, le gouvernement livre le système en bloc à des intérêts privés étroits. Il établit une nouvelle chaîne de commande, une nouvelle centralisation des pouvoirs décisionnels et administratifs entre les mains du ministère et d'un conseil d'administration trié sur le volet, composé de PDG de l'industrie privée, à la tête d'une nouvelle agence appelée Santé Québec. Les multiples organes et positions que Santé Québec est autorisée à créer et à régir réduisent les accréditations syndicales de 136 à 4, dont aucune ne sera autorisée à représenter les revendications de celles et ceux qui travaillent dans le réseau de la santé.

Le ministre de la Santé, Christian Dubé, a dit qu'il prévoit doter le conseil d'administration de « top guns » du secteur privé. Cela ouvre évidemment la voie au diktat d'intérêts privés sur les salaires et les conditions de travail et sur les décisions de fermer, fusionner et privatiser davantage les services au nom de l'efficacité et de la bonne gestion. Le trésor public paiera des tarifs plus élevés pour la prestation privée de services et le problème de l'absence de redevabilité ne fera qu'empirer. Il s'agit d'une rupture radicale avec la notion de système public qui, à une époque, était guidée par le principe du plus grand bien pour le plus grand nombre et la règle de tous pour un et un pour tous.

Aujourd'hui, le système est devenu « tous pour un », le « un » étant constitué d'intérêts privés étroits qui n'ont que faire du facteur humain/conscience sociale. L'atteinte de l'efficacité en supprimant le facteur humain et en traitant les travailleurs comme des objets jetables exacerbera considérablement la crise de la prestation des services. Les progrès modernes de la médecine, qui sont considérables, n'apporteront pas de contribution sociale tant que domine la pratique profondément antisociale qui consiste à payer les riches et à le justifier par des arguments intéressés, comme dire que les PDG de l'industrie privée, dont beaucoup se sont révélés extrêmement corrompus, comme ceux qui ont participé à la construction de l'un des méga-hôpitaux de Montréal, savent mieux ce qu'il faut faire que les professionnels et les travailleurs.

La réduction forcée des unités de négociation syndicales de 136 à 4 est un signe inquiétant. Cela signifie que les conventions collectives signées localement, basées sur les conditions concrètes de chaque région, seront abolies et que des conclusions non fondées seront tirées à partir de statistiques qui ne peuvent être agrégées. Selon le gouvernement, il agit légalement (parce qu'il fait la loi). Il s'appuie sur une loi adoptée sous bâillon il y a 20 ans qui prescrivait la fusion des unités de négociation syndicales dans tous les établissements de santé, qui étaient alors au nombre d'environ 200. La réforme de 2015 du ministre libéral Gaétan Barrette a réduit le nombre des établissements de santé à 34 et a imposé une nouvelle fusion des accréditations syndicales. Plutôt que de constater que cela n'a pas du tout amélioré la situation dans le réseau, le gouvernement Legault conclut que le problème est que ces réformes ne sont pas allées assez loin.

Le projet de loi de 300 pages contient 1180 articles et modifie 37 lois. Le ministre de la Santé Christian Dubé et le premier ministre François Legault ont donné une idée de ce qu'il contient dans les jours qui ont précédé son dépôt à l'Assemblée nationale. Le ministre Dubé a dit qu'il va « recruter des top guns du privé » pour diriger sa réforme du réseau de la santé et des services sociaux qui « ébranlera les colonnes du temple ». Les médias ont aussi rapporté que le ministre s'est adressé à une cinquantaine de gens d'affaires qui ont répondu à une invitation faite par l'entremise de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. Il y avait là des dirigeants de sociétés telles IBM Canada, Google Canada, Énergir, Accenture, Pharmaprix et KPMG, et le ministre leur a demandé de lui recommander des candidats parmi leurs réseaux pour faire partie du conseil d'administration de Santé Québec, l'agence que va créer le projet de loi 15 s'il est adopté.

Le 28 mars, le premier ministre a déclaré aux médias qu'il est essentiel de s'attaquer à la structure du réseau de la santé et que « le succès de sa démarche dépend beaucoup de cette flexibilité qu'on va être capable d'aller chercher dans l'organisation du travail ». Il a clairement voulu blâmer les syndicats pour les problèmes du réseau quand il a dit que « les réorganisations locales peuvent être bloquées par des syndicats locaux ». « On voudrait que ce ne soit plus possible, qu'on soit capable localement de s'adapter à chaque situation et de faire une bonne réorganisation. » La réalité est que c'est grâce aux syndicats locaux que les travailleurs sont une force organisée et qu'ils ont pu maintenir une quelconque cohésion du système à un moment où il ne tenait qu'à un fil à cause de l'offensive antisociale, du manque de financement et du traitement des travailleurs comme des choses jetables. Mais son espoir de voir les « réorganisations » débloquées en détruisant les syndicats locaux ne dissuadera pas les Québécoises et Québécois de devenir une force organisée qui met tout le poids du nombre et de l'organisation au service des réclamations qu'ils sont en droit de faire à la société.


