Les préoccupations des travailleurs du rail concernant leur sécurité
et leur droit à la vie privée

Entrevue avec Lyndon Isaak

Lyndon Isaak est le président de la Conférence ferroviaire de Teamsters Canada (CFTC)

Forum ouvrier : Dans ton rapport de septembre publié sur le site Web de la CFTC, tu soulèves plusieurs préoccupations des travailleurs du rail, dont deux sont la sécurité durant la pandémie et le droit à la vie privée. Peux-tu nous expliquer quelles sont ces préoccupations et les revendications des travailleurs à leur sujet ?

Lyndon Isaak : Fondamentalement, la préoccupation porte sur l'assouplissement des protocoles que nous avons mis en place pour garder les dortoirs et les installations de repos sécuritaires et désinfectés. Une autre préoccupation importante pour nous est la nécessité de la désinfection régulière des locomotives et des véhicules utilisés pour transporter les travailleurs du rail à l'endroit de travail et les ramener aux installations de repos. Au début, en avril et en mai, les transporteurs ferroviaires ont partagé nos préoccupations face à la COVID. Ils ont collaboré avec nous pour garder les lieux propres et désinfectés. Mais maintenant, ils croient que la pandémie est terminée et ils ont commencé à assouplir leurs protocoles. Ils ont été vigilants pendant les premiers mois, mais maintenant ils ont perdu tout intérêt à être vigilants. Par exemple, au début, des entrepreneurs ont été embauchés pour nettoyer les locomotives aux endroits où les équipages étaient remplacés. Disons que le train va de Toronto à Montréal et à mi-chemin entre Toronto et Montréal, nous échangeons les équipes. Il y avait des entrepreneurs sur place pour garder les locomotives propres et désinfectées. Il n'y en a plus, alors c'est maintenant à nos équipages eux-mêmes de désinfecter et de nettoyer les locomotives dans ces endroits. C'est un exemple de ce qui se produit.

De plus, pendant les premiers mois, ils n'ont autorisé que deux personnes dans la cabine de la locomotive et maintenant ils veulent à nouveau faire de la formation de personnel et ils ont trois personnes à l'intérieur. Cela cause un problème compte tenu du besoin de distanciation physique et à cause de la propagation du virus par voie aérienne. Ils disent qu'ils vont manquer d'effectifs et qu'ils doivent former des personnes. Ils pensent qu'ils n'auront pas assez de personnel pour maintenir les trains en marche au niveau requis. Nous voulons trouver un moyen d'éviter d'avoir trois travailleurs dans la cabine qui est un espace confiné, car si l'un d'entre eux est infecté, au bout de 10 à 12 heures ensemble, ils seront tous infectés. Nous n'avons pas réussi à nous entendre avec les compagnies ferroviaires sur une solution. Le problème n'est pas encore résolu. Et maintenant que la deuxième vague est à nos portes, nous pensons que tôt ou tard, il y aura une infection qui se propagera dans tout le réseau ferroviaire si nous ne mettons pas fin à cet assouplissement des protocoles. Nous voulons éviter cela. La pandémie a été assez bien maîtrisée jusqu'à présent. C'est notre argument; nous avons réussi jusqu'à présent, ce n'est donc pas le moment d'assouplir les protocoles.

Nous voulons que les transporteurs ferroviaires reviennent aux protocoles que nous avons établis conjointement en avril et nous voulons également nous assurer que ces protocoles sont mis en application sur le terrain. C'est une chose d'en arriver à une entente, mais c'en est une autre si les responsables de première ligne ne sont pas informés par les transporteurs ferroviaires des protocoles qui ont été convenus. Cela arrive souvent. Entre autres problèmes, il y a un manque de communication dans le système.

Nous avons toujours des échanges hebdomadaires au téléphone avec les grands transporteurs ferroviaires pour essayer de résoudre ces problèmes, mais ils résistent au rétablissement des anciens protocoles.

Il y a des coûts financiers impliqués dans ces protocoles. Il y a une légère réduction de la productivité et leurs conseils d'administration et les actionnaires veulent un rendement maximal tout le temps, alors ils sont prêts à jouer avec le feu. Cela s'appelle la gestion des risques. En autant qu'ils maintiendront leurs profits élevés, ils feront courir des risques aux travailleurs. Nous sommes fermement opposés à cela.

http://www.cpcml.ca/francais/Images2016/Slogans/bbhdeida.jpgFO : Dans ton rapport, tu fais également part des inquiétudes du syndicat concernant l'utilisation des enregistreurs audio-vidéo de locomotive (EAVL). En mai 2018, le gouvernement fédéral a adopté la Loi C-49, Loi apportant des modifications à la Loi sur les transports au Canada et à d'autres lois concernant les transports ainsi que des modifications connexes et corrélatives à d'autres lois. Entre autres choses, la Loi ordonne aux entreprises ferroviaires d'une certaine taille en termes de revenus et de nombre d'employés de s'assurer qu'un système EAVL est installé dans chaque locomotive de commande qu'ils opèrent, d'enregistrer tout ce qui est dit et d'avoir une vue dégagée sur les visages et le haut du corps. Les syndicats du rail s'y sont opposés depuis le début. Peux-tu nous en dire plus ?