Des infirmières des petites communautés du Nunavik, au Québec, tiennent un sit-in pour exiger que des mesures soient prises pour remédier à la pénurie de personnel qui les empêche de s'occuper des patients comme il le faut, le 20 janvier 2023.

Les gouvernements néolibéraux qui prétendent défendre les droits humains, et qualifient d'autocraties les sociétés hautement organisées pour atteindre un objectif précis, introduisent en fait toutes les structures autocratiques pour obtenir un rendement maximal des investissements sous la forme de profits privés. Cela n'a rien à voir avec l'obtention de rendements qui améliorent le bien-être des membres de la société et de la société elle-même.

La corruption des intérêts privés qui pillent les fonds publics et escroquent le système se révélera tôt ou tard et les intentions du gouvernement Legault seront confirmées.

Création de Santé Québec

Le projet de loi 15 crée l'Agence Santé Québec. Selon le ministre de la Santé, Santé Québec sera responsable des questions opérationnelles, c'est-à-dire de la gestion du système de santé, ce qui permettra au ministre de se concentrer sur les priorités, les objectifs et les orientations dans le domaine de la santé et des services sociaux et s'assurer de leur application. Plusieurs ont remarqué que le projet de loi ne mentionne pas une seule fois que le système de santé au Québec est un système public. En fait, Santé Québec se rapportera au ministre et non à l'Assemblée nationale ou au public. Il sera administré par un conseil d'administration composé de 13 personnes nommées par le ministre. Il est question d'une forme de consultation des gestionnaires internes du réseau et de recommandations d'entreprises privées pour choisir les membres du conseil d'administration. La formulation consacrée, qui revient dans tout le projet de loi, est que Santé Québec, dans son rôle de gestionnaire, coordonne et soutient les établissements publics et les établissements privés.

On lit à l'article qui définit la mission de Santé Québec :

« Santé Québec a pour mission d'offrir, par l'entremise des établissements publics, des services de santé et des services sociaux dans les différentes régions sociosanitaires du Québec. Dans ces régions, elle coordonne et soutient, notamment par des subventions, l'offre de tels services par les établissements privés ainsi que celle de services du domaine de la santé et des services sociaux par certains autres prestataires privés. » (Notre souligné)

Santé Québec devient l'employeur, et l'employeur unique, des 350 000 travailleurs et travailleuses du réseau de la santé et des services sociaux. Les employeurs actuels, soit les centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et les centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS), créés dans les différentes régions du Québec par la réforme de la santé du gouvernement libéral en 2015, disparaissent comme entités dans le projet de loi. Le projet de loi 15 établit un méga-établissement de santé à l'échelle de tout le Québec, à l'encontre des 34 CISSS et CIUSSS qui étaient considérés chacun comme un établissement.

Toujours dans la perspective d'une chaîne de commande unique ministre-conseil d'administration de Santé Québec, Santé Québec est chargé de mettre sur pied toute une série d'organismes régis par lui.

Par exemple, Santé Québec est chargé de créer des établissements territoriaux dont il a la gouverne. Il doit aussi constituer entre autres un comité national de vigilance et de la qualité, un Programme national sur la qualité des services, un comité national des usagers, un régime d'examen des plaintes, tous redevables au conseil d'administration de Santé Québec.

Il est à noter que pas une seule fois dans ce projet de loi de 300 pages la voix et les revendications des travailleuses et des travailleurs de la santé ne sont mentionnées.

Une attaque en règle contre les syndicats

En instituant Santé Québec comme employeur unique dans la santé et les services sociaux à la tête d'un méga-établissement de santé à l'échelle du Québec, le ministre de la Santé impose une restructuration des syndicats. Avec la réduction des accréditations syndicales de 136 à 4, plusieurs organisations syndicales risquent de simplement disparaître.

En 2003, le gouvernement libéral a adopté sous bâillon le projet de loi 30, qui ordonnait la fusion des unités d'accréditation syndicale dans chacun des établissements de santé, lesquels étaient environ du nombre de 200. Les unités de négociation de chaque établissement ne pouvaient être constituées que sur la base d'un syndicat par catégorie de personnel. Il existe quatre catégories de personnel dans le système de santé québécois.

La catégorie 1 comprend le personnel en soins infirmiers et cardiorespiratoires. Elle comprend les infirmières, les infirmières auxiliaires, les inhalothérapeutes et les candidates à l'exercice de la profession infirmière et de la profession infirmière auxiliaire.

La catégorie 2 comprend le personnel paratechnique et le personnel des services auxiliaires et de métiers. Elle comprend notamment les préposés aux bénéficiaires, à l'entretien ménager, aux services alimentaires, les cuisiniers, les aides de service, les mécaniciens et les ouvriers.

La catégorie 3 comprend le personnel de bureau et les techniciens et professionnels de l'administration. Elle comprend notamment les agentes administratives, les adjointes de direction, les secrétaires médicales, les techniciens en administration, les techniciens informatiques et les agents de gestion du personnel.

La catégorie 4 comprend les techniciens et les professionnels de la santé et des services sociaux. Elle comprend notamment les travailleurs sociaux, les techniciens en travail social, les agents de relations humaines, les organisateurs communautaires, éducateurs, psychoéducateurs, ergothérapeutes, physiothérapeutes, archivistes médicaux, diététistes-nutritionnistes, hygiénistes dentaires, les audiologistes et les orthophonistes.

En 2015, toujours sous le bâillon, le gouvernement libéral a imposé la Loi 10 qui, en créant les CISSS et les CIUSSS en tant qu'établissements et employeurs des travailleuses et des travailleurs de la santé et des services sociaux, a réduit le nombre d'établissements à 34. Cette loi s'est appuyée sur la Loi 30 pour imposer une nouvelle restructuration des syndicats. Après une campagne de maraudage, les syndiqués des établissements ont déterminé par un vote lequel des syndicats les représenterait dans chaque catégorie de personnel.

Le projet de loi 15 va plus loin et dicte qu'il n'y aura que quatre accréditations syndicales en tout dans tout le Québec, une par catégorie de personnel, dans le réseau de la santé et des services sociaux, sous l'égide de l'employeur unique, Santé Québec.

En plus, les conventions collectives vont elles-mêmes être réduites à quatre pour tout le réseau. Déjà, les syndicats de régions éloignées ont dénoncé le fait qu'il n'y aura plus de conventions collectives locales, lesquelles permettaient aux travailleurs et travailleuses des régions d'inclure des clauses qui correspondent à leurs conditions spécifiques.

Un président d'un syndicat représentant les infirmières de l'est du Québec était récemment interviewé par Radio-Canada au sujet de l'impact du projet de loi :

« Du moment qu'il y a une seule convention qui s'applique pour l'ensemble du réseau québécois, quelle sera l'épingle du jeu, par exemple de la Gaspésie, dans les conditions de travail ? »

Le projet de loi est déposé en plein milieu des négociations pour le renouvellement des conventions collectives dans le secteur public, négociations qui n'avancent pas parce que le gouvernement ne veut pas qu'elles aboutissent. Le ministre Dubé a dit en conférence de presse qu'il veut que les principes de la restructuration prévue par le projet de loi 15 soient incorporés aux nouvelles conventions collectives, sans préciser comment cela se fera.

Évaluation des services et accès aux services

Dans le cadre du mandat proclamé du projet de loi, qui est de rendre le système de santé et de services sociaux plus efficace, le gouvernement se dit préoccupé par l'évaluation des services et l'accès aux services. Or, son approche purement statistique de la question le mène à établir des tableaux indicateurs, des tableaux de bord, sur la performance des différentes activités selon les installations de santé, sans aucun égard pour le facteur humain. Par exemple, dans un projet-pilote le gouvernement a développé un tableau du nombre d'heures que les gens doivent attendre dans un certain nombre d'urgences avant d'être vus par un médecin. Les établissements locaux sont mis en concurrence les uns avec les autres sur des bases statistiques. Le ministre de la Santé parle de l'expérience-patient comme une mesure pour évaluer les services et leur accès. En outre, un régime de sondage des patients est établi pour mesurer leur taux de satisfaction. Un régime national de plaintes est aussi établi par le projet de loi dans lequel les gens soumettent leurs plaintes à Santé Québec par le biais de divers organismes établis par celui-ci.

Cette approche statistique est dénoncée par les travailleurs et les travailleuses parce qu'elle ne fait rien pour améliorer leurs conditions et résoudre spécifiquement le problème d'attraction et de rétention de la main-d'oeuvre, qui est un des problèmes majeurs du réseau de la santé et des services sociaux.

L'évaluation des services et de leur accès sur une base statistique ne va pas au fond des choses et laisse croire que le gouvernement et le conseil d'administration de Santé Québec pourraient utiliser les données pour fermer ou fusionner des services ou les privatiser.

Le projet de loi 15 n'a rien à voir avec la reconnaissance de la santé en tant que droit et rien à voir avec la reconnaissance d'un rôle décisif pour la voix, les revendications et les solutions de celles et ceux qui fournissent les services.


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Numéro 27 - 25 mai 2023

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