LI : Nous sommes opposés à ce que les entreprises aient accès aux données des EAVL, donc au contenu des enregistrements. Nous croyons que seul le Bureau de la sécurité des transports devrait avoir accès au contenu. Nous pensons que d'avoir cet accès ne sera d'aucune utilité aux compagnies et nous l'avons toujours dit. Lorsque le projet de loi a été adopté, nous avons reçu l'assurance que le gouvernement répondrait à nos préoccupations par le biais de la réglementation, mais il ne l'a pas fait[1].

Si vous lisez les règlements qui ont été publiés dans la Gazette du Canada, Partie II, du 2 septembre, vous voyez que les entreprises ferroviaires ont essentiellement un accès illimité aux données. Le libellé est toujours là selon lequel les transporteurs ferroviaires devraient avoir un accès aléatoire au contenu, mais personne ne pourra contrôler cela. Il n'y a aucune information qu'ils peuvent glaner de cet accès qui va être utile de quelque manière que ce soit. La seule façon qu'ils vont utiliser l'information c'est pour des mesures disciplinaires. C'est le but derrière tout cela. Non seulement ce sera utilisé pour des mesures disciplinaires, mais ils vont cibler ceux à qui ils veulent les imposer. S'ils n'aiment pas un équipage en particulier, c'est l'équipage qu'ils vont surveiller 24 heures sur 24, 7 jours par semaine.

Comme je l'ai dit dans mon rapport, maintenant que la Loi et les règlements sont finalisés et que l'intention est définie, nous pouvons poursuivre notre contestation judiciaire devant la Cour suprême sur la constitutionnalité de cette loi. Nous sommes d'avis que cette loi porte non seulement atteinte aux droits et libertés de nos membres, mais crée des précédents qui pourraient diminuer les droits de tous les Canadiens.

FO : Veux-tu dire quelque chose en conclusion ?

LI : Je souhaite que tout le monde suive les lignes directrices de Santé Canada et s'assure d'agir de façon sécuritaire durant la deuxième vague de la pandémie. J'espère que toutes les entreprises, y compris celles des chemins de fer, accepteront le fait que les protocoles les plus rigoureux sont les plus appropriés en ce moment et sont ceux qu'ils devraient utiliser. Nous nous battons pour cela et nous espérons que nous réussirons.

Note

1. Selon la Loi C-49, les informations de l'enregistrement doivent être utilisées pour déterminer les causes et les facteurs contributifs d'accidents ou d'incidents sur les chemins de fer. Les grandes entreprises ferroviaires ont déjà clairement indiqué qu'elles considéraient le « comportement » inapproprié des travailleurs comme la principale cause des accidents ferroviaires, contre toute évidence qui indique le manque de conditions de travail saines et sécuritaires. Lors des auditions parlementaires sur le projet de loi avant son adoption, le représentant de l'Association des chemins de fer du Canada est allé jusqu'à dire que tant que tous les processus dans le transport ferroviaire ne seront pas « entièrement automatisés », il y aura des accidents causés par le facteur humain, c'est-à-dire les travailleurs. Les travailleurs du rail luttent depuis des années pour changer les conditions qui engendrent la fatigue, notamment le manque d'horaires prévisibles obligeant les travailleurs à rester sur appel pendant de longues périodes, les longues heures de travail, les pénuries d'équipages, etc.

La Loi inclut également le concept de risque pour la sécurité des opérations ferroviaires pour justifier l'accès des entreprises au contenu des enregistrements afin de répondre à un risque perçu. La réglementation identifie huit risques pour la sécurité des opérations, toutes émanant des travailleurs. Ce sont :

- un travailleur qui utilise un téléphone cellulaire lorsque les systèmes de communications radio ferroviaires habituels sont disponibles;

- un travailleur qui prend « une position de sommeil [...] pendant qu'il est en service »;

- un travailleur qui utilise un appareil de divertissement personnel pendant qu'il est en service;

- la présence d'une personne non autorisée dans la locomotive de commande;

- un travailleur qui consomme ou utilise des substances intoxicantes ou des drogues qui affaiblissent les facultés;

- un travailleur qui lit des documents non requis pour exécuter ses tâches pendant qu'il est en service et

- les travailleurs qui sont à portée de voix les uns des autres, mais qui ne communiquent pas verbalement entre eux, de manière claire et audible, les renseignements qu'ils sont tenus de communiquer verbalement conformément aux règles approuvées ou établies par le ministre des Transports.

La Loi utilise le terme dramatique de « risque » pour caractériser les actions des travailleurs pour justifier la répression et la criminalisation accrues de ceux-ci, ce que recherchent les transporteurs ferroviaires. En anglais, le terme utilisé est « menace » qui est encore plus fort.


Cet article est paru dans

Numéro 68 - Numéro 68 - 8 octobre 2020

